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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 035 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 037 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 042 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 043 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 045 - Sainte-Sophie

Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 049 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 050 - Sainte-Sophie

Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 052 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 053 - Sainte-Sophie

Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 057 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 059 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 062 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 063 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 066 - Sainte-Sophie

Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 068 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 071 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 073 - Sainte-Sophie

Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 074 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 077 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 085 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 092 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 096 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 103 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 104 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 119 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 122 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 131 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 135 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 138 - Sainte-Sophie

Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

https://youtu.be/uw3UYdJaEFg

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Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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Tom­bouc­tou amai­grie et flottante

Tom­bouc­tou amai­grie et flottante

On lui avait pour­tant dit qu’il ne ser­vait à rien de se rendre à Tom­bouc­tou, qu’il n’y ver­rait rien que du sable et du désert, des mai­sons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple éponge mouillée suf­fi­rait à faire plier, mais le voya­geur est un bau­det, un ani­mal têtu qui ne s’at­tarde pas à écou­ter les mau­vais cou­cheurs, prompts à bri­ser les rêves d’a­ven­ture de celui qui ne peut faire autre­ment que de s’y accro­cher. Même si c’est la réa­li­té, il s’ac­croche, conti­nue, perce le mys­tère, quitte à se rendre compte qu’on avait rai­son, que tout n’y est que façade et mort, déla­bre­ment, fac­ti­ci­té. Au moins, voya­geur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont décou­ra­gé, alors qu’eux-mêmes n’y sont peut-être jamais allés et ont fini par com­pen­ser leur paresse par une manière d’ai­greur conta­gieuse. Écou­tez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous res­te­rez coin­cé dans votre cana­pé, entou­ré de votre magique quo­ti­dien. Écou­tez, et vous ne ferez plus rien.

Cepen­dant, l’im­pres­sion que laisse Tom­bouc­tou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beau­té des corps, des gras pâtu­rages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici com­mence l’Is­lam avec sa silen­cieuse séré­ni­té, sa décré­pi­tude : pas une culture, pas une irri­ga­tion, mal­gré le Niger à quelques kilo­mètres, pas un édi­fice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait éter­nuer comme du poivre, assèche et étouffe les pou­mons. Les pas feu­trés sur ce sable, qui amor­tit tout bruit, les mai­sons sans fenêtres, qu’on dirait for­ti­fiées, le vent cou­pant du désert, des têtes sinistres vous épiant der­rière les grillages de bois peint, der­rière les portes clou­tées comme des coffres-forts, les ter­rains vagues, les rues tor­tueuses, les entrées dis­po­sées en chi­cane et les places désertes où seuls quelques méha­ris reposent à l’ombre, gar­dés par un Toua­reg voi­lé, maigre comme un chèvre, la bouche bar­rée de noir, je n’ou­blie­rai plus cela.

Ne pas pou­voir oublier la pauvre rudesse de sa propre expé­rience. Vivre avec cela plu­tôt qu’a­vec les on-dit, voi­là ce qu’a fait Paul Morand, à la suite de René Caillé, en péné­trant Tom­bouc­tou la noire, la rebelle, Tom­bouc­tou entou­rée de ses mys­tères, de son voile d’im­pé­né­tra­bi­li­té. Capi­tale des déserts, capi­tale des Toua­regs pour­tant nomades, cette ville n’a ces­sé de fas­ci­ner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisé ren­ferment la plus grande col­lec­tion au monde d’é­crits sur l’Is­lam. Der­rière ses portes capi­ton­nées, on devine des richesses insoup­çon­nées, le charme des femmes au buste nu cares­sées par les doux cou­rants d’air dus aux miracles d’une archi­tec­ture pleine de recoins, ven­ti­lée, et pour­tant, dehors, il y a tant de sécheresse…
Il cite Félix Dubois qui vint ici en 1895 :

« L’ha­bi­tant trans­forme ses vête­ments et sa mai­son, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de tur­bans blancs […] en tis­su scin­tillant comme du mica, la popu­la­tion ne se coif­fa plus que de loques peu ten­tantes et de bon­nets sans prix. On s’at­ti­fa de vieux vête­ments étri­qués dont la mal­pro­pre­té était le seul orne­ment et n’é­veillait pas la ten­ta­tion. Dans leurs rares sor­ties, les femmes se cou­vraient d’é­toffes gros­sières et quit­taient leurs orne­ments d’or et d’ambre […]. Les habi­ta­tions se tra­ves­tirent comme leurs pro­prié­taires. On se gar­da de répa­rer quoi que ce soit ; mais à l’ex­té­rieur seule­ment. A l’in­té­rieur on conti­nuait la cou­tume de l’en­tre­tien annuel. Tout s’é­miet­tait par les rues, sauf les portes cepen­dant, ces portes bar­dées et si obs­ti­né­ment closes qui étonnent aus­si­tôt le voya­geur […]. Le même mys­tère s’é­ten­dit natu­rel­le­ment aux occu­pa­tions com­mer­ciales, on pro­fi­tait du moment où aucun Toua­reg n’é­tait signa­lé en ville pour aller trai­ter les affaires. »
Belles mai­sons déla­brées, portes cade­nas­sées même dans la jour­née, qui obligent le visi­teur à par­le­men­ter à tra­vers la ser­rure, riches dégui­sés en pauvres afin de ne pas éveiller l’at­ten­tion. J’ai déjà vu cela à Leningrad.

Rues pous­sié­reuses, ensa­blées, triste regard sur les cou­leurs qu’un ciel dément pul­vé­rise pour n’en faire que de la pous­sière, il est loin le temps où Tom­bouc­tou fai­sait rêver par la parole, par les men­songes véhi­cu­lés sur ses palais d’or et de pierres pré­cieuses. Il n’y a ici que le désert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’as­sez près. Les tré­sors ne se laissent pas sai­sir si faci­le­ment, il faut les méri­ter, savoir regar­der et infil­trer les rues sombres comme un mau­vais virus dans le corps de la cité.

Tom­bouc­tou est pétrie de la matière même du désert. Voi­ci la diane qui donne le réveil non seule­ment des casernes, mais de la ville, car celle-ci a gar­dé son aspect de place mili­taire ; tout y est pro­vi­soire et pri­mi­tif. Qui dirait que les Malin­kés ont régné ici au XIVè, les Toua­regs au XVè, les Son­ghaï au XVIè, les Maro­cains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les Tou­cou­leurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, cou­leur de la pous­sière de l’Écriture.

Paul Morand n’au­ra ces­sé de ne pas écou­ter les mau­vaises langues qui le dis­sua­dèrent de s’y rendre, sans quoi il per­drait son temps dans les rues déla­brées. A peine les arcades d’une meder­sa pour se rafraî­chir à l’ombre, à peine de quoi boire pour étan­cher une soif ardente, sau­ver sa langue pleine de sable… Pour­tant rien ne l’a fait recu­ler, rien n’a fait recu­ler en lui l’âme du voya­geur obs­ti­né, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime à pré­su­mer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre à terre que ça. Voyage vient de via­ti­cum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…

Toutes les cita­tions : Paul Morand, in Paris-Tom­bouc­tou, 1928. Robert Laf­font, col­lec­tion Bouquins.

Pho­to d’en tête © UNA­MID

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L’empire du laid… et de l’ignorance

L’empire du laid… et de l’ignorance

Jean-Pierre Filiu a rai­son et per­sonne ne doit perdre cela de vue : les des­truc­tions de Daech dans le musée de Mos­soul ont deux voca­tions. La pre­mière est de géné­rer un tra­fic d’œuvres d’art dont les recettes sont juteuses. La seconde est un outil de pro­pa­gande. Voi­ci ce qu’il dit dans une inter­view don­née à Libé :

Bien sûr, ces des­truc­tions font par­tie de leur pro­pa­gande. Leur mes­sage est clair : «Regar­dez, quand des musul­mans sont tués, per­sonne ne bouge, il n’y a aucune réac­tion. Mais dès que l’on tue des otages occi­den­taux ou que l’on détruit des sta­tues, tout le monde s’indigne.»

On s’in­digne de la des­truc­tion de ces œuvres car les auteurs de ces crimes paraissent encore plus bes­tiaux que lors­qu’ils mas­sacrent n’im­porte qui sans dis­cer­ne­ment. Dans cette niche se tapit notre impos­si­bi­li­té à réagir face à la plus sombre des tyran­nies et c’est toute une chape de plomb qu’on fait cou­ler sur les mil­liers de morts dont se rend cou­pable l’or­ga­ni­sa­tion isla­mique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on doit fer­mer les yeux lorsque des êtres humains qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y pénètrent pour tout sac­ca­ger. Per­son­nel­le­ment, ce qui m’in­ter­roge, c’est cet élan qui rase tout sur son pas­sage, qui n’a pour but que faire table rase du pas­sé et extir­per les popu­la­tions de leurs repères, dans lequel on ne peut voir (en dehors de la plus crasse des imbé­ci­li­tés) que la volon­té de domi­na­tion des peuples. En rasant leur his­toire, on rase leur pas­sé et on modi­fie leur ave­nir. Les peuples n’ont plus voca­tion qu’à deve­nir les ins­tru­ments de tarés congé­ni­taux qui ne pensent qu’à domi­ner le monde par les armes, au nom d’un Dieu des écrits qu’ils n’ont peut-être fait qu’ap­prendre par cœur, sans dis­cer­ne­ment, sans cri­tique. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose.

Hier soir, je lisais un texte court de Simon Leys, paru dans le Maga­zine Lit­té­raire (L’empire du laid, in Le bon­heur des petits pois­sons) il y a une dizaine d’an­nées et qui sous cou­vert d’être un tan­ti­net humo­ris­tique m’a appor­té un éclai­rage nou­veau qui n’est peut-être pas loin de dire quelque chose de vrai, et de surprenant :

Les vrais phi­lis­tins ne sont pas des gens inca­pables de recon­naître la beau­té — ils ne la recon­naissent que trop bien, ils la détectent ins­tan­ta­né­ment, et avec un flair aus­si infaillible que celui de l’es­thète le plus sub­til, mais ce n’est pas pour pou­voir fondre immé­dia­te­ment des­sus de façon à l’é­touf­fer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur uni­ver­sel empire de la lai­deur. Car l’i­gno­rance, l’obs­cu­ran­tisme, le mau­vais goût, ou la stu­pi­di­té ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’af­firment furieu­se­ment à chaque occa­sion, et ne tolèrent aucune déro­ga­tion à leur tyran­nie. Le talent ins­pi­ré est tou­jours une insulte à la médio­cri­té. Et si cela est vrai dans l’ordre esthé­tique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beau­té artis­tique, la beau­té morale semble avoir le don d’exas­pé­rer notre triste espèce. Le besoin de tout rabais­ser à notre misé­rable niveau, de souiller, moquer, et dégra­der tout ce qui nous domine de sa splen­deur est pro­ba­ble­ment l’un des traits les plus déso­lants de la nature humaine.

Ce serait donc bien dans ce qui dif­fère des repré­sen­ta­tions de son propre obs­cu­ran­tisme que se cache­rait cette navrante vague iconoclaste…

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Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (car­net de voyage en Tur­quie — 15 août) : La Cap­pa­doce vue des airs et les cités sou­ter­raines de Tat­la­rin et Derinkuyu

Bul­le­tin météo de la jour­née (jeu­di 16 août 2012) :

10h00 : 24°C / humi­di­té : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 19% / vent 15 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 30% / vent 4 km/h

Il est encore tôt lorsque j’ouvre les yeux. Le calme mati­nal de la Cap­pa­doce m’en­va­hit et creuse en moi un abîme de bon­heur sourd. Ni volets, ni rideaux, mon regard tombe sur les myriades de bal­lons qui enva­hissent la plaine dans la lumière du soleil levant. Un bal­let silen­cieux emplit le ciel rou­geoyant, des dizaines de bulles flot­tant dans un air frais, tan­dis que je reste la tête sur l’o­reiller à admi­rer la suc­ces­sion de pla­teaux de tuf qui s’é­tend à perte de vue sur l’ho­ri­zon. Je me suis endor­mi hier soir sur les pages d’A­min Maa­louf ; ce ne serait pas éton­nant que mes rêves aient vaga­bon­dé aux côtés de Saladin.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 001 - Ballons depuis la chambre

L’hô­tel est inté­gra­le­ment en pierre vol­ca­nique, une pierre à la fois rugueuse et cha­leu­reuse et je ne manque à aucun ins­tant de poser ma main des­sus pour en sen­tir la rugo­si­té. Je me fais cou­ler un bain chaud pour dérouiller mes muscles abi­més par la des­cente de la val­lée, avant de des­cendre déjeuner.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 003 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 008 - Çavuşin, la citadelle

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 010 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 016 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 018 - Çavuşin, le cimetière

Je me rends à Çavuşin, à quelques kilo­mètres seule­ment de la sor­tie de Göreme en pre­nant la route vers Ava­nos, avec la ferme inten­tion de mar­cher dans les grandes val­lées que l’on voit du ciel et dans les­quelles se cachent des petites églises creu­sées à l’é­cart du monde dans le tuf de la mon­tagne. C’est une ran­don­née qui s’en­vi­sage sur la jour­née, sur­tout si l’on veut prendre le temps. Je pen­sais, en ce mois d’août ren­con­trer pas mal de monde mais encore une fois, j’ai l’im­pres­sion d’être seul au monde. Je n’au­rai ren­con­tré dans la Güllü Dere (la val­lée aux roses, le mot dere dési­gnant plus le lit d’un ruis­seau assé­ché qu’une val­lée à pro­pre­ment par­ler) en tout et pour tout qu’un couple d’Al­le­mands avec leur môme dans leur pous­sette (inutile de dire qu’ils ont vite fait demi-tour…) et un couple de Fran­çais avec leur fils avec qui j’ai fait un bout de chemin.
Çavuşin, ça signi­fie pour moi un bourg pai­sible, une grande place avec une épi­ce­rie, des camions et des remorques pein­tur­lu­rés et sur les pare-brises, au-des­sus des poi­gnées de portes des voi­tures, sur les auto­col­lants des pare-soleil, une ins­crip­tion sup­po­sée atti­rer la chance, ici écrite en alpha­bet latin : Bis­mil­la­hir­rah­ma­nir­ra­him. Mais c’est aus­si la cita­delle, avec ses habi­ta­tions tro­glo­dytes, et tout en haut la basi­lique Saint-Jean Bap­tiste, qui a peut-être conte­nu un jour les reliques de l’A­gneau de Dieu… Peut-être… Cette par­tie de la ville était encore habi­tée jus­qu’en 1964, date à laquelle elle a été éva­cuée. En 1975, une grande par­tie de l’é­di­fice s’est effon­drée. Çavuşin c’est aus­si une petite mos­quée où j’ai rare­ment enten­du le muez­zin chan­ter et des petites églises dans la ville, ouvertes aux quatre vents, et des mai­sons grecques en pierre, déco­rées d’or­ne­ments en forme de coquillage ou d’é­toiles. Sur la grande place, lors­qu’on conti­nue le che­min sur la droite, on arrive en bor­dure d’un cime­tière, un très vieux cime­tière où par endroits ne sub­sistent plus que des stèles fichées en pleine terre, sans ins­crip­tions, ron­gées par le vent et la pous­sière, d’autres sont amar­rées sur la pente de la col­line, tour­nées vers La Mecque. Au milieu des tombes musul­manes, des stèles chré­tiennes sur­mon­tées d’une croix, dont une porte un nom pour­tant bien turc : Ali Kara mort en 1952. Ali le noir.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 021 - Çavuşin

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 022 - Çavuşin, le cimetière

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 028 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Cette val­lée porte le nom de Zin­danönü et mène vers les trois val­lées qui sont comme un Graal au terme de ce voyage ; Güllü Dere (la val­lée aux roses), Kızıl Çukur (le fos­sé rouge) et Mes­ken­dir. On y voit d’é­normes mame­lons ren­flés de tuf blanc, des pics, des cou­lées d’oxydes qui ont colo­ré la roche de roses et de verts. Je retourne sur mes pas pour aller cher­cher la voi­ture que j’ai lais­sée dans le centre pour la garer sur un immense par­king vide. Cela me vau­dra de faire une ren­contre sur­pre­nante avec la gen­dar­me­rie (jan­dar­ma) à mon retour.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 031 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 034 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 039 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 043 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 050 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses) - üç haçlı kilise (église des trois croix)

Je m’en­gouffre dans la val­lée ; il fait déjà chaud, le soleil est haut dans le ciel. Quelques arbres ché­tifs, des abri­co­tiers sur­tout, pro­mettent une ombre qu’il est de bon ton d’ac­cep­ter. Le che­min se rétré­cit, passe sous des arches de pierre creu­sées par la main de l’homme. J’ar­rive devant la pre­mière église, l’église des Trois Croix (Üç haçlı kilise), laquelle me laisse un peu per­plexe. En dehors d’un écri­teau, rien ne laisse pen­ser qu’on est ici au pied d’une église, laquelle n’est visible depuis le che­min que par la pré­sence d’une ouver­ture sur l’ex­té­rieur qui per­met de voir une immense croix insé­rée dans une man­dorle gra­vée au pla­fond, ouver­ture cau­sée par l’ef­fon­dre­ment d’une par­tie de la façade. L’ac­cès se fait par une pente ardue et c’est pra­ti­que­ment allon­gé sur le sol que j’ar­rive à esca­la­der en met­tant les pieds dans les encoches. J’a­voue ne pas être tota­le­ment ras­su­ré et la pers­pec­tive de tom­ber cinq mètres plus bas ne m’en­chante guère, mais le spec­tacle en vaut la peine. A l’in­té­rieur, ce sont des gra­vures datant du VIIè siècle et des pein­tures ulté­rieures (fin IXè siècle) qui ornent ses parois, notam­ment une vision triom­phante du Christ, entou­rée de ché­ru­bins tétra­morphes et de séra­phins, des élé­ments au plus proche de la tra­di­tion paléo­chré­tienne et byzan­tine. C’est un tra­vail d’une rare finesse, ron­gé par le temps, abî­mé par des mains indé­li­cates, hos­tiles à l’i­ma­ge­rie chré­tienne. L’im­pres­sion d’être coin­cé dans ce lieu tota­le­ment impro­bable, iso­lé du monde, donne une belle idée de la manière dont vivaient reclus les moines qui habi­tait ces trous de sou­ris pour se pro­té­ger de leurs per­sé­cu­teurs. Dans cette val­lée pas com­plè­te­ment iso­lée au final, on trouve des ter­rasses culti­vées, des ceps de vignes taillés, des petits abri­co­tiers, tout un monde de cultures à l’a­bri du vent dans ces édens naturels.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 054 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 061 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 063 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Je des­cends de l’é­glise par le gou­let et manque de déva­ler plus vite que pré­vu, mais heu­reu­se­ment que j’ai de bonnes chaus­sures. Un peu plus loin se trouve une autre église, l’église Saint-Jean (Ayvalı kilise), mais elle est mal­heu­reu­se­ment fer­mée en ce moment pour res­tau­ra­tion. Le val­lon se referme, le che­min devient de plus en plus étroit. Il y a des pigeon­niers par­tout, et cer­taines falaises montrent des striures qui laissent pen­ser que des ouver­tures ont été creu­sées, mais rien n’est moins certain.
Le guide bleu dit qu’on peut faire demi-tour pour atteindre la val­lée sui­vante, ou alors prendre le che­min de crête pour arri­ver de l’autre côté. C’est ici que je tombe sur un couple de Fran­çais avec leur fils d’une ving­taine d’an­nées, visi­ble­ment pas très content d’être là, qui se deman­daient s’ils allaient faire demi-tour ou ten­ter la crête. Lui regarde vers le haut et estime que c’est pos­sible. Elle, pas très spor­tive, me dit que son mari a l’ha­bi­tude de faire des treks et qu’il est content dès que ça grimpe. Le fils, lui, est beau­coup plus sur la réserve, et il souffle comme un ado à qui on demande de se lever un dimanche matin, et ne se voit pas du tout grim­per. Allez, on va faire un bout de che­min ensemble. On s’en­traide pour grim­per dans les endroits les plus glis­sants, on se donne la main et on finit par se rendre compte qu’en étant mon­té si haut, on ne pour­ra plus redes­cendre de ce côté-là. Quitte ou double. D’au­tant que je n’ai pas vrai­ment l’im­pres­sion que le che­min soit si pra­ti­cable que ça. Tant pis, on y est. Le che­min devient de plus en plus étroit et raide, les gra­villons glissent sous les chaus­sures. Lui monte à toute vitesse et der­rière je traîne la patte pour essayer de le suivre. Une fois qu’il est sur la crête, il estime qu’on peut redes­cendre faci­le­ment de ce côté. On attend sa femme et son fils qui peinent. Une fois arri­vé en haut, j’ai une sur­pre­nante vision, à la lisière de ces deux val­lées, je vois devant moi toute la plaine de Göreme. Je reste là quelques ins­tants et nous déci­dons avec les autres de nous sépa­rer. Lui a envie de trot­ter, moi j’ai juste envie de prendre mon temps dans ce décor à cou­per le souffle, d’au­tant qu’un petit vent me rafrai­chit après la mon­tée. Je ne sais pas com­bien de temps je reste assis là, sur la crête, avant de redes­cendre, mais je me laisse enva­hir par la dou­ceur de cet air, de la fra­grance d’herbes incon­nues et rares, et sur­tout le silence… Un silence incom­pa­rable, mys­tique, presque d’ins­pi­ra­tion divine. Je com­prends pour­quoi des hommes sont venus jus­qu’i­ci pour se reti­rer du monde.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 067 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 069 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 074 - Çavuşin, Güllü Dere (vallée aux roses)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 076 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 079 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Il faut bien redes­cendre main­te­nant. Je pen­sais que ce serait plus simple de mon­ter, mais ce n’est qu’une blague… alors que les Fran­çais sont des­cen­dus comme s’ils avaient un train à prendre, je me rends compte que je n’ar­ri­ve­rai pas à aller au même rythme. Je des­cends quand-même une par­tie des gou­lets sur les fesses tel­le­ment ça glisse. Et puis soyons hon­nête, je suis un peu pris par le ver­tige… La val­lée s’ouvre à nou­veau, cer­tains endroits sont lit­té­ra­le­ment brû­lés par le soleil, il n’y a plus que de l’herbe sèche, des cailloux qui roulent sous les chaus­sures, pay­sage qui s’ef­frite sous mes pas et que je contri­bue lar­ge­ment à éro­der. J’i­ma­gine sans dif­fi­cul­té ce que repré­sen­te­rait une averse dans ce pay­sage. L’eau qui n’est pas absor­bée par le soleil doit ruis­se­ler en tor­rents dans les gou­lets et se concen­trer dan­ge­reu­se­ment. Dans cette val­lée au nom évo­ca­teur, le fos­sé rouge (Kızıl Çukur), les falaises prennent des teintes colo­rées étranges, de rouge, de jaune vif cou­leur de souffre, de vert tendre, de rose doux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 080 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 083 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 087 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Ici et là, on trouve des croix taillées dans les parois de la roche, des ouver­tures creu­sées pour conte­nir une simple pièce minus­cule dont on peut se poser la ques­tion de l’usage.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 097 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 100 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 102 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Je prends tout mon temps pour des­cendre et admi­rer ce pay­sage sen­sa­tion­nel… pour tom­ber sur un bar… Après cette des­cente impro­bable, tom­ber sur un bar avec une ter­rasse où se pré­lassent quelques per­sonnes, dont les Fran­çais, en train de siro­ter un jus d’o­range et de pam­ple­mousse à l’ombre d’un para­sol, cela a quelque chose de sur­réa­liste. Le type qui monte ici à pied ses caisses de fruits me demande d’où je viens. Quand je lui dis que je suis pas­sé la crête, il me féli­cite mais me dit qu’un che­min en contre­bas est beau­coup plus facile pour relier les deux val­lées. D’un côté, je me mau­dis, mais de l’autre, je n’au­rais pas vu ce superbe spec­tacle à che­val entre les deux val­lons. Je lui prends un grand jus et lui demande s’il connaît le che­min pour aller voir la Direk­li Kilise, une des plus belles églises de la val­lée, mais qui reste appa­rem­ment dif­fi­cile à trou­ver. Il me dit qu’un Fran­çais lui en a deman­dé le che­min un peu plus tôt, mais il était tel­le­ment aimable qu’il l’a envoyé dans une autre direc­tion. Il est en train de me dire que je suis plus aimable que l’autre et que peut-être je mérite de voir ça… Je ver­rai bien une fois sur place ce qu’il pen­sait de moi.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 104 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 105 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 106 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 107 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 109 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 112 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - haçlı kilise (église à la croix)

Avant de repar­tir, je prends le temps de visi­ter la petite église qui sur­plombe le bar, Haçlı kilise (église à la croix) où l’on trouve une très belle abside en forme de quart de sphère et des pein­tures excep­tion­nel­le­ment conser­vées. Une énorme croix est gra­vée au pla­fond de la nef. Je redes­cends le che­min en pre­nant soin de bien suivre les expli­ca­tions du tenan­cier du bar. Des pans entiers de rochers se sont effon­drés, lais­sant place à des creux taillées, des pièces désor­mais éven­trées, expo­sées aux quatre vents, patri­moine irré­cu­pé­rable qui va s’é­teindre avec la val­lée. De nom­breux pigeon­niers par­courent les falaises à des hau­teurs hal­lu­ci­nantes et on a du mal à s’i­ma­gi­ner com­ment font les pro­prié­taires pour aller récu­pé­rer la fiente qui ser­vi­ra d’en­grais. Cer­tains sont peints de très jolis motifs arabes, quelques mots écrits à la pein­ture verte, cou­leur de l’is­lam, achèvent de don­ner un air tendre à ces petites niches. Des damiers, des fleurs, des motifs cir­cu­laires, contournent l’in­ter­dic­tion des repré­sen­ta­tions humaines ou ani­males dans l’art de l’islam.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 118 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 124 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 129 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 137 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 145 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 146 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 147 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 149 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 150 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Direkli Kilise (église aux colonnes)

En conti­nuant ma des­cente, j’ar­rive devant l’é­glise superbe. De dehors, une simple falaise, quelques ouver­tures, rien qui ne laisse sup­po­ser le tré­sor qui se trouve der­rière la paroi ; une église blanche, toute blanche, imma­cu­lée, plon­gée dans l’obs­cu­ri­té des siècles. Ici, aucune fresque, pas un seul récit biblique des­si­né sur les murs, mais des colonnes ! Plus récente que les autres, elle a été construite en pleine période ico­no­claste et c’est la rai­son pour laquelle aucune image n’y figure. L’es­pace déga­gé est immense au vu de la struc­ture de la roche. Une colon­nade monte sur deux étages, avec des fenêtres don­nant sur l’ex­té­rieur. Cette église aux colonnes (Direk­li Kilise ou Sütun­lu Kilise) est un tel bijou qu’on pour­rait sans com­plexe lui don­ner le titre de cathé­drale de Cap­pa­doce ! L’im­pres­sion d’es­pace du lieu, sa blan­cheur, sa lon­gueur, font de ce lieu un havre de paix incroyable, à des kilo­mètres de la vie des hommes. Un cou­rant d’air mys­tique me par­court l’é­chine, une sorte d’ex­tase sen­suelle qui me dit de ne plus par­tir d’i­ci. La magie opère com­plè­te­ment. Dehors il fait chaud, et ici il fait si bon que je me repose un peu avant de reprendre la route. Je me sens comme un pèle­rin sur la route de Jéru­sa­lem, érein­té par la route, mais tel­le­ment heureux.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 139 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 142 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 159 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 164 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 167 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 170 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Au dehors, ce ne sont que pigeon­niers peints… A ma grande sur­prise, sur l’un deux, je vois des­si­né un che­val, et un homme !!! C’est à peine croyable ! Et puis sur un autre, un oiseau et un homme et une femme se fai­sant face ! Je n’en reviens pas. Cer­taines églises ont vu les visages de leurs repré­sen­ta­tions bif­fés, sca­ri­fiés, effa­cés, et ici dehors des musul­mans peignent des êtres humains sur leurs pigeon­niers… Je sou­ris à cette idée par­fai­te­ment… ico­no­claste. Plus loin, je tombe sur une église effon­drée. Ici c’est sur quatre étages que sont construites les colon­nades !!! Les hommes n’ont pas man­qué d’au­dace. Les bâtis­seurs (ou plu­tôt les exca­va­teurs) se sont sur­pas­sés dans ces chefs‑d’œuvre sou­ter­rains… Plus j’a­vance vers le début de la val­lée, plus il y a d’ombre, de plus en plus d’a­bri­co­tiers s’en­che­vêtrent dans la val­lée étroite. Des pieds de vigne portent sur eux de petites grappes d’un rai­sin sombre. La falaise fait des vagues blanches cré­meuses, et cer­taines me font pen­ser à des mon­tagnes de polen­ta… La falaise haute est creu­sée de cen­taines de trous. La fin de la val­lée est lar­dée de cônes de tuf.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 176 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge) - Pigeonniers

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 182 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 187 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 197 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 208 - Çavuşin, Kızıl Çukur (vallée rouge)

J’ar­rive au bout de ma ran­don­née, épui­sé, un peu triste presque de voir cet épi­sode se ter­mi­ner, tel­le­ment il fut intense et riche en émo­tions spi­ri­tuelles. Je n’au­rai pas le temps de visi­ter la troi­sième val­lée (Mes­ken­dir) qui vaut appa­rem­ment le coup aus­si avec son tun­nel et l’é­glise aux rai­sins (Üzümlü Kilise). Mais rien ne m’empêchera de reve­nir un jour accom­plir une seconde fois cette ran­don­née magique. Je rejoins ma voi­ture, seule sur le par­king, je jette mon sac sur le siège pas­sa­ger, délace mes chaus­sures pour chan­ger de chaus­settes et his­toire de m’aé­rer les pieds. J’en­tends une voi­ture s’ar­rê­ter à côté de moi, les por­tières claquent, bruits de chaus­sures… En rele­vant le nez, je suis sur­pris de voir un uni­forme. Deux types armés, ran­gers et béret, me parlent en anglais. Sur le 4x4 qui est garé à côté est écrit en blanc « Jan­dar­ma ». C’est votre voi­ture ? Je lui répon­drai bien quelque chose, mais non, je la joue humble, mieux vaut ne pas rigo­ler avec eux. Il me demande les papiers de la voi­ture. Évi­dem­ment je ne sais pas où ils sont, mais j’es­saie quand-même le pare-soleil ; ils tombent sur le siège. Après avoir regar­dé l’é­tat des pneus d’un air dis­trait, il me tend les papiers en me disant de ne pas garer ma voi­ture ici, il y a des voleurs qui s’en prennent aux voi­tures iso­lées. Je ne dis rien mais la voi­ture est pas­sa­ble­ment pour­rie, c’est un tacot, une Renault Sym­bol (oui, je sais) hors d’âge, c’est une voi­ture de loca­tion imma­tri­cu­lée à Deniz­li et je n’y avais rien lais­sé du tout. Mais je les remer­cie et leur dit que de toute façon j’ai fini ma jour­née, que je rentre. Ils me saluent en tou­chant leur béret et je ne demande pas mon reste.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 212 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 214 - Avanos

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 215 - Avanos

Je file vers Ava­nos où je me pro­mène un peu dans le ville et où je retrouve les Fran­çais, dou­chés, chan­gés, en train de boire une Efes Pil­sen à la ter­rasse d’un café. Per­son­nel­le­ment je sens la trans­pi­ra­tion et j’ai de la pous­sière par­tout col­lée sur la peau, les chaus­sures dans un état lamen­table ; ma jour­née n’est pas ter­mi­née. Je passe voir Meh­met dans son ate­lier ; il m’offre un thé. Son fils Oğuz est en train de creu­ser des motifs à main levée dans la terre “consis­tance cuir” des pho­to­phores qui seront bien­tôt cuits.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 217 - Bayramhacı

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 218 - Bayramhacı

Quelque chose a atti­ré mon atten­tion sur le guide tou­ris­tique. A quelques kilo­mètres de là, on trouve des sources chaudes situées dans un com­plexe ther­mal, dans une toute petite ville por­tant le nom de Bay­ram­hacı. Je n’ai pour me repé­rer que les vagues indi­ca­tions du guide. Le GPS n’est pas aus­si fin pour trou­ver l’en­droit et la nuit com­mence à tom­ber. Par chance, l’en­droit est ouvert tard le soir. Je m’en­fonce dans le pay­sage lunaire à l’est d’A­va­nos, sur la route qui se dirige vers Kay­se­ri. La route est nue, plate, elle ne dit rien qui vaille. Tout ici me semble étran­ger, ne res­semble à rien de ce que je connais et l’i­dée de m’é­car­ter des routes prin­ci­pales pro­voque tou­jours chez moi une sorte d’an­goisse qui me décom­pose de l’in­té­rieur. Mais il me semble que j’aime cette sen­sa­tion puisque je la recherche, je me nour­ris de mes propres peurs et les trans­cende à chaque fois en pas­sant à l’acte. Ce n’est pas une angoisse blo­quante, mais la sen­sa­tion de se construire grâce au saut dans l’in­con­nu. Un simple pan­neau sur le bord de la route indique la direc­tion de Bay­ram­hacı et me fait tour­ner brus­que­ment. C’est une route pous­sié­reuse qui finit par se réduire à un simple che­min de terre. Le gou­dron dis­pa­raît tout bon­ne­ment sous les roues de la voi­ture. Le pay­sage change du tout au tout. Sur l’autre rive de ce qui me paraît être au pre­mier abord un lac se trouve un pay­sage lunaire, un pla­teau de tuf colo­ré. En fait, je vais me rendre compte assez vite que c’est une rete­nue d’eau arti­fi­cielle assez récente. Tel­le­ment récente qu’elle n’ap­pa­raît pas sur les cartes d’é­tat-major, mais seule­ment sur les pho­tos satel­lites. Le jour tombe, ren­dant l’at­mo­sphère du lieu impro­bable. Je conti­nue ma route et arrive dans le petit bourg de Bay­ram­hacı, à l’en­trée duquel se trouve un cali­cot au-des­sus de la route : Bay­ram­hacı Köyüne Hoş Gel­di­niz (Bien­ve­nue dans le vil­lage de Bay­ram­hacı). La ville est toute blanche, abso­lu­ment déserte, les mai­sons de pierre blanche, des mai­sons grecques, sont ornées de grilles en fer for­gé peint en bleu. Rien n’est indi­qué, il n’y a de pan­neaux nulle part, si ce n’est pour indi­quer des direc­tions qui me semblent presque fan­tai­sistes. J’ar­rive à la porte d’un hôtel qui pour­rait bien être ma des­ti­na­tion, mais tout semble fer­mé. L’en­droit ne manque pas de charme, il donne sur le lac et après un bon rafrai­chis­se­ment pour­rait avoir du charme. Le pro­blème c’est l’i­so­le­ment. Il faut vrai­ment se perdre pour arri­ver ici. Mais je ne désarme pas, je conti­nue de cher­cher et je finis par trou­ver un pan­neau qui indique (un comble dans un endroit aus­si recu­lé) Hot Springs. C’est un grand bâti­ment peint en jaune au bout de la route. Un chien m’ac­cueille en aboyant. Je prends un sac dans lequel je mets mon maillot de bain et une ser­viette et je me dirige vers la bâtisse.

Un type m’ac­cueille dans un anglais bal­bu­tiant et me fait payer le droit d’en­trée. 5TL. Il me dit que les cabines se trouvent au bord du bas­sin et me laisse entrer. C’est une immense pis­cine où nagent une dizaine de Turcs. Nagent ou bar­botent plu­tôt. Évi­dem­ment, tous les regards se tournent vers moi. Sou­rire. Je m’en­gouffre dans la cabine et je mets mon maillot de bain. Il com­mence à faire un peu frais. Der­rière le mur, on a une vue superbe sur le lac, le vil­lage tout blanc et sa mos­quée au mina­ret jaune qui pour­fend le ciel. Un pay­sage sublime vu d’un lieu impro­bable. Le bas­sin est divi­sé en deux par­ties ; un bas­sin à 35°C, l’autre, plus grand à 30°C. Se détendre là après une bonne jour­née de marche, c’est appa­rem­ment une idée que je ne suis pas le seul à avoir eu puisque peu de temps après, une dizaine de jeunes Fran­çais (et de Fran­çaises) enva­hit le bas­sin. C’est cer­tai­ne­ment le seul endroit du coin où les femmes sont accep­tées dans le même espace que les hommes. Bien évi­dem­ment, cela n’é­vite en rien aux hommes de se rin­cer l’œil au contact des belles étran­gères et je soup­çonne que le lieu soit répu­té pour ça.

A l’in­té­rieur du bâti­ment se trouve le ham­mam. Un car­ré car­re­lé de plaques de ce très beau marbre blanc qu’on trouve par­tout s’ouvre sur un bas­sin noir dont on ne voit pas le fond, ce qui le rend assez inquié­tant. Une forte odeur d’œuf pour­ri prend à la gorge, ce qui est signe que les sources sont char­gées en souffre. L’en­droit est étrange, énig­ma­tique. On s’at­ten­drait presque à voir sur­gir de là une bête vis­queuse venant des entrailles de la terre. Il y a deux hommes au bord de la pis­cine, qui me regardent. J’es­saie de ras­sem­bler toute la digni­té dont je suis capable en entrant tout dou­ce­ment dans l’eau dont la tem­pé­ra­ture oscille en 40 et 45°C, mais à un moment, je dois lâcher quelques mots de fran­çais, du style “putain qu’elle est chaude…” puisque le type le plus jeune me dit : « Vous êtes Français ? »
— Oui ! La sur­prise doit se lire sur mon visage. Vous aus­si, lui demandé-je ?
— Non, nous sommes Belges. Je vous pré­sente mon père, Mehmet.
Je dois avouer que je suis un peu sur­pris. Tous les deux vivent en Bel­gique, ils sont venus pas­ser leurs vacances ici, et le fils m’ex­plique qu’ils viennent sou­vent ici, lui depuis qu’il est tout petit, et qu’un peu plus haut, il y a une autre source chaude où l’eau jaillit à plus de 60°C. Le père ne parle pas un mot de fran­çais, pas plus qu’il ne parle fla­mand. Le fils me demande si j’ap­pré­cie les Turcs, ce à quoi je réponds que je les trouve tel­le­ment gen­tils… Et je rajoute qu’ils sont tel­le­ment plus agréables que les Français.
— Ça, ce n’est pas très com­pli­qué… me dit-il en se marrant.
— Je suis bien d’ac­cord avec vous. J’ai par­fois honte de dire que je viens de France de peur qu’on me mette une éti­quette “pas aimable” dans le dos.
Nous res­tons là à dis­cu­ter au bord de la pis­cine où la cha­leur est dif­fi­ci­le­ment supportable.
Je retourne prendre un peu le frais dans la pis­cine exté­rieure, je prends mon temps, je flotte, je fais des bulles. Le temps s’est arrê­té dans cette pis­cine chaude, per­due au milieu de la Cap­pa­doce. La nuit est tom­bée désor­mais. Je retourne faire un tour dans le ham­mam ; le fils et son père sont par­tis, ils ont été rem­pla­cés par deux hommes et un bébé. Je ne sais pas pour­quoi mais le plus grand des deux me parle tout de suite en fran­çais. Celui-ci vient de Trappes, dans les Yve­lines. C’est bien le comble ça, de retrou­ver un Turc qui vit à côté de chez moi. Il m’ex­plique qu’il met deux jours à venir ici en voi­ture et qu’il passe par la Grèce désor­mais et arrive en bateau, ça lui revient moins cher que de pas­ser par la route, car dans ce cas il tra­verse la Bul­ga­rie et n’ar­rête pas de se faire racket­ter par les auto­ri­tés. Son frère est en train de man­ger un fruit sur le bord de l’eau, alors que le soleil n’est pas encore cou­ché et que le muez­zin n’a pas encore fait l’ap­pel à la rup­ture du jeûne. Il me dit qu’il n’y a que les vieux qui font le ramadan…

Je finis de faire trem­pette dehors, sous un ciel étoi­lé et les puis­sants halo­gènes qui éclairent la pis­cine. Les fran­çaises nagent tan­dis que les Turcs tentent de les imi­ter en bavant… C’est assez drôle de les regar­der se côtoyer dans cet endroit. La situa­tion est assez coquasse. Main­te­nant qu’il fait nuit, je retourne sur Ava­nos où je cherche un endroit pour dîner. Sur la route, je passe devant un pan­neau qui indique le pas­sage de tor­tues… Je trouve un petit res­tau­rant encore ouvert, Ava­nos Top­kapı Res­to­ran, à la déco­ra­tion vert anis, où flotte une bonne odeur de viande mari­née et grillée. Le corps déten­du, fati­gué, j’en­gouffre un Ada­na Kebap savou­reux avec un verre de thé.

Turquie - jour 21 - Vallées de Cappadoce  - 220 - Avanos de nuit

La ville est calme le soir, il fait doux dans ces mon­tagnes. Le pont qui tra­verse le Kızılır­mak est illu­mi­né de bleu et la belle mos­quée toute neuve res­plen­dit dans la nuit. Il est tard, je suis rom­pu. A l’hô­tel, c’est Abdul­lah qui tient la récep­tion. Il me demande d’at­tendre cinq minutes et revient avec un sou­rire énorme et une assiette de pas­tèque cou­pée en mor­ceaux. Nous man­geons ensemble notre pas­tèque sur le bal­con, sous le ciel déli­cat de la Cap­pa­doce, heu­reux comme s’il venait de neiger…

Voir les 221 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul 

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L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux est un vrai tré­sor issu des échanges liés à l’his­toire médi­ter­ra­néenne. Elle est men­tion­née par le moine béné­dic­tin Dom Michel Féli­bien dans son His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France, en  1706, mais bien aupa­ra­vant, on retrouve trace de cet objet déjà aux pre­miers temps de l’é­di­fi­ca­tion de la basi­lique puisque dans les œuvres-mêmes de l’ab­bé Suger, on en retrouve men­tion, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vrai­ment d’où elle vient, ni dans quelles condi­tions elle est arri­vée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus pro­ba­ble­ment volée ou sor­tie d’E­gypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son cou­vercle en or, faus­se­ment de style orien­tal puis­qu’on sait de source sûre qu’il a été fabri­qué en Ita­lie, c’est que l’ob­jet a voya­gé jus­qu’à Saint-Denis en pas­sant par un ate­lier d’or­fè­vre­rie de haut rang, cer­tai­ne­ment dans le sud du pays. Orné de fili­granes tor­sa­dés, de rosettes et de minus­cules entre­lacs de type « ver­mi­cel­li », ce cou­vercle épouse l’ouverture en amande du bec ver­seur et « chris­tia­nise » l’objet. (source Qan­ta­ra)

L’his­toire de son arri­vée jus­qu’à Saint-Denis demeure un mystère.

Aiguière aux oiseaux - Musée du Louvre - cristal de roche

Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cris­tal de roche (Mr 333)

Ce qui fait de cet objet une rare­té, c’est non seule­ment sa matière, puis­qu’il a été réa­li­sé dans du cris­tal de roche, d’un seul bloc. De dimen­sion modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réa­li­sé sur son flanc en forme de poire repré­sente des oiseaux sty­li­sés enrou­lés autour de motifs flo­raux d’ins­pi­ra­tion per­sane. Même l’anse n’est pas rap­por­tée et fait par­tie du même bloc. La voir ain­si tou­jours soli­daire du corps prin­ci­pal plus de 1000 ans après sa créa­tion en fait une pièce tout-à-fait excep­tion­nelle, même si la par­tie supé­rieure taillée en ronde bosse repré­sen­tant cer­tai­ne­ment un oiseau ou un bou­que­tin, située sur le haut de l’anse a disparu.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France - détail

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France — détail

La tech­nique uti­li­sée par les artistes cai­rotes de la période fati­mide est une taille par abra­sion par des maté­riaux per­met­tant une grande pré­ci­sion (sable et dia­mant) dans une pierre d’une dure­té de 7 (le dia­mant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au pre­mier coup d’œil, la pièce de cris­tal de roche est creu­sée de l’in­té­rieur, évi­dée par abra­sion, ce qui repré­sente un tra­vail de longue haleine et de pré­ci­sion. A son point le plus fin, l’é­pais­seur au col n’est que de 3mm et il aura fal­lu à l’ar­tiste pas­ser un outil dans un gou­let de moins de 2cm de large. On remarque aus­si que la symé­trie de la pièce n’est pas par­faite, cer­tai­ne­ment parce que l’ar­tiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.

La période de fabri­ca­tion remonte très cer­tai­ne­ment au der­nier quart du Xè siècle et elle porte au col une ins­crip­tion en cou­fique signi­fiant “béné­dic­tion, satis­fac­tion et [mot man­quant] à son pos­ses­seur”. Source Wiki­pe­dia.

On retrouve la men­tion de la pré­sence de cet objet dans le tré­sor de Saint-Denis sur cette gra­vure de Dom Michel Féli­bien, sous le nom de vase d’A­lié­nor, mais on recon­naît bien sa forme, l’oi­seau et le bec, ain­si que son cou­vercle en or por­tant chaînette.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France

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