Le diable et la haute mer

Le diable et la haute mer

L’humour et la connais­sance pré­cise de la marine de Kipling… Un enchan­te­ment dont j’arrive encore à me réjouir à chaque ins­tant, sur­tout avec cette forme d’hu­mour très anglais, très sub­til, on en res­sort avec le sou­rire alors que la situa­tion ne s’y prête pas vraiment…

Paddle Steamer Bournemouth Queen

L’Halio­tis avait le choix et ce qu’il choi­sit déclen­cha le dénouement.
Escomp­tant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arri­va en tra­ver­sant la cabine du pre­mier méca­ni­cien, fut un cent-vingt-cinq à charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il pas­sât en tra­vers de sa route et c’est évi­dem­ment pour­quoi il était venu flan­quer par terre le por­trait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du pre­mier mécanicien.
Il rédui­sit en bois à allu­mettes la toi­lette d’acajou de cet offi­cier, fran­chit le cou­loir de la chambre des machines, et, frap­pant un grillage, tom­ba juste devant la machine avant, où il écla­ta, cou­pa net les bou­lons reliant la bielle avec la mani­velle anté­rieure. On se doute des conséquences. […]
En bas, on enten­dait qu’il se pas­sait quelque chose.
Ça ron­flait, ça cli­que­tait, ron­ron­nait, gron­dait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. War­drop, un pied sur le grillage supé­rieur, se pen­cha pour prê­ter l’oreille et lais­sa échap­per un gro­gne­ment douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines mar­chant à douze nœuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Halio­tis chas­sa sur son erre en gei­gnant comme un che­val blessé.
Rien à faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.

Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.

Tra­duit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel

Le texte ori­gi­nal est dis­po­nible sur le pro­jet Guten­berg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #2

Je ne m’en lasse pas. Mon­sieur le Consul Auguste Fran­çois a tou­jours un bon mot à l’at­ten­tion de ses amis. Le 13 avril 1900, il est ques­tion de cigare, un cigare qu’on traite d’une drôle de manière, un cigare qui lui sert d’embarcation.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
Je suis bien convain­cu que vous n’a­vez pas man­qué de vous deman­der aujourd’­hui : « Que fait cet ani­mal de Fran­çois en ce saint jour du Ven­dre­di anni­ver­saire de la mort du Sei­gneur ? » Alors je réponds à votre ques­tion, et voici.
Ima­gi­nez un cigare, un peu long et plu­tôt blond : évi­dez-le par la pen­sée, de façon à ne lui conser­ver que ses feuilles d’en­ve­loppe ; celles-ci, au lieu de tabac de la Havane, pro­viennent de lato­niers (Pal­ma lato­nia, en latin). Met­tez ce cigare à l’eau, ce qui est une sin­gu­lière manière de trai­ter un cigare, mais c’est ain­si, vous n’y pou­vez rien, ni moi non plus. Hé bien c’est là-dedans que je vis. On ne s’y tient pas debout, la sta­tion assise et tolé­rable, si on n’en abuse pas ; la posi­tion nor­male y est l’ho­ri­zon­tale. Avec le soleil qui tape là-des­sus, on y jouit, à l’in­té­rieur, d’une tem­pé­ra­ture qui n’est pas de beau­coup infé­rieure à celle d’un bon cigare allu­mé et grâce à la cui­sine qui se pra­tique à l’un des bouts, on y est aus­si com­plè­te­ment enfu­mé qu’on peut le désirer. […]

Per­son­nel­le­ment, j’au­rais bien aimé connaître cet homme…

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Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1

Voi­ci un per­son­nage hors du com­mun. Auguste Fran­çois, né à Luné­ville en 1857, est deve­nu consul un peu par hasard après avoir été résident de France au Ton­kin. Son expé­rience la plus signi­fi­ca­tive, il l’a vécue en Chine sous la dynas­tie Qing, dans les xian de Guangxi et du Yun­nan. Il en rap­por­te­ra un maté­riel volu­mi­neux, entre pho­to­gra­phies et écrits, il tour­ne­ra même quelques petits films qu’on consi­dère comme étant les pre­miers témoi­gnages fil­més en Chine.
Il existe une asso­cia­tion (AAF) chez qui on peut trou­ver quelques ren­sei­gne­ments mais la qua­si-tota­li­té de ses pho­tos et de ses car­nets sont aujourd’­hui conser­vés au Musée Gui­met ou au Musée du Quai Bran­ly, donc inac­ces­sibles au profane.

Auguste François

Auguste Fran­çois en 1900 au Tonkin

Ce qui m’a tout de suite inter­pel­lé chez cet homme, c’est ces yeux clairs, per­çants, ce regard, à la fois froid et espiègle, un tan­ti­net fron­deur, et une désin­vol­ture raf­fi­née, fusil à peine rete­nu dans un main, l’autre dans la poche. Et il sou­rit alors qu’il vient de sau­ver ses cama­rades du mas­sacre. A cette appa­rence, on ne peut se dire que l’homme est un drôle, qu’il va nous entraî­ner sur les pentes sca­breuses du calem­bour et du bon mot. Les lettres qu’il écrit à son ami Jean-Bap­tiste Beau en sont un bel exemple.

Lettre d’Au­guste Fran­çois à Jean-Bap­tiste Beau, Wou-Tchéou-Fou, 2 jan­vier 1899

Mon cher ami,
En consul­tant mon calen­drier ce matin, j’ai appris que nous étions au 9e jour de la 12e lune; j’ai vu ensuite que le jour était pro­pice pour se raser la tête et coudre des habits, mais déplo­rable pour se cou­per les ongles des mains et des pieds, qu’on pou­vait sans crainte construire sa mai­son et même y dis­po­ser la poutre maî­tresse de sa toi­ture, mais qu’il ne fal­lait pas ce jour-là remon­ter sa pen­dule, ni consul­ter les esprits, ni man­ger du chien. Par contre, c’est un jour fameux pour prendre un bain et pour écrire à ses amis. Ain­si ins­truit de ce que je peux entre­prendre dans cette 9e jour­née de la 12e lune, je me suis dit : « Tu vas prendre un tube sérieux et puis tu écri­ras à cet ani­mal de Beau, sans crainte de l’in­dis­po­ser ou de l’en­nuyer. » Si j’a­vais tou­jours consul­té mon calen­drier, j’au­rais choi­si les jours pro­pices et j’au­rais connu les moments oppor­tuns pour dire que Gérard est une canaille, car bien évi­dem­ment c’est indi­qué dans mon alma­nach. Or voyez comme cela se trouve, que ce 9e jour de la 12e lune coïn­ci­dait avec le 1er jan­vier et en même temps, en sui­vant ma route sur ma carte, j’ar­ri­vais au der­nier trait de car­min, c’est-à-dire le pre­mier que je tra­çais l’an der­nier en quit­tant Wou-Tchéou-Fou ; et en effet, le sif­fle­ment des vapeurs me confir­mait que j’é­tais ren­du dans ce port ouvert où je vou­drais voir éle­ver une sta­tue à Gérard. La matière pour la cou­ler ne manque pas ici et il aurait là une sta­tue odo­rante et bien appropriée.
Donc, mon cher ami, puisque nous renou­ve­lons l’an­née, « Kong-Chi, Kong-Chi ». C’est du chi­nois. N’al­lez pas vous méprendre sur le sens de ces deux vocables. Ce n’est pas une injonc­tion que je vous adresse, mais des com­pli­ments et des sou­haits que je  forme pour votre san­té. Il en est donc qui s’ap­pliquent au bon fonc­tion­ne­ment de vos intes­tins mais enfin, vous me connais­sez trop pour pen­ser que je les for­mu­le­rai d’une manière aus­si crue.

in Aven­tu­riers du monde,
édi­tions L’iconoclaste, 2013

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Les rillettes et la bière de Proust

Vous convoi­tez sérieu­se­ment les rayons des librai­ries afin que votre plume soit enfin récom­pen­sée de ses efforts par la publi­ca­tion de vos écrits ? Vous atten­dez depuis des années d’être cer­ti­fié du label uni­ver­sel de “GRAN­TÉ­CRI­VAIN” ? Ce petit livre aus­si “à l’an­cienne” qu’un pot de mou­tarde, impri­mé sur papier vélin non mas­si­co­té est fait pour vous.
Thier­ry Mau­ge­nest y a col­lec­té une cin­quan­taine de fiches pra­tiques afin de vous déli­vrer les meilleurs conseils pour que vous puis­siez enfin écrire le livre dont vous rêviez. Enri­chi de moult extraits des plus beaux chefs-d’œuvres de la lit­té­ra­ture fran­çaise, vous y trou­ve­rez for­cé­ment votre compte.

Nature morte par Willem Kalf

Lorsque vous effec­tuez un cal­cul dans votre roman, véri­fiez tou­jours si votre compte est bon… au risque de com­mettre d’im­par­don­nables étourderies :

Le cha­meau était lan­cé, et rien ne pou­vait plus l’ar­rê­ter. Quatre mille Arabes cou­raient der­rière, pieds nus, ges­ti­cu­lant, riant comme des fous, et fai­sant luire au soleil six cent mille dents blanches1

Alphonse Dau­det, Tar­ta­rin de Tarascon

1 — Ce qui fait cent-cin­quante dents par bouche !


Afin de soi­gner son style, Léau­taud conseillait de sup­pri­mer tous les mais, les pour­tant, les en effet, les d’ailleurs et les cepen­dant. Mais ces termes se retrouvent pour­tant sous la plume de grands écri­vains. En effet, Bal­zac usait de beau­coup de cepen­dant, d’en effet et de pour­tant, pour­tant ses romans sont par ailleurs fort bien écrits. Mais Léau­taud vou­lait dire cepen­dant que le pour­tant, le d’ailleurs, ou l’en effet, pour­tant utiles par ailleurs, sont en effet du plus mau­vais effet lors­qu’un écri­vain, pour­tant pré­ve­nu, en abuse. D’ailleurs, ce ne sont pas ces termes mais l’u­sage exces­sif de ceux-ci qui alour­dit en effet la prose. Vous ne devrez pour­tant pas ban­nir pour autant tous les cepen­dant, les mais ou les d’ailleurs, mais veiller cepen­dant, comme le pré­co­nise en effet Léau­taud, à ne pas en abu­ser par ailleurs.

Un livre qui vous dis­trai­ra en toutes cir­cons­tances… Mais en ce qui concerne le clou du livre, c’est à dire les rillettes de Proust, je ne vends aucu­ne­ment la mèche, il va fal­loir ache­ter le livre…

Thier­ry Mau­ge­nest, Les rillettes de Proust, et autres fan­tai­sies littéraires
JBZ & Cie

A suivre dans la même col­lec­tion, le bré­viaire des petits plai­sirs hon­teux

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L’ex­cuse et l’offense

Nasr Eddin Hod­ja ne prend pas de vacances. Au contraire, il est tou­jours d’attaque…

Pho­to © Tur­kish Cultu­ral Foundation

Nasr Eddin a été invi­té par un mar­chand qui vou­drait se tar­guer dans la ville de l’a­voir eu à sa table. Le Hod­ja a accep­té car la femme de cet homme a la répu­ta­tion d’être très belle et de faire admi­ra­ble­ment la cuisine.
A la fin d’un suc­cu­lent repas, quand on en est à se laver les mains, le mar­chand inter­pelle son hôte :
— Ô Nasr Eddin ! Toi qui as des lumières sur toute chose, dis-moi si à ton avis il y a des excuses qui blessent plus que l’offense.
Nasr Eddin ne répond pas mais sans crier gare il lui admi­nistre une for­mi­dable claque sur le cul.
— Par Allah ! fais l’autre en sur­sau­tant, tu as per­du la tête !
— Je te pré­sente mes excuses, dit Nasr Eddin l’air confus, j’ai cru que c’é­tait les fesses de ton épouse.

Sublimes paroles et idio­ties de Nasr Eddin Hod­ja,
trad. J.-L. Mau­nou­ry, Phé­bus Libret­to, 1990

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