Jun 14, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
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Bulletin météo de la journée (samedi 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humidité : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humidité : 54% / vent 22 km/h
C’est aujourd’hui le dernier jour du ramadan (ramazan), un jour vécu à la fois comme une libération et comme un renouveau, après un mois lunaire éprouvant pour les corps et les esprits, un mois censé mettre son âme à l’épreuve et purifier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’astreignent à ne pas manger et surtout à ne pas boire pendant ces longues journées torrides. Ramadan, c’est aussi l’occasion de se retrouver tous ensemble dans la rue et partager ensemble dans une ambiance chaleureuse son repas dès lors que le muezzin a commencé sa longue complainte, qui sur l’hippodrome, entre Sultanahmet Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éternité qui transperce le cœur et donne la chair de poule, malgré la sueur qui continue de dégouliner sur mon corps et la chaleur insensée. Je regardais hier soir les belles femmes endimanchées (ou plutôt enramadanées) dans leurs manteaux longs traînant par terre, boutonnés jusqu’au col dans lequel est coincé un foulard serré qui leur enserre le visage. Comment supporter la chaleur dans ces conditions ? Certaines sont visiblement à l’aise financièrement, mais on sent clairement le poids de la tradition ; ce n’est pas ici que traîne la jeunesse stambouliote émancipée.
Il fait nuit, une nuit noire, mais certainement pas calme. Les minarets de Sultunahmet, tendus comme des chandelles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’entends comme un craquement dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muezzin entame sa longue plainte en suppliant le nom d’Allah. Le nez dans l’oreiller, un œil à moitié ouvert, il ne me viendrait jamais à l’idée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, malgré l’heure, malgré la fatigue et je me rendors avant que les derniers mots soient prononcés.



Avant d’aller déjeuner, je m’installe quelques instants sur le toit d’hôtel où personne ne vient, le soleil a déjà commencé à chauffer le zinc des toitures sur lesquelles les pattes des corbeaux (kuzgun) grincent dans un petit cliquetis désagréable. Le monde s’arrête ici, comme dans tous les lieux sur lesquels je me suis reposé pendant ce voyage. Je me sens vidé, incapable d’en absorber davantage ; la coupure devient inévitable. Marmara brûle à main droite, laissant pantelantes les silhouettes des cargos qui attendent leur tour pour franchir le Bosphore, dans un air mâtiné des traces de gas-oil consumé. Sultanahmet Camii, à main gauche et du haut de ses six minarets, flamboie comme une armée de lances au lendemain de la victoire et malgré sa pierre grise et sombre, renvoie une lumière aveuglante qui fait pleurer mes yeux fatigués.


J’irai voir ce matin le tombeau de celui qui a donné son nom à la grande Mosquée Bleu, le Sultan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et derrière la fontaine. Il était encore en travaux la dernière fois que je suis venu et je m’engouffre dans ce mausolée spacieux où reposent le Sultan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cercueils recouverts de feutrine verte et à la tête desquels se trouvent les turbans blancs indiquant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs dessinés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visité les tombeaux qu’on peut voir dans l’enceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…


Mais je repère quand-même quelques douceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majestueuse me donne à voir des étoiles de bois incrusté d’ivoire et de nacre, dans un mélange étonnant de couleurs simples, primitives, associé au cuivre des poignées et des gonds, des serrures et des ornements. La céramique d’Iznik commence à me sortir par les yeux, même si je reconnais que la multiplicité des motifs m’impressionne à chaque fois un peu plus, surtout depuis que je sais que les vrais carreaux authentiques sont fabriqués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des tonnelles de la ville méditerranéenne. Pas moins de vingt-sept opérations sont nécessaires pour produire ces motifs à la simplicité enfantine.
Pour ce dernier jour, j’ai décidé de visiter à nouveau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incompréhensible. La plus grande église du monde en dehors du monde chrétien est une ode aux croyances barbares, un lieu saint qui a survécu aux hommes, aux religions, aux tremblements de terre — qui sait pour combien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syndrome de Jérusalem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle religion il est question, je me sens comme envahi par une force qui me dépasse et me laisse pantelant sur le bas-côté, vidé de ma substance au profit de quelque chose que je ne peux contrôler et dont la puissance m’étreint. C’est peut-être ce que Mircea Eliade appelle le sacré. Vivre des épiphanies qui ressemblent à des orgasmes spirituels à chaque coin de rue n’est pas donné à tout le monde. Certains en sont même morts dans d’atroces souffrances.


Sous le soleil écrasant, les dômes de plomb du hammam Haseki Hürrem sont d’une grisaille époustouflante, les petits bubons de verre étincelant sur cette pesante carapace. Au pied de la plus grande église du monde chrétien oriental, les empiètements des minarets paraissent comme les pieds gigantesques d’une statue d’empereur romain que le temps aurait façonné jusqu’à ce qu’on n’en voit plus que l’armature. L’ingéniosité de cette architecture qui transforme une base carrée en tour ronde dans une douceur de baklava est là le véritable génie de ceux qui ont dessiné la beauté de cette Istanbul ottomane. La brique rose dans l’ombre du bâtiment semble fraîche comme des biscuits de Reims dans une charlotte à la framboise, mais ce n’est qu’une illusion. Le soleil écrase tout.



Dans le jardin qui entoure l’église, je m’attarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autrefois les alentours et qui, recouverts par une terre tassée par les années de conquête, ont été préservés des saccages. Sur certains d’entre eux, on peut encore voir gravé le nom de Théodose, l’empereur bâtisseur et dernier empereur romain à avoir régné sur l’Empire d’Orient unifié. Des colonnes au chapiteau sculpté dans un style corinthien pur se retrouvent affublées sur leur fut d’une croix latine, absurdité complète qu’on ne voit qu’ici.




L’effet est toujours le même quand on rentre dans l’église, ou non, il est à chaque fois amplifié, parce qu’on s’attend à ce qu’on va y trouver. Une ambiance barbare, brute, sauvage, l’élément le plus représentatif de l’art byzantin dans toute sa splendeur, en terre musulmane de surcroît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y comprend plus rien, si tant est qu’on tente de percer le mystère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lancer un avertissement. Son imposante stature écrase celui qui entre ici. Misérable vermisseau, prosterne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas rester trop longtemps ; personne ne songerait à tambouriner dessus pour l’ouvrir. Certaines portes latérales du narthex ne sont plus de style byzantin mais présentent une forme d’ogive telle qu’on en voit sur les bâtiments ottomans. Qui brouille ainsi les pistes ?



Dans ce narthex déjà parcouru, mon regard se perd dans les marbres colorés, veinés comme une peau diaphane sous laquelle on verrait le sang couler alors que ce sont certainement des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répandus suite aux querelles des images et aux invasions successives… Sous les pilastres bordés d’une frise florale représentant certainement des vignes, symbole christique par excellence, ce sont des plaques incrustées de couleurs qui déjà annoncent les volutes florales des céramiques d’Iznik, les contours des portes sont capitonnés de gros clous de bronze, censés tenir la structure pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient parfaitement en place. Sur une porte en bronze, un vase contenant deux feuilles stylisées et confrontées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits carreaux dorés, recouvrant savamment les renflements de la structure, s’ornent parfois de feuilles enroulées, motifs qui alternent un peu avec les croix omniprésentes. Ici c’est un trou de serrure qui m’intrigue, laissant supposer des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’écritures arabes, recouverte d’une chape de bronze. Tous les matériaux d’ici sont des matières hautement nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Proconnèse, le porphyre rouge sang, la lumière, l’or.


Ici encore, ce sont des plaques marquetées de marbres, un vert sombre et granuleux pour le fond, un veiné jaune et rouge pour donner du relief, un porphyre pour remplir un disque, un vert fin et clair pour les volutes florales… Au dessus d’un pilastre, c’est ici une reproduction d’église en miniature, certainement Sainte-Sophie elle-même, une croix représentée au milieu, entre des rideaux qu’on imagine être de pourpre impériale. Entre chacune des plaques de marbres, c’est un frise faite de carrés alternés donnant l’impression d’une dentelle ; lorsque la pierre se fait tissu…


Et puis, changement de décor, nous sommes dans une mosquée. Derrière les cuivres découpés d’étoiles, les pointes des flèches tendues vers le ciel se terminant par un croissant de lune, lui aussi pointant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Allah, les vitraux d’un pur style ottoman. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nouveau sur la dentelle de pierre grise, fleurs infinies qui donnent le vertige, sur le sol à nouveau, de gigantesques disques de marbres colorés qui font comme des bulles sous le vide immense de la coupole. Une pièce est ouverte sur le côté du narthex et j’accède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horologion, là où se trouvent les psautiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recouverts de céramiques ottomanes. Au plafond, je découvre des anneaux scellés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au travers des lucarnes, un chat reste là, assis, se laissant caresser par tous ces gens grossiers qui osent venir ici.





Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trouver autrefois une porte, la trace d’une main prise dans la couleur de la pierre. Fascinant, et surtout, incompréhensible. C’est là que réside le mystère de ce magnifique monument, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se donner la peine de découvrir. Ces lustres imposants descendant du ciel comme des soucoupes volantes, rappelant les plus grands mystères des livres d’Ezechiel et d’Enoch…



Certaines des colonnes sont cerclées, les autres pas. Et puis au bas des certaines d’entre elles, des frises grecques qui, aux jointures sont comme des swastikas. Est-ce que les autres regardent aussi par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours auparavant dans les tréfonds de la Cappadoce, notamment à Mustafapaşa sur l’église Saint Constantin et Sainte Hélène. De la loge impériale on voit les arches de soutènement en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épuisé de tous ces détails, j’ai l’impression de vaciller et l’espace d’un instant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de partir d’ici est le plus fort. La chaleur m’a rincé, exténué, l’émotion a, quant à elle, été la plus forte et encore maintenant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’asseoir pour ne pas tomber… Quelques instants…












Au centre d’un des séraphins brûle un cœur d’or. Les séraphins, ces êtres redoutables, divins et pourtant toujours destructeurs, objets de fantasmes, délicatement représentés par des plumes bleues tentatrices… Sous mes mains, sur la rambarde de marbre, une inscription en grec que je n’arrive plus à déchiffrer. Peut-être une revendication d’un insurgé de l’époque de la Sédition Nika… Et puis au-dessus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les renflements entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je profite des fenêtres ouvertes pour m’extasier depuis ici sur ces minarets tendus comme des arcs, dépassant des rotondes. Sur les murs du narthex, on trouve les plaques gravées des décisions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque compréhensible. Monogrammes, croix, chrismes, le nom d’Allah, de petits crochets au-dessus des portes qui devaient retenir autrefois des tentures, histoire de ne pas donner un air trop évident aux choses. Chaque émotion en son temps. Cette fois-ci, je dois sortir de l’église et j’emprunte une sortie que je ne connaissais pas, la Belle Porte sur le fronton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majesté. Dehors, c’est le baptistère que je découvre avec sa baignoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’étaient immergés les empereurs de l’Empire Romain d’Orient, dans cette cuve que personne ne visite guère. Et pourtant, c’est tout un symbole.




Pour reprendre mon souffle, je m’assois à l’ombre, engloutissant toute l’eau de ma bouteille, et je me pose pour écouter le chant du muezzin. Je reprends mon chemin pour m’enfoncer vers le Grand Bazar. J’ai un rendez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le vendeur de cuivres. Il m’a fait promettre de revenir pour m’offrir un kebab que nous mangeons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est censé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, histoire de faire comprendre que c’est fermé pendant l’heure du repas, improvisée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au plafond, un simple vantail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « ottoman air conditionning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrairement à ma dernière visite, il a laissé poussé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indépendant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa moustache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil malicieux et tendre. Nous échangeons quelques mots dans un anglais qu’il maitrise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pendant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du marché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’avais pris dans mes bras au mois d’avril. Il a grandi à présent, mais c’est le même, j’en suis certain. Il passera peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écraser par une voiture sur Divan Yolu.





Au pied de la belle mosquée Beyazıt Camii, la mosquée construite par le sultan Bajazed II, successeur du conquérant Mehmet II et destitué par son fils Selim, se trouve un marché d’un genre particulier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et surtout un incroyable marché au tesbih, ces chapelets le plus souvent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aussi, mais pas à Istanbul) s’amusent à égrener toute la journée pour s’occuper les mains. Ici, on échange des regards, on négocie ferme, on s’engueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tesbih rejoignent les mains caleuses de leurs nouveaux propriétaires. Je m’amuse à regarder les visages des hommes, certains émaciés et burinés, d’autres avec un seul œil restant, certains rondouillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquiétants presque. Ces visages soit barbus, soit moustachus, soit pas vraiment rasés, ont parfois la douceur des heures débonnaires.





La fin de journée arrive, la chaleur, elle, ne descend pas. Le soleil tanne ma peau bien brunie par plus trois semaines passés dans cette fournaise turque ; pas aussi fort toutefois que dans la baie de Kekova ou sur les hauteurs de Pamukkale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décroissant, les gens circulent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monument majestueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’odeur des maquereaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bonheur de sentir cette odeur âcre revenir me chatouiller les naseaux. Je n’arrive plus à quitter cette place qui, décidément, reste mon lieu d’amarrage préféré. Ici, tout semble converger ; ceux qui descendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sultanahmet par le tram, ceux qui viennent de Galata depuis l’autre côté du pont… Carrefour inévitable, croisement de toutes les intentions, c’est Eminönü. Je reste à m’extasier devant les vapuru qui patientent sur le quai en crachant leur immonde fumée crasseuse, portant chacun des noms de personnalités de la ville, puis devant les vendeurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pectorales cousues de sequins brillants et les vendeurs de moules démesurées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on mangerait des huîtres sur le port de Cancale. Dans une rue un peu reculée, je mange un baklava accompagné d’un thé et d’un Sirma au citron. Je m’amuse en regardant les voitures dans lesquelles s’entassent parfois une bonne dizaine de personnes sous les cris des corbeaux.



Je décide, une fois n’est pas coutume, d’aller diner sous le pont de Galata. Une multitude de restaurants s’est installée sous la route, un étage inférieur qui fait penser aux anciens ponts parisiens ou au Ponte Vecchio de Florence, sauf qu’ici on passe sur une coursive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-dessus de nos têtes. Je m’arrête à une terrasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colorée qui donne au Bosphore une couleur rouge sang. C’est un de ces restaurants qui ne sert pas d’alcool, ramadan ou pas. Moi qui voulait boire une Efes Pilsen, je me contenterai ce soir d’un jus d’abricot (Kayısı suyu) et d’un maquereau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voitures passant au-dessus et les cris des gamins, enrobés dans les mélopées des hauts-parleurs vendant leur Bosphorus tour !!!! Bosphorus tour !!!! commencent à me taper sur les nerfs. Je ne supporte plus le bruit de cette ville infernale que j’aime tant. Il est temps pour moi de partir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se reposer ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous éreinter, vous essorer comme ces carpettes élimées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les promenades sétoises.
Je retourne à l’hôtel, en empruntant le tunnel dévasté passant sous la route d’Eminönü, en passant devant un reste de mur byzantin, au pied de la Mosquée Bleue, devant des manières de maisons kurdes qui sont en réalité la façade d’un restaurant d’où sort une plainte douce accompagnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istanbul et je me demande déjà comment je vais faire pour revenir à Paris. Je veux dire, comment je vais faire pour revenir dans mon élément naturel après autant de chambardements et d’émotions. La prochaine que je viendrai ici, je chercherai les morceaux de moi que j’ai laissés sur place.
https://youtu.be/uw3UYdJaEFg
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Jun 6, 2015 | Livres et carnets |
On lui avait pourtant dit qu’il ne servait à rien de se rendre à Tombouctou, qu’il n’y verrait rien que du sable et du désert, des maisons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple éponge mouillée suffirait à faire plier, mais le voyageur est un baudet, un animal têtu qui ne s’attarde pas à écouter les mauvais coucheurs, prompts à briser les rêves d’aventure de celui qui ne peut faire autrement que de s’y accrocher. Même si c’est la réalité, il s’accroche, continue, perce le mystère, quitte à se rendre compte qu’on avait raison, que tout n’y est que façade et mort, délabrement, facticité. Au moins, voyageur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont découragé, alors qu’eux-mêmes n’y sont peut-être jamais allés et ont fini par compenser leur paresse par une manière d’aigreur contagieuse. Écoutez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous resterez coincé dans votre canapé, entouré de votre magique quotidien. Écoutez, et vous ne ferez plus rien.
Cependant, l’impression que laisse Tombouctou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beauté des corps, des gras pâturages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici commence l’Islam avec sa silencieuse sérénité, sa décrépitude : pas une culture, pas une irrigation, malgré le Niger à quelques kilomètres, pas un édifice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait éternuer comme du poivre, assèche et étouffe les poumons. Les pas feutrés sur ce sable, qui amortit tout bruit, les maisons sans fenêtres, qu’on dirait fortifiées, le vent coupant du désert, des têtes sinistres vous épiant derrière les grillages de bois peint, derrière les portes cloutées comme des coffres-forts, les terrains vagues, les rues tortueuses, les entrées disposées en chicane et les places désertes où seuls quelques méharis reposent à l’ombre, gardés par un Touareg voilé, maigre comme un chèvre, la bouche barrée de noir, je n’oublierai plus cela.
Ne pas pouvoir oublier la pauvre rudesse de sa propre expérience. Vivre avec cela plutôt qu’avec les on-dit, voilà ce qu’a fait Paul Morand, à la suite de René Caillé, en pénétrant Tombouctou la noire, la rebelle, Tombouctou entourée de ses mystères, de son voile d’impénétrabilité. Capitale des déserts, capitale des Touaregs pourtant nomades, cette ville n’a cessé de fasciner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisé renferment la plus grande collection au monde d’écrits sur l’Islam. Derrière ses portes capitonnées, on devine des richesses insoupçonnées, le charme des femmes au buste nu caressées par les doux courants d’air dus aux miracles d’une architecture pleine de recoins, ventilée, et pourtant, dehors, il y a tant de sécheresse…
Il cite Félix Dubois qui vint ici en 1895 :
« L’habitant transforme ses vêtements et sa maison, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de turbans blancs […] en tissu scintillant comme du mica, la population ne se coiffa plus que de loques peu tentantes et de bonnets sans prix. On s’attifa de vieux vêtements étriqués dont la malpropreté était le seul ornement et n’éveillait pas la tentation. Dans leurs rares sorties, les femmes se couvraient d’étoffes grossières et quittaient leurs ornements d’or et d’ambre […]. Les habitations se travestirent comme leurs propriétaires. On se garda de réparer quoi que ce soit ; mais à l’extérieur seulement. A l’intérieur on continuait la coutume de l’entretien annuel. Tout s’émiettait par les rues, sauf les portes cependant, ces portes bardées et si obstinément closes qui étonnent aussitôt le voyageur […]. Le même mystère s’étendit naturellement aux occupations commerciales, on profitait du moment où aucun Touareg n’était signalé en ville pour aller traiter les affaires. »
Belles maisons délabrées, portes cadenassées même dans la journée, qui obligent le visiteur à parlementer à travers la serrure, riches déguisés en pauvres afin de ne pas éveiller l’attention. J’ai déjà vu cela à Leningrad.
Rues poussiéreuses, ensablées, triste regard sur les couleurs qu’un ciel dément pulvérise pour n’en faire que de la poussière, il est loin le temps où Tombouctou faisait rêver par la parole, par les mensonges véhiculés sur ses palais d’or et de pierres précieuses. Il n’y a ici que le désert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’assez près. Les trésors ne se laissent pas saisir si facilement, il faut les mériter, savoir regarder et infiltrer les rues sombres comme un mauvais virus dans le corps de la cité.
Tombouctou est pétrie de la matière même du désert. Voici la diane qui donne le réveil non seulement des casernes, mais de la ville, car celle-ci a gardé son aspect de place militaire ; tout y est provisoire et primitif. Qui dirait que les Malinkés ont régné ici au XIVè, les Touaregs au XVè, les Songhaï au XVIè, les Marocains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les Toucouleurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, couleur de la poussière de l’Écriture.
Paul Morand n’aura cessé de ne pas écouter les mauvaises langues qui le dissuadèrent de s’y rendre, sans quoi il perdrait son temps dans les rues délabrées. A peine les arcades d’une medersa pour se rafraîchir à l’ombre, à peine de quoi boire pour étancher une soif ardente, sauver sa langue pleine de sable… Pourtant rien ne l’a fait reculer, rien n’a fait reculer en lui l’âme du voyageur obstiné, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime à présumer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre à terre que ça. Voyage vient de viaticum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…
Toutes les citations : Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928. Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © UNAMID
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Mar 1, 2015 | Barattages |
Jean-Pierre Filiu a raison et personne ne doit perdre cela de vue : les destructions de Daech dans le musée de Mossoul ont deux vocations. La première est de générer un trafic d’œuvres d’art dont les recettes sont juteuses. La seconde est un outil de propagande. Voici ce qu’il dit dans une interview donnée à Libé :
Bien sûr, ces destructions font partie de leur propagande. Leur message est clair : «Regardez, quand des musulmans sont tués, personne ne bouge, il n’y a aucune réaction. Mais dès que l’on tue des otages occidentaux ou que l’on détruit des statues, tout le monde s’indigne.»
On s’indigne de la destruction de ces œuvres car les auteurs de ces crimes paraissent encore plus bestiaux que lorsqu’ils massacrent n’importe qui sans discernement. Dans cette niche se tapit notre impossibilité à réagir face à la plus sombre des tyrannies et c’est toute une chape de plomb qu’on fait couler sur les milliers de morts dont se rend coupable l’organisation islamique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on doit fermer les yeux lorsque des êtres humains qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y pénètrent pour tout saccager. Personnellement, ce qui m’interroge, c’est cet élan qui rase tout sur son passage, qui n’a pour but que faire table rase du passé et extirper les populations de leurs repères, dans lequel on ne peut voir (en dehors de la plus crasse des imbécilités) que la volonté de domination des peuples. En rasant leur histoire, on rase leur passé et on modifie leur avenir. Les peuples n’ont plus vocation qu’à devenir les instruments de tarés congénitaux qui ne pensent qu’à dominer le monde par les armes, au nom d’un Dieu des écrits qu’ils n’ont peut-être fait qu’apprendre par cœur, sans discernement, sans critique. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose.
Hier soir, je lisais un texte court de Simon Leys, paru dans le Magazine Littéraire (L’empire du laid, in Le bonheur des petits poissons) il y a une dizaine d’années et qui sous couvert d’être un tantinet humoristique m’a apporté un éclairage nouveau qui n’est peut-être pas loin de dire quelque chose de vrai, et de surprenant :
Les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté — ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais ce n’est pas pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.
Ce serait donc bien dans ce qui diffère des représentations de son propre obscurantisme que se cacherait cette navrante vague iconoclaste…
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Feb 21, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (carnet de voyage en Turquie — 15 août) : La Cappadoce vue des airs et les cités souterraines de Tatlarin et Derinkuyu
Bulletin météo de la journée (jeudi 16 août 2012) :
10h00 : 24°C / humidité : 49% / vent 4 km/h
14h00 : 28°C / humidité : 19% / vent 15 km/h
22h00 : 21°C / humidité : 30% / vent 4 km/h
Il est encore tôt lorsque j’ouvre les yeux. Le calme matinal de la Cappadoce m’envahit et creuse en moi un abîme de bonheur sourd. Ni volets, ni rideaux, mon regard tombe sur les myriades de ballons qui envahissent la plaine dans la lumière du soleil levant. Un ballet silencieux emplit le ciel rougeoyant, des dizaines de bulles flottant dans un air frais, tandis que je reste la tête sur l’oreiller à admirer la succession de plateaux de tuf qui s’étend à perte de vue sur l’horizon. Je me suis endormi hier soir sur les pages d’Amin Maalouf ; ce ne serait pas étonnant que mes rêves aient vagabondé aux côtés de Saladin.

L’hôtel est intégralement en pierre volcanique, une pierre à la fois rugueuse et chaleureuse et je ne manque à aucun instant de poser ma main dessus pour en sentir la rugosité. Je me fais couler un bain chaud pour dérouiller mes muscles abimés par la descente de la vallée, avant de descendre déjeuner.





Je me rends à Çavuşin, à quelques kilomètres seulement de la sortie de Göreme en prenant la route vers Avanos, avec la ferme intention de marcher dans les grandes vallées que l’on voit du ciel et dans lesquelles se cachent des petites églises creusées à l’écart du monde dans le tuf de la montagne. C’est une randonnée qui s’envisage sur la journée, surtout si l’on veut prendre le temps. Je pensais, en ce mois d’août rencontrer pas mal de monde mais encore une fois, j’ai l’impression d’être seul au monde. Je n’aurai rencontré dans la Güllü Dere (la vallée aux roses, le mot dere désignant plus le lit d’un ruisseau asséché qu’une vallée à proprement parler) en tout et pour tout qu’un couple d’Allemands avec leur môme dans leur poussette (inutile de dire qu’ils ont vite fait demi-tour…) et un couple de Français avec leur fils avec qui j’ai fait un bout de chemin.
Çavuşin, ça signifie pour moi un bourg paisible, une grande place avec une épicerie, des camions et des remorques peinturlurés et sur les pare-brises, au-dessus des poignées de portes des voitures, sur les autocollants des pare-soleil, une inscription supposée attirer la chance, ici écrite en alphabet latin : Bismillahirrahmanirrahim. Mais c’est aussi la citadelle, avec ses habitations troglodytes, et tout en haut la basilique Saint-Jean Baptiste, qui a peut-être contenu un jour les reliques de l’Agneau de Dieu… Peut-être… Cette partie de la ville était encore habitée jusqu’en 1964, date à laquelle elle a été évacuée. En 1975, une grande partie de l’édifice s’est effondrée. Çavuşin c’est aussi une petite mosquée où j’ai rarement entendu le muezzin chanter et des petites églises dans la ville, ouvertes aux quatre vents, et des maisons grecques en pierre, décorées d’ornements en forme de coquillage ou d’étoiles. Sur la grande place, lorsqu’on continue le chemin sur la droite, on arrive en bordure d’un cimetière, un très vieux cimetière où par endroits ne subsistent plus que des stèles fichées en pleine terre, sans inscriptions, rongées par le vent et la poussière, d’autres sont amarrées sur la pente de la colline, tournées vers La Mecque. Au milieu des tombes musulmanes, des stèles chrétiennes surmontées d’une croix, dont une porte un nom pourtant bien turc : Ali Kara mort en 1952. Ali le noir.



Cette vallée porte le nom de Zindanönü et mène vers les trois vallées qui sont comme un Graal au terme de ce voyage ; Güllü Dere (la vallée aux roses), Kızıl Çukur (le fossé rouge) et Meskendir. On y voit d’énormes mamelons renflés de tuf blanc, des pics, des coulées d’oxydes qui ont coloré la roche de roses et de verts. Je retourne sur mes pas pour aller chercher la voiture que j’ai laissée dans le centre pour la garer sur un immense parking vide. Cela me vaudra de faire une rencontre surprenante avec la gendarmerie (jandarma) à mon retour.





Je m’engouffre dans la vallée ; il fait déjà chaud, le soleil est haut dans le ciel. Quelques arbres chétifs, des abricotiers surtout, promettent une ombre qu’il est de bon ton d’accepter. Le chemin se rétrécit, passe sous des arches de pierre creusées par la main de l’homme. J’arrive devant la première église, l’église des Trois Croix (Üç haçlı kilise), laquelle me laisse un peu perplexe. En dehors d’un écriteau, rien ne laisse penser qu’on est ici au pied d’une église, laquelle n’est visible depuis le chemin que par la présence d’une ouverture sur l’extérieur qui permet de voir une immense croix insérée dans une mandorle gravée au plafond, ouverture causée par l’effondrement d’une partie de la façade. L’accès se fait par une pente ardue et c’est pratiquement allongé sur le sol que j’arrive à escalader en mettant les pieds dans les encoches. J’avoue ne pas être totalement rassuré et la perspective de tomber cinq mètres plus bas ne m’enchante guère, mais le spectacle en vaut la peine. A l’intérieur, ce sont des gravures datant du VIIè siècle et des peintures ultérieures (fin IXè siècle) qui ornent ses parois, notamment une vision triomphante du Christ, entourée de chérubins tétramorphes et de séraphins, des éléments au plus proche de la tradition paléochrétienne et byzantine. C’est un travail d’une rare finesse, rongé par le temps, abîmé par des mains indélicates, hostiles à l’imagerie chrétienne. L’impression d’être coincé dans ce lieu totalement improbable, isolé du monde, donne une belle idée de la manière dont vivaient reclus les moines qui habitait ces trous de souris pour se protéger de leurs persécuteurs. Dans cette vallée pas complètement isolée au final, on trouve des terrasses cultivées, des ceps de vignes taillés, des petits abricotiers, tout un monde de cultures à l’abri du vent dans ces édens naturels.



Je descends de l’église par le goulet et manque de dévaler plus vite que prévu, mais heureusement que j’ai de bonnes chaussures. Un peu plus loin se trouve une autre église, l’église Saint-Jean (Ayvalı kilise), mais elle est malheureusement fermée en ce moment pour restauration. Le vallon se referme, le chemin devient de plus en plus étroit. Il y a des pigeonniers partout, et certaines falaises montrent des striures qui laissent penser que des ouvertures ont été creusées, mais rien n’est moins certain.
Le guide bleu dit qu’on peut faire demi-tour pour atteindre la vallée suivante, ou alors prendre le chemin de crête pour arriver de l’autre côté. C’est ici que je tombe sur un couple de Français avec leur fils d’une vingtaine d’années, visiblement pas très content d’être là, qui se demandaient s’ils allaient faire demi-tour ou tenter la crête. Lui regarde vers le haut et estime que c’est possible. Elle, pas très sportive, me dit que son mari a l’habitude de faire des treks et qu’il est content dès que ça grimpe. Le fils, lui, est beaucoup plus sur la réserve, et il souffle comme un ado à qui on demande de se lever un dimanche matin, et ne se voit pas du tout grimper. Allez, on va faire un bout de chemin ensemble. On s’entraide pour grimper dans les endroits les plus glissants, on se donne la main et on finit par se rendre compte qu’en étant monté si haut, on ne pourra plus redescendre de ce côté-là. Quitte ou double. D’autant que je n’ai pas vraiment l’impression que le chemin soit si praticable que ça. Tant pis, on y est. Le chemin devient de plus en plus étroit et raide, les gravillons glissent sous les chaussures. Lui monte à toute vitesse et derrière je traîne la patte pour essayer de le suivre. Une fois qu’il est sur la crête, il estime qu’on peut redescendre facilement de ce côté. On attend sa femme et son fils qui peinent. Une fois arrivé en haut, j’ai une surprenante vision, à la lisière de ces deux vallées, je vois devant moi toute la plaine de Göreme. Je reste là quelques instants et nous décidons avec les autres de nous séparer. Lui a envie de trotter, moi j’ai juste envie de prendre mon temps dans ce décor à couper le souffle, d’autant qu’un petit vent me rafraichit après la montée. Je ne sais pas combien de temps je reste assis là, sur la crête, avant de redescendre, mais je me laisse envahir par la douceur de cet air, de la fragrance d’herbes inconnues et rares, et surtout le silence… Un silence incomparable, mystique, presque d’inspiration divine. Je comprends pourquoi des hommes sont venus jusqu’ici pour se retirer du monde.





Il faut bien redescendre maintenant. Je pensais que ce serait plus simple de monter, mais ce n’est qu’une blague… alors que les Français sont descendus comme s’ils avaient un train à prendre, je me rends compte que je n’arriverai pas à aller au même rythme. Je descends quand-même une partie des goulets sur les fesses tellement ça glisse. Et puis soyons honnête, je suis un peu pris par le vertige… La vallée s’ouvre à nouveau, certains endroits sont littéralement brûlés par le soleil, il n’y a plus que de l’herbe sèche, des cailloux qui roulent sous les chaussures, paysage qui s’effrite sous mes pas et que je contribue largement à éroder. J’imagine sans difficulté ce que représenterait une averse dans ce paysage. L’eau qui n’est pas absorbée par le soleil doit ruisseler en torrents dans les goulets et se concentrer dangereusement. Dans cette vallée au nom évocateur, le fossé rouge (Kızıl Çukur), les falaises prennent des teintes colorées étranges, de rouge, de jaune vif couleur de souffre, de vert tendre, de rose doux.



Ici et là, on trouve des croix taillées dans les parois de la roche, des ouvertures creusées pour contenir une simple pièce minuscule dont on peut se poser la question de l’usage.



Je prends tout mon temps pour descendre et admirer ce paysage sensationnel… pour tomber sur un bar… Après cette descente improbable, tomber sur un bar avec une terrasse où se prélassent quelques personnes, dont les Français, en train de siroter un jus d’orange et de pamplemousse à l’ombre d’un parasol, cela a quelque chose de surréaliste. Le type qui monte ici à pied ses caisses de fruits me demande d’où je viens. Quand je lui dis que je suis passé la crête, il me félicite mais me dit qu’un chemin en contrebas est beaucoup plus facile pour relier les deux vallées. D’un côté, je me maudis, mais de l’autre, je n’aurais pas vu ce superbe spectacle à cheval entre les deux vallons. Je lui prends un grand jus et lui demande s’il connaît le chemin pour aller voir la Direkli Kilise, une des plus belles églises de la vallée, mais qui reste apparemment difficile à trouver. Il me dit qu’un Français lui en a demandé le chemin un peu plus tôt, mais il était tellement aimable qu’il l’a envoyé dans une autre direction. Il est en train de me dire que je suis plus aimable que l’autre et que peut-être je mérite de voir ça… Je verrai bien une fois sur place ce qu’il pensait de moi.






Avant de repartir, je prends le temps de visiter la petite église qui surplombe le bar, Haçlı kilise (église à la croix) où l’on trouve une très belle abside en forme de quart de sphère et des peintures exceptionnellement conservées. Une énorme croix est gravée au plafond de la nef. Je redescends le chemin en prenant soin de bien suivre les explications du tenancier du bar. Des pans entiers de rochers se sont effondrés, laissant place à des creux taillées, des pièces désormais éventrées, exposées aux quatre vents, patrimoine irrécupérable qui va s’éteindre avec la vallée. De nombreux pigeonniers parcourent les falaises à des hauteurs hallucinantes et on a du mal à s’imaginer comment font les propriétaires pour aller récupérer la fiente qui servira d’engrais. Certains sont peints de très jolis motifs arabes, quelques mots écrits à la peinture verte, couleur de l’islam, achèvent de donner un air tendre à ces petites niches. Des damiers, des fleurs, des motifs circulaires, contournent l’interdiction des représentations humaines ou animales dans l’art de l’islam.









En continuant ma descente, j’arrive devant l’église superbe. De dehors, une simple falaise, quelques ouvertures, rien qui ne laisse supposer le trésor qui se trouve derrière la paroi ; une église blanche, toute blanche, immaculée, plongée dans l’obscurité des siècles. Ici, aucune fresque, pas un seul récit biblique dessiné sur les murs, mais des colonnes ! Plus récente que les autres, elle a été construite en pleine période iconoclaste et c’est la raison pour laquelle aucune image n’y figure. L’espace dégagé est immense au vu de la structure de la roche. Une colonnade monte sur deux étages, avec des fenêtres donnant sur l’extérieur. Cette église aux colonnes (Direkli Kilise ou Sütunlu Kilise) est un tel bijou qu’on pourrait sans complexe lui donner le titre de cathédrale de Cappadoce ! L’impression d’espace du lieu, sa blancheur, sa longueur, font de ce lieu un havre de paix incroyable, à des kilomètres de la vie des hommes. Un courant d’air mystique me parcourt l’échine, une sorte d’extase sensuelle qui me dit de ne plus partir d’ici. La magie opère complètement. Dehors il fait chaud, et ici il fait si bon que je me repose un peu avant de reprendre la route. Je me sens comme un pèlerin sur la route de Jérusalem, éreinté par la route, mais tellement heureux.






Au dehors, ce ne sont que pigeonniers peints… A ma grande surprise, sur l’un deux, je vois dessiné un cheval, et un homme !!! C’est à peine croyable ! Et puis sur un autre, un oiseau et un homme et une femme se faisant face ! Je n’en reviens pas. Certaines églises ont vu les visages de leurs représentations biffés, scarifiés, effacés, et ici dehors des musulmans peignent des êtres humains sur leurs pigeonniers… Je souris à cette idée parfaitement… iconoclaste. Plus loin, je tombe sur une église effondrée. Ici c’est sur quatre étages que sont construites les colonnades !!! Les hommes n’ont pas manqué d’audace. Les bâtisseurs (ou plutôt les excavateurs) se sont surpassés dans ces chefs‑d’œuvre souterrains… Plus j’avance vers le début de la vallée, plus il y a d’ombre, de plus en plus d’abricotiers s’enchevêtrent dans la vallée étroite. Des pieds de vigne portent sur eux de petites grappes d’un raisin sombre. La falaise fait des vagues blanches crémeuses, et certaines me font penser à des montagnes de polenta… La falaise haute est creusée de centaines de trous. La fin de la vallée est lardée de cônes de tuf.





J’arrive au bout de ma randonnée, épuisé, un peu triste presque de voir cet épisode se terminer, tellement il fut intense et riche en émotions spirituelles. Je n’aurai pas le temps de visiter la troisième vallée (Meskendir) qui vaut apparemment le coup aussi avec son tunnel et l’église aux raisins (Üzümlü Kilise). Mais rien ne m’empêchera de revenir un jour accomplir une seconde fois cette randonnée magique. Je rejoins ma voiture, seule sur le parking, je jette mon sac sur le siège passager, délace mes chaussures pour changer de chaussettes et histoire de m’aérer les pieds. J’entends une voiture s’arrêter à côté de moi, les portières claquent, bruits de chaussures… En relevant le nez, je suis surpris de voir un uniforme. Deux types armés, rangers et béret, me parlent en anglais. Sur le 4x4 qui est garé à côté est écrit en blanc « Jandarma ». C’est votre voiture ? Je lui répondrai bien quelque chose, mais non, je la joue humble, mieux vaut ne pas rigoler avec eux. Il me demande les papiers de la voiture. Évidemment je ne sais pas où ils sont, mais j’essaie quand-même le pare-soleil ; ils tombent sur le siège. Après avoir regardé l’état des pneus d’un air distrait, il me tend les papiers en me disant de ne pas garer ma voiture ici, il y a des voleurs qui s’en prennent aux voitures isolées. Je ne dis rien mais la voiture est passablement pourrie, c’est un tacot, une Renault Symbol (oui, je sais) hors d’âge, c’est une voiture de location immatriculée à Denizli et je n’y avais rien laissé du tout. Mais je les remercie et leur dit que de toute façon j’ai fini ma journée, que je rentre. Ils me saluent en touchant leur béret et je ne demande pas mon reste.



Je file vers Avanos où je me promène un peu dans le ville et où je retrouve les Français, douchés, changés, en train de boire une Efes Pilsen à la terrasse d’un café. Personnellement je sens la transpiration et j’ai de la poussière partout collée sur la peau, les chaussures dans un état lamentable ; ma journée n’est pas terminée. Je passe voir Mehmet dans son atelier ; il m’offre un thé. Son fils Oğuz est en train de creuser des motifs à main levée dans la terre “consistance cuir” des photophores qui seront bientôt cuits.


Quelque chose a attiré mon attention sur le guide touristique. A quelques kilomètres de là, on trouve des sources chaudes situées dans un complexe thermal, dans une toute petite ville portant le nom de Bayramhacı. Je n’ai pour me repérer que les vagues indications du guide. Le GPS n’est pas aussi fin pour trouver l’endroit et la nuit commence à tomber. Par chance, l’endroit est ouvert tard le soir. Je m’enfonce dans le paysage lunaire à l’est d’Avanos, sur la route qui se dirige vers Kayseri. La route est nue, plate, elle ne dit rien qui vaille. Tout ici me semble étranger, ne ressemble à rien de ce que je connais et l’idée de m’écarter des routes principales provoque toujours chez moi une sorte d’angoisse qui me décompose de l’intérieur. Mais il me semble que j’aime cette sensation puisque je la recherche, je me nourris de mes propres peurs et les transcende à chaque fois en passant à l’acte. Ce n’est pas une angoisse bloquante, mais la sensation de se construire grâce au saut dans l’inconnu. Un simple panneau sur le bord de la route indique la direction de Bayramhacı et me fait tourner brusquement. C’est une route poussiéreuse qui finit par se réduire à un simple chemin de terre. Le goudron disparaît tout bonnement sous les roues de la voiture. Le paysage change du tout au tout. Sur l’autre rive de ce qui me paraît être au premier abord un lac se trouve un paysage lunaire, un plateau de tuf coloré. En fait, je vais me rendre compte assez vite que c’est une retenue d’eau artificielle assez récente. Tellement récente qu’elle n’apparaît pas sur les cartes d’état-major, mais seulement sur les photos satellites. Le jour tombe, rendant l’atmosphère du lieu improbable. Je continue ma route et arrive dans le petit bourg de Bayramhacı, à l’entrée duquel se trouve un calicot au-dessus de la route : Bayramhacı Köyüne Hoş Geldiniz (Bienvenue dans le village de Bayramhacı). La ville est toute blanche, absolument déserte, les maisons de pierre blanche, des maisons grecques, sont ornées de grilles en fer forgé peint en bleu. Rien n’est indiqué, il n’y a de panneaux nulle part, si ce n’est pour indiquer des directions qui me semblent presque fantaisistes. J’arrive à la porte d’un hôtel qui pourrait bien être ma destination, mais tout semble fermé. L’endroit ne manque pas de charme, il donne sur le lac et après un bon rafraichissement pourrait avoir du charme. Le problème c’est l’isolement. Il faut vraiment se perdre pour arriver ici. Mais je ne désarme pas, je continue de chercher et je finis par trouver un panneau qui indique (un comble dans un endroit aussi reculé) Hot Springs. C’est un grand bâtiment peint en jaune au bout de la route. Un chien m’accueille en aboyant. Je prends un sac dans lequel je mets mon maillot de bain et une serviette et je me dirige vers la bâtisse.
Un type m’accueille dans un anglais balbutiant et me fait payer le droit d’entrée. 5TL. Il me dit que les cabines se trouvent au bord du bassin et me laisse entrer. C’est une immense piscine où nagent une dizaine de Turcs. Nagent ou barbotent plutôt. Évidemment, tous les regards se tournent vers moi. Sourire. Je m’engouffre dans la cabine et je mets mon maillot de bain. Il commence à faire un peu frais. Derrière le mur, on a une vue superbe sur le lac, le village tout blanc et sa mosquée au minaret jaune qui pourfend le ciel. Un paysage sublime vu d’un lieu improbable. Le bassin est divisé en deux parties ; un bassin à 35°C, l’autre, plus grand à 30°C. Se détendre là après une bonne journée de marche, c’est apparemment une idée que je ne suis pas le seul à avoir eu puisque peu de temps après, une dizaine de jeunes Français (et de Françaises) envahit le bassin. C’est certainement le seul endroit du coin où les femmes sont acceptées dans le même espace que les hommes. Bien évidemment, cela n’évite en rien aux hommes de se rincer l’œil au contact des belles étrangères et je soupçonne que le lieu soit réputé pour ça.
A l’intérieur du bâtiment se trouve le hammam. Un carré carrelé de plaques de ce très beau marbre blanc qu’on trouve partout s’ouvre sur un bassin noir dont on ne voit pas le fond, ce qui le rend assez inquiétant. Une forte odeur d’œuf pourri prend à la gorge, ce qui est signe que les sources sont chargées en souffre. L’endroit est étrange, énigmatique. On s’attendrait presque à voir surgir de là une bête visqueuse venant des entrailles de la terre. Il y a deux hommes au bord de la piscine, qui me regardent. J’essaie de rassembler toute la dignité dont je suis capable en entrant tout doucement dans l’eau dont la température oscille en 40 et 45°C, mais à un moment, je dois lâcher quelques mots de français, du style “putain qu’elle est chaude…” puisque le type le plus jeune me dit : « Vous êtes Français ? »
— Oui ! La surprise doit se lire sur mon visage. Vous aussi, lui demandé-je ?
— Non, nous sommes Belges. Je vous présente mon père, Mehmet.
Je dois avouer que je suis un peu surpris. Tous les deux vivent en Belgique, ils sont venus passer leurs vacances ici, et le fils m’explique qu’ils viennent souvent ici, lui depuis qu’il est tout petit, et qu’un peu plus haut, il y a une autre source chaude où l’eau jaillit à plus de 60°C. Le père ne parle pas un mot de français, pas plus qu’il ne parle flamand. Le fils me demande si j’apprécie les Turcs, ce à quoi je réponds que je les trouve tellement gentils… Et je rajoute qu’ils sont tellement plus agréables que les Français.
— Ça, ce n’est pas très compliqué… me dit-il en se marrant.
— Je suis bien d’accord avec vous. J’ai parfois honte de dire que je viens de France de peur qu’on me mette une étiquette “pas aimable” dans le dos.
Nous restons là à discuter au bord de la piscine où la chaleur est difficilement supportable.
Je retourne prendre un peu le frais dans la piscine extérieure, je prends mon temps, je flotte, je fais des bulles. Le temps s’est arrêté dans cette piscine chaude, perdue au milieu de la Cappadoce. La nuit est tombée désormais. Je retourne faire un tour dans le hammam ; le fils et son père sont partis, ils ont été remplacés par deux hommes et un bébé. Je ne sais pas pourquoi mais le plus grand des deux me parle tout de suite en français. Celui-ci vient de Trappes, dans les Yvelines. C’est bien le comble ça, de retrouver un Turc qui vit à côté de chez moi. Il m’explique qu’il met deux jours à venir ici en voiture et qu’il passe par la Grèce désormais et arrive en bateau, ça lui revient moins cher que de passer par la route, car dans ce cas il traverse la Bulgarie et n’arrête pas de se faire racketter par les autorités. Son frère est en train de manger un fruit sur le bord de l’eau, alors que le soleil n’est pas encore couché et que le muezzin n’a pas encore fait l’appel à la rupture du jeûne. Il me dit qu’il n’y a que les vieux qui font le ramadan…
Je finis de faire trempette dehors, sous un ciel étoilé et les puissants halogènes qui éclairent la piscine. Les françaises nagent tandis que les Turcs tentent de les imiter en bavant… C’est assez drôle de les regarder se côtoyer dans cet endroit. La situation est assez coquasse. Maintenant qu’il fait nuit, je retourne sur Avanos où je cherche un endroit pour dîner. Sur la route, je passe devant un panneau qui indique le passage de tortues… Je trouve un petit restaurant encore ouvert, Avanos Topkapı Restoran, à la décoration vert anis, où flotte une bonne odeur de viande marinée et grillée. Le corps détendu, fatigué, j’engouffre un Adana Kebap savoureux avec un verre de thé.

La ville est calme le soir, il fait doux dans ces montagnes. Le pont qui traverse le Kızılırmak est illuminé de bleu et la belle mosquée toute neuve resplendit dans la nuit. Il est tard, je suis rompu. A l’hôtel, c’est Abdullah qui tient la réception. Il me demande d’attendre cinq minutes et revient avec un sourire énorme et une assiette de pastèque coupée en morceaux. Nous mangeons ensemble notre pastèque sur le balcon, sous le ciel délicat de la Cappadoce, heureux comme s’il venait de neiger…
Voir les 221 photos de cette journée sur Flickr.
Épisode suivant : Carnet de voyage en Turquie : L’église cachée (Saklı Kilise), la vallée de Pancarlık et le ramadan à İstanbul
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Sep 30, 2014 | Arts |
L’aiguière aux oiseaux est un vrai trésor issu des échanges liés à l’histoire méditerranéenne. Elle est mentionnée par le moine bénédictin Dom Michel Félibien dans son Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France, en 1706, mais bien auparavant, on retrouve trace de cet objet déjà aux premiers temps de l’édification de la basilique puisque dans les œuvres-mêmes de l’abbé Suger, on en retrouve mention, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vraiment d’où elle vient, ni dans quelles conditions elle est arrivée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus probablement volée ou sortie d’Egypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son couvercle en or, faussement de style oriental puisqu’on sait de source sûre qu’il a été fabriqué en Italie, c’est que l’objet a voyagé jusqu’à Saint-Denis en passant par un atelier d’orfèvrerie de haut rang, certainement dans le sud du pays. Orné de filigranes torsadés, de rosettes et de minuscules entrelacs de type « vermicelli », ce couvercle épouse l’ouverture en amande du bec verseur et « christianise » l’objet. (source Qantara)
L’histoire de son arrivée jusqu’à Saint-Denis demeure un mystère.

Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cristal de roche (Mr 333)
Ce qui fait de cet objet une rareté, c’est non seulement sa matière, puisqu’il a été réalisé dans du cristal de roche, d’un seul bloc. De dimension modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réalisé sur son flanc en forme de poire représente des oiseaux stylisés enroulés autour de motifs floraux d’inspiration persane. Même l’anse n’est pas rapportée et fait partie du même bloc. La voir ainsi toujours solidaire du corps principal plus de 1000 ans après sa création en fait une pièce tout-à-fait exceptionnelle, même si la partie supérieure taillée en ronde bosse représentant certainement un oiseau ou un bouquetin, située sur le haut de l’anse a disparu.

Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France — détail
La technique utilisée par les artistes cairotes de la période fatimide est une taille par abrasion par des matériaux permettant une grande précision (sable et diamant) dans une pierre d’une dureté de 7 (le diamant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au premier coup d’œil, la pièce de cristal de roche est creusée de l’intérieur, évidée par abrasion, ce qui représente un travail de longue haleine et de précision. A son point le plus fin, l’épaisseur au col n’est que de 3mm et il aura fallu à l’artiste passer un outil dans un goulet de moins de 2cm de large. On remarque aussi que la symétrie de la pièce n’est pas parfaite, certainement parce que l’artiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.
La période de fabrication remonte très certainement au dernier quart du Xè siècle et elle porte au col une inscription en coufique signifiant “bénédiction, satisfaction et [mot manquant] à son possesseur”. Source Wikipedia.
On retrouve la mention de la présence de cet objet dans le trésor de Saint-Denis sur cette gravure de Dom Michel Félibien, sous le nom de vase d’Aliénor, mais on reconnaît bien sa forme, l’oiseau et le bec, ainsi que son couvercle en or portant chaînette.

Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France
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