Apr 16, 2017 | Histoires de gens, Livres et carnets, Sur les portulans |
Stéphane Breton est un personnage, un drôle de personnage, à la langue étrange, submergée par les émotions et la tendresse, par la colère et la tristesse. Plus qu’un carnet de voyage, comme le laisse sous-entendre le sous-titre (Voyage en pays papou), ce sont des notes de terrain, des croquis pris sur le motif de situations prises à part comme des clichés que seul le noir et blanc serait en mesure de rendre vivant, en anglais, on dirait footages, avec tout ce que ça sous-tend de vocabulaire cinématographique (séquences, enregistrement, archives, etc.), et ce n’est pas vraiment un hasard, car Breton est un cinéaste, documentariste, photographe, ethnologue, et c’est lui qui a commis les films qu’on peut voir regroupés dans la somme disponible en coffret (que j’ai acheté un peu par hasard il y a quelques années au salon du livre de Paris, à cause de son nom) sobrement appelée L’usage du Monde, qui n’est pas sans rappeler le titre du livre de Nicolas Bouvier… Les hasards n’existent pas, il n’y a que des correspondances, et retrouver Stéphane Breton après tant d’années sonne un peu comme un coup du destin.
Breton, avant tout, c’est l’homme dont on se demande ce qu’il fait là, à la manière de Chatwin qui se demande “qu’est-ce que je fais là ?”. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il vient faire dans ce bout du monde perdu et interdit qu’est la Nouvelle-Guinée. Familier des lieux, il attend sagement les autorisations nécessaires pour rejoindre les fleuves immobiles et les montagnes où vivent ces hommes et ces femmes qui ne voient jamais ces autres hommes qui les ont sous leur tutelle, les hommes aux yeux en forme d’amande, et qui d’hommes blancs n’ont certainement jamais vu…
Ce matin encore je me suis demandé si je ne m’étais pas perdu en chemin. Existe-t-il un atlas des lieux qui ne ressemblent à rien de ce qu’ils devraient être ?
Avant le cœur des ténèbres, c’est une plongée dans l’Asie lointaine, à Jakarta, capitale d’un pays bordélique, ville moite et surprenante, dans laquelle il se perd et où il se permet de sombrer comme il est si facile de sombrer, à l’abri des regards et des complications du monde moderne, et plusieurs fois, c’est de ses désirs dont il parle, qu’il n’hésite à triturer pour aller en chercher l’origine la plus lointaine.
Plus je suis loin — de quoi je ne sais mais sans doute de l’endroit détestable où j’étais précédemment — plus je suis assoiffé. Dans une ville inconnue, je suis à la fois délivré et augmenté de moi-même. Le sentiment des possibles frappe à mon cœur comme à une porte trop tôt fermée. Une lubricité innocente flotte dans l’air. Je n’ai jamais renoncé à l’idée d’un assouvissement sauvage de mon désir, espoir sur lequel je fondais à seize ans toute ma rage d’exister. Depuis cet âge je n’ai plus guère d’illusions, mais j’attends. Ma paresse n’est que la forme de cette suspension, qui est une nostalgie désordonnée de l’ordre. Il ne me viendrait pas à l’idée d’aller chercher une fille en bas de chez moi, qui habite pourtant à Paris au fond d’une ruelle noirâtre où d’autres professent une grande religion d’abandon ; mais à Jakarta, avant la solitudes des fleuves, le cœur me bat de savoir que je suis libre. S’il est encore quelque chose pouvant me conduire à Dieu, c’est la pornographie des abandons fugitifs, qui donne envie de s’agenouiller. Traîner dans les bordels d’Asie, cette forêt de feuilles sombres et de bruits animaux, est le voyage nocturne le plus bouleversant que je connaisse.
Perdu dans un pays à grande majorité musulmane, il devient rebelle, se joue des tours à lui-même, et contourne les règles que seul lui, étranger en un pays à la tolérance modérée, peut se permettre de contourner.
Ce matin je ne me lèverai pas, je boirai de la bière avant que midi ait sonné, je n’accomplirai pas mes ablutions pour bien marquer qu’infidèle et solitaire je suis.
La plus belle des confessions est contenues dans ces trois paragraphes qui parlent de son intimité, de son rapport au monde et ses rêves intérieurs.
J’ai toujours fait des rêves géographiques. Dans le sommeil, je construis un pays avec une obstination que rien ne courbe. Mes rêves en se suivant, et tout un flot de sensations enfouies, inventent des paysages familiers comme un visage que je ne saurais pourtant décrire, jusqu’à former un même monde de mille morceaux soudés par l’habitude, et où je me trouve marcher toutes les nuits sans y penser. Voici le détour d’une route que je connais, un fleuve, une forêt ; ce bassin est au pied d’un mur aveugle que j’ai déjà contemplé. Je retrouve ces bribes dont mon angoisse est le seul lien avec un nostalgie douloureuse, car j’ai bien conscience, au fond de ma nuit, qu’elles sont le pays de mes profondeurs, auxquelles je n’échapperai pas. Cette familiarité qu’on découvre au long d’une vie les yeux fermés, cette ville faite de tant d’autres où j’ai vraiment vécu, et que les nuits bâtissent pierre après pierre, est devenue le vrai paysage de mon âme, éclipsant les rues, les arbres, les ciels de mes veilles. Je m’étonne souvent de reconnaître dans la réalité des lieux dont l’atmosphère unique m’a déjà été décrite en rêve. J’ai fini par comprendre que je ne voyais le monde qu’avec les yeux de l’être neuf que je fus avant que le jour ne m’eût poignardé. Je ne sens les choses qui m’entourent que parce qu’une géographie secrète s’est imprimée en moi qui me défend d’aimer les chemins, les fossés, les haies.
La prison dont chaque nuit j’invente un prolongement nouveau est une ville que je n’aime pas. Elle est à la fois estuaire, usine, sous-sol, autoroute. J’en connais tous les recoins puisque je les imagine à ma guise. Ou bien les invente-t-on pour moi, et pour moi seul, puisque je n’y rencontre personne ? Il y règne une atmosphère indéfinissable d’absence. J’y suis toujours désolé, en retard, en attente, en chemin. Je ne cesse de marcher, de parcourir, de traverser, d’aller vers… Je suis conduit irrésistiblement dans des tunnels, des couloirs, des rues, des quais. J’y prends beaucoup le métro, ou plutôt je suis toujours sur le point de le prendre, ce qui explique les lieux de passage, dont je ne m’affranchis jamais.
Je n’ai aimé marcher dans le monde de mes rêves que tant qu’il me faisait peur. Les choses n’ont de sens que si elles ressemblent à ce que nous aurions aimé imaginer. Nous aspirons à un monde que serait le nôtre.
Breton, c’est une écriture à part, faite souvent de tournures compliquées, à la limite du compréhensible parfois, mais on n’est pas là pour lire facilement, il faut se laisser happer par cette langue torturée dans les moments où il plonge dans l’enfer vert et les fleuves noirs, par ces moments où la proximité avec les Papous le rend fou, fou de colère de ne pas pouvoir se fondre en eux, fou de rage et de plaisir lorsqu’il se fait dévorer la peau par les insectes au point de vouloir excaver les plaies avec son canif, fou de beauté dans un monde où le soleil ne pénètre presque jamais. C’est aussi une langue qui évite les négations souvent, qui est une écriture du oui, de l’ouverture totale, des sensations plus que du voyage, des émotions surtout. Les plus belles pages sont consacrées à cette présence au monde dans la cœur de la folie de la forêt, des hommes à la peau de charbon, nus, simplement vêtus de leur étui pénien, qui refusent les cadeaux s’ils ne leur plaisent pas… Ces fleuves immobiles sont une plongée dans les tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de dérangeant et de subversif, une lecture que quelques extraits ne suffiraient pas à dévoiler…
Stéphane Breton, Les fleuves immobiles
Points aventure
Image d’en-tête © Jenny Scott
Frank Marlow Album No.55, Five unidentified young women, New Guinea, c.1939
Read more
Nov 4, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
« Je ne suis pas aventurier ou mercenaire. Je suis l’homme d’un rêve, et on ne change pas de rêve pas plus qu’on ne change de peau »
Si toutefois un jour vous croisez la route de cet homme, au hasard de vos lectures, dites-vous que vous êtes face à un des plus étranges personnages qui soit. Vous en trouverez un portrait échevelé, longue moustache portée comme des oripeaux de guerrier barbare, col de fourrure épaisse, gants blancs et sabre effilé dans Corto Maltese en Sibérie, mais vous le trouverez aussi au cœur d’un roman ténébreux de Joseph Kessel, Les temps sauvages, en ombre chinoise, tapi dans l’obscurité au côté de Semenov et de Koltchak. Celui qui parle de Nikolai Robert Maximilian von Ungern-Sternberg avec le plus de majesté et qui en brosse un portrait d’illuminé sauvage, de chef de guerre impitoyable et sanguinaire, c’est le géologue Ferdynand Ossendowski, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois sur ce blog, au travers de son livre monumental Bêtes, Hommes et Dieux, et s’il en parle avec autant de véracité, c’est que contrairement aux autres, lui l’a rencontré dans son antre. Les deux hommes mus par un but commun, échapper aux Bolchéviks, se sont serrés les coudes jusqu’à temps que le baron fou connaisse le destin funeste que lui avait prédit un chaman mongol.
Roman von Ungern-Sternberg
en uniforme de général de l’armée impériale en 1917
Comme je passais le seuil, un homme vêtu d’une tunique mongole en soie rouge se précipita sur moi comme un tigre, me serra la main d’un air pressé, puis se laissa tomber sur le lit qui se trouvait d’un côté de la tente.
— Dites-moi qui vous êtes. Nous sommes entourés par les espions et les agitateurs, s’écria-t-il d’un voix criarde où perçait la nervosité.
L’homme ne me quittait pas du regard. Il ne me fallut qu’un instant pour le dévisager et cerner son caractère : une petite tête et de larges épaules ; des cheveux blonds en désordre ; une moustache rousse en brosse, un visage émacié comme celui des vieilles icônes byzantines. Dans cette physionomie, un détail occultait tous les autres : un grand front avancé qui surmontait des yeux d’acier, perçants, fixés sur moi comme ceux d’un animal au fond d’une caverne. Aussi brève qu’ait été mon observation, elle m’avait suffit pour comprendre que j’avais devant moi un homme dangereux, prêt à commettre sans tergiverser l’irréparable. Bien que le danger fut évident, je n’en oubliais pas son attitude insultante.
Issu d’une vieille famille noble de la Baltique remontant au XVème siècle et toujours représentée, le baron fou (ou baron sanglant, ou baron noir) est un personnage que la folie a pris tandis qu’il menait les Armées Blanches avec le Général (tout aussi fou, mais beaucoup moins excentrique) Grigori Mikhaïlovitch Semenov et lorsqu’il prit la décision de la rupture avec son supérieur, l’Amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak. Ungern-Sternberg conduira un corps indigène composé de Mongols, Bouriates, Kalmouks, Kazakhs, Bachkirs et de Japonais qu’il tiendra d’une main de fer, il se convertit au bouddhisme tibétain et tentera même de remettre sur son trône l’empereur mongol Bogdo Khan. Se rêvant l’exterminateur des Bolchéviks en Russie, il se voyait la réincarnation de Gengis Khan et arborait fièrement une posture panmongoliste. Pourchassé par les Rouges qui en avaient une peur bleue, le baron blanc finit exécuté au terme d’une parodie de procès… Ne reste que le souvenir d’un fou dans les chants des Mongols des steppes…
Roman von Ungern-Sternberg aux alentours de 1919
en uniforme mongol tandis qu’il est à la tête
de la terrifiante « Division sauvage »
Les prophéties se sont réalisées. Environ cent trente jours après notre séparation, le baron fut capturé par les bolcheviks, à la suite de la trahison de ses officiers. Il fut exécuté à la fin du mois de septembre.
Baron Ungern von Sternberg… Comme un orage sanguinaire du Karma vengeur, il passa sur l’Asie centrale. Qu’a-t-il laissé derrière lui ? L’ordre du jour sévère qu’il adressa à ses soldats et qui se terminait par les paroles de la révélation de saint Jean :
— Que personne n’arrête la vengeance qui doit frapper le corrupteur et le meurtrier de l’âme russe. La révolution doit être arrachée du monde. Contre elle, la révélation de saint Jean nous a prévenus en ces termes : « Et la femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle avait à la main une coupe d’or pleine des abominations et de la souillure de ses impudicités. Et sur son front était écrit ce nom mystérieux : la grande Babylone, la mère des débauches et des abominations de la terre. Je vis cette femme enivré du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. »
C’est un vrai témoignage humain qu’il laissait là, un témoignage de la tragédie russe, une témoignage peut-être de la tragédie mondiale.
Mais il restait une autre trace, plus importante encore.
Dans les yourtas mongoles, près des feux des bergers, Bouriates, Mongols, Dzongars, Kirghiz, Kalmouks et Thibétains racontent la légende née de ce fils de croisés et de corsaires : « Du Nord est venu un guerrier blanc qui appela les Mongols, les conviant à briser leurs chaînes d’esclavage, qui tombèrent sur notre sol délivré. Ce guerrier blanc était Gengis Khan réincarné ; il a prédit la venue du plus grand de tous les Mongols, qui répandra la belle foi de Bouddha, la gloire et la puissance des descendants de Gengis, d’Ugadaï et de Kublaï Khan. Et ce temps viendra ! »
L’Asie s’est réveillée et ses fils prononcent d’audacieuses paroles.
Il serait bon, pour la paix du monde, qu’ils se montrassent les disciples des sages créatures. Qu’ils suivent Ugadaï et le sultan Baber plutôt que de se ranger sous les auspices des mauvais démons de Tamerlan le Destructeur.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
A lire, ce très bon article sur Libération, Le baron perché.
Read more
Jan 24, 2013 | Livres et carnets |
Je ne sais pas pourquoi je me suis rué sur ce bouquin. Il m’arrive parfois de retourner un livre pour en lire la quatrième de couverture et de rester accroché sur quelques mots. En l’occurrence, ce livre, s’il n’avait été recouvert d’un bandeau où figure la photo du cinéaste, vêtu d’une veste noire, d’un krama blanc écru, les traits tirés et le regard comme perdu dans le vague, une épaisse fumée de cigare l’enveloppant, je ne l’aurais peut-être pas retourné, il serait resté en-dehors de mon champ. La photo dit déjà le drame.
Rithy Panh, je ne le connais pas, à part de nom. Je sais de lui qu’il a réalisé un film, un grand film sur les années sombres où les khmers rouges ont littéralement exterminé la population du Cambodge, un film au titre qui ne laisse aucunement de place au doute : S21, la machine de mort khmère rouge. En réalité, je ne savais rien des khmers rouges, je ne savais rien du Cambodge, et je ne savais rien de ce qui s’y était passé, et je ne dis pas qu’aujourd’hui j’en sais beaucoup plus mais au moins je connais cette histoire, l’histoire de cet homme brisé par un passé trop lourd à porter.
L’élimination, c’est le récit mêlé de son expérience d’enfant dont le souvenir lui rappelle Phnom Penh, la capitale encore vivante et qui sera vidée de sa population, et des heures d’un procès qui aurait pu faire date si les vrais responsables avaient été jugés et punis, celui du responsable du S21, le bureau de sécurité, centre de torture et d’exécution de la mécanique mortelle mise en place par un régime pris de folie meurtrière. Le responsable, à tous les sens du terme, c’est Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch ou Douch.
Kaing Guek Eav (Douch) à son procès en 2012
Photo © Ho New / Reuters
L’histoire de Rithy Panh, c’est simplement l’histoire d’un jeune garçon pris dans la folie de l’histoire de son peuple, c’est l’histoire de sa famille, d’un drame qui lui a ôté son père qui finit par cesser de croire en des jours meilleurs et se laisse mourir de désespoir, un inspecteur de l’éducation érudit, éduqué, et selon l’auteur l’archétype de l’homme tourné vers la modernité, vers ce que l’homme a en lui du plus précieux pour sa propre préservation.
C’était la défaite de l’Encyclopédie. Plutôt l’ancien monde, élémentaire, terrien, que la connaissance, froide et difficile.
Ce drame lui a également ôté sa mère, une femme admirable, aimante, qui donna tout à ses enfants pour qu’ils s’en sortent, mais elle renonce le jour où sa fille décède. D’autres mourront, des êtres proches, des inconnus, des dizaines, des milliers de morts jalonnent ce livre, des milliers d’êtres innocents emportés par la folie meurtrière d’un idéologue fou porté par ses théories vaseuses et une absence totale de visibilité sur ses fins, l’horrible Saloth Sâr (Pol Pot) avec son visage figé et son sourire de statue de cire.
Face au bourreau Douch, Rithy Panh n’arrive à tirer que des explications floues, pompeuses et vides de sens, des repentances, des aveux du bout des lèvres ponctués de phrases qui le dégagent de toute responsabilité, lui, l’exécutant, le petit professeur de mathématiques devenu un immonde bureaucrate tortionnaire qui ne pouvait être en tort, car il était en accord avec l’idéologie…
Je comprends qu’on change de nom et de prénom dans la clandestinité. Mais réduire l’autre à un geste, à une mécanique, à une parcelle de son corps, ce n’est pas propager la révolution. C’est déshumaniser. C’est tenir l’être dans son poing.
Jusqu’à la libération, je suis resté le « camarade chauve », et c’était très bien ainsi : je ne portais plus le nom de mon père, trop connu. J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien.
Le récit de Rithy Panh, c’est le récit de la déshumanisation la plus totale, alors on pense immanquablement à Primo Levi, Robert Anthelme ou Elie Wiesel… C’est précisément cela l’élimination, L’Angkar (l’organisation), c’est l’élimination car vous n’êtes plus rien. Une des scènes les pires qui me reste est celle de ce jeune garçon dont la jambe s’infecte et sur laquelle il voit des vers grouiller.
Nous savions intuitivement que c’était la fin : l’irruption de la vie animale dans la vie humaine. Il est mort le lendemain.
S21 (Tuol Sleng, la colline du manguier sauvage),
ancien lycée reconverti en centre de torture
Photo © Chris Gravett
J’ai lu ce livre en peu de temps, absorbé dans ces pages qui me disaient que je devais savoir, que je devais terminer, malgré les haut-le-cœur, malgré la nausée qui prend devant la déchéance qu’on fait subir à un peuple, qu’on exécute froidement, qu’on torture et qu’on viole. Un million sept cent mille (le chiffre paraît lui-même dément) Cambodgiens sont morts directement ou indirectement des conséquences de cet assassinat organisé par une poignée de fous. 1 Cambodgien sur 5, mort… au nom d’une révolution sans classe, une révolution bornée, idiote, sans raison.
Sans doute est-ce cela, un révolutionnaire : un homme qui a du riz dans son assiette ; et qui cherche un ennemi dans le regard de l’autre.
Il faut avoir lu ce livre, pour la trace qu’il laisse, pour le futur des nations, pour être en paix avec soi malgré le déchirement qu’il procure à l’intérieur, pour apporter la paix aux morts, pour se regarder en face, pour ne pas faire comme si on ne savait pas, pour lui, pour Rithy Panh et pour les autres qui se sont vu destituer leur droit à être des êtres humains, pour peut-être cauchemarder et finalement ouvrir à nouveau les yeux sur un monde qui produit des monstres, mais au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas…
Duch: Je suis jour et nuit avec la mort.
Je lui réponds: Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté.
Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination
Éditions Grasset
EDIT : on me souffle dans l’oreillette qu’il existe un blog autour d’un projet sur la reconstruction du Cambodge et de la mémoire des années sombre, un projet d’Émilie Arfeuil et Alexandre Liebert qui se nomme Scars of Cambodia.
Read more
Jul 26, 2010 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Il y avait bien longtemps que je n’avais partagé mes lectures. Aussi, voici un des derniers titres que j’ai lu, une œuvre étrange et bigarrée. Lire le Le manuscrit trouvé à Sarragosse de Jean Potocki, c’est à la fois plonger dans un univers fantastique coloré tel qu’on peut encore se le représenter dans les films de Sindbad le marin où l’on pouvait voir exceller les effets spéciaux de Ray Harryhausen, et c’est aussi se retrouver dans les pages fleuries d’un grand roman d’aventure comme savait par exemple en composer Robert Louis Stevenson. La première des analogies à laquelle j’ai d’ailleurs pensé fait référence aux Nouvelles mille et une nuits où l’on voit évoluer dans les nuits moites des grandes capitales européennes la silhouette fine du Prince Florizel de Bohême et de son Grand Écuyer, le colonel Geraldine.
Voici ce qu’on peut en lire sur Wikipedia:
Roman somme, le chef‑d’œuvre de Potocki, tardivement découvert en France, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Considéré par Roger Caillois et les surréalistes comme un des précurseurs de l’esthétique fantastique, il a longtemps été présenté aux lecteurs sous cet angle. Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique le désigne même comme le roman modèle de ce qu’il nomme le fantastique-étrange.
Mais les travaux plus récents et, surtout, la version complète du roman montrent que celui-ci va beaucoup plus loin. En effet, il n’emprunte pas seulement à la littérature gothique et fantastique mais explore aussi les voies du roman d’apprentissage, du roman libertin, du roman à tiroirs, philosophique, picaresque, et la liste est longue. Pour les chercheurs actuels, comme Dominique Triaire ou François Rosset, le Manuscrit trouvé à Saragosse est, plus qu’un livre fantastique, un roman sur le discours et sur le roman lui-même.
Ce qui frappe au premier abord dans ce livre écrit en français, c’est la richesse du vocabulaire et des images créées. On s’étonne aussi du ton libertin qu’on ne retrouve à l’époque que dans les écrits d’un Sade. Le livre commence par un avertissement de l’auteur qui tient lieu d’introduction car ce fameux manuscrit trouvé l’est par un officier emprisonné dont le geôlier est un parent du narrateur, un certain Alphonse Van Worden. Le récit s’écrit ensuite sur le modèle des Mille et une nuits, dans le style dit du “conte enchâssé” par lequel l’histoire se déroule lorsqu’une histoire est racontée par un protagoniste et dans lequel le personnage raconte lui-même une histoire, etc.
Le souper ne fut point gai et je ma hâtai de souhaiter le bonsoir à mes cousines. J’espérais les revoir dans ma chambre à coucher et réussir mieux à dissiper leur mélancolie.
Elles y vinrent aussi plus tôt que de coutume, et, pour comble de plaisir, elles avaient inleurs ceintures dans leurs mains. Cet emblème n’était pas difficile à comprendre. Cependant Émina prit la peine de me l’expliquer. Elle me dit :
— Cher Alphonse, vous n’avez point mis de borne à votre dévouement pour nous, nous ne voulons point en mettre à notre reconnaissance. Peut-être allons-nous être séparés pour toujours. Ce serait pour d’autres femmes, un motif d’être sévères, mais nous voulons vivre dans votre souvenir et, si les femmes que vous verrez à Madrid l’emportent sur nous pour les charmes de l’esprit et de la figure, elles n’auront du moins pas l’avantage de vous paraître plus tendres ou plus passionnées. Cependant, mon Alphonse, il faut encore que vous nous renouveliez le serment que vous avez déjà fait de ne point nous trahir, et jurez encore de ne pas croire le mal que l’on vous dira de nous.
Je ne pus m’empêcher de rire un peu de la dernière clause, mais je promis ce qu’on voulut et j’en fus récompensé par les plus douces caresses.
Le roman de Potocki fait appel à toutes les figures possibles du genre fantastique ; histoires de revenants, exorcisme, folie démoniaque, ésotérisme. On voit également apparaître des Gitans ou des kabbalistes, ce qui confère à l’ensemble une coloration qui le fait pencher du côté du roman initiatique. Mais avant tout, c’est un grand roman d’aventure un peu confus et difficile à suivre, mais d’une écriture limpide qui le rend agréable.
» Mais tel n’était point le fils unique du prévôt, Messire Thibaut de la Jacquière, guidon des hommes d’armes du roi. Gentil soudard et friand de la lame, grand pipeur de fillettes, rafleur de dés, casseur de vitres, briseur de lanternes, jureur et sacreur. Arrêtant maintes fois le bourgeois dans la rue pour troquer son vieux manteau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur. Si bien qu’il n’était bruit que de Messire Thibaud, tant à Paris, qu’à Blois, Fontainebleau, et autres séjours du roi. Or donc, il advint que notre bon Sire de sainte mémoire François Ier fut enfin marri des déportements du jeune sousdrille, et le renvoya à Lyon, afin d’y faire pénitence, dans la maison de son père, le bon prévôt de La Jacquière, qui demeurait pour lors au coin de la place de Bellecour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond.
» Le jeune Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec autant de joie que s’il y fût arrivé chargé de toutes les indulgences de Rome. Non seulement on tua pour lui le veau gras, mais le bon prévôt donna à ses amis un banquet qui coûta plus d’écus d’or qu’il ne s’y trouva de convives. On fit plus. On but à la santé du jeune gars, et chacun lui souhaita sagesse et résipiscence. Mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la remplit de vin, et dit : « Sacre mort du grand diable, je lui veux dans ce vin bailler mon sang et mon âme, si je jamais je deviens plus homme de bien que je ne suis. » Ces affreuses paroles firent dresser les cheveux à la tête des convives. Ils se signèrent et quelques-uns se levèrent de table.
Le cinéaste Wojciech Jerzy Has en fit une adaptation cinématographique en 1965, qu’on peut encore trouver dans le repli de la couverture de l’édition limitée éditée chez Tel Gallimard.
L’étrangeté de l’œuvre tient à la personnalité complexe du personnage de Potocki, homme très instruit, ancien militaire et homme politique, subtilement lettré, certainement Franc-maçon, il écrivit de superbes carnets de voyage et posa les fondements de l’ethnologie. Son caractère complexe et passionné aura raison de lui et il sombrera dans une douce folie qui le mènera à sa perte pour le moins horrible, racontée par Roger Caillois.
En 1812, il se retire dans sa propriété de Uladowka, en Podolie, d’où il ne sort que pour travailler dans la bibliothèque de Krzemieniec. Il est neurasthénique, en proie à de fréquentes dépressions nerveuses, souffrant en outre de très douloureuses névralgies. Dans ces accès de mélancolie, il lime la boule d’argent qui surmonte le couvercle de sa théière. Le 20 novembre 1815, elle est à la dimension voulue. Une tradition veut qu’il l’ait fait bénir par le chapelain de son domaine (dérision ou concession, on ne sait). Il la glisse alors dans le canon de son pistolet et se fait sauter la cervelle. Les murs de la pièce en sont tout éclaboussés.
Liens:
Read more
Jan 26, 2010 | Livres et carnets |
Mattias est heureux. Ou plutôt, il est, simplement. Mieux, il est heureux mais se contente d’être, du coup, il ne sait pas qu’il est heureux. On entre dans son histoire tandis qu’il est adolescent, un jeune garçon paisible vivant à Stavanger, une grosse ville du Vestlandet, une région de Norvège côtière face à l’Atlantique, là où il neige plus rarement que dans les terres. Peu de questions se posent à lui et c’est presque tout naturellement qu’il rencontre sa première petite amie, Helle, avec qui il vit son premier amour, sa première passion et une multitude de premières fois. Près de lui, il y a aussi Jørn, son ami d’enfance. Pour lui, tout va, le bonheur est là. Il est porte une tenue de travail décorée de fleurs de magnolias et exerce la profession de jardinier.
Sur la stratégie de survie : Modèle fondamental pour mener une existence longue et heureuse. Le modèle en trois étapes.
Inspirez.
Expirez.
Répétez au besoin.
Photo © Polandeze
Seulement un jour, tout ne va pas si bien que ça. Mattias chante divinement bien, mais il refuse de devenir le chanteur attitré du groupe de Jørn. Et puis dans son appartement la vie se déroule paisiblement, jusqu’au jour où Helle lui avoue qu’elle a une liaison et qu’elle va le quitter. Alors Mattias décide de partir en tournée avec Jørn dans les îles Féroé, c’est le bon moment pour lui de faire un break et de se retrouver loin de chez lui. Les îles Féroé c’est plutôt tranquille comme endroit pour se refaire une santé, simplement il se retrouve en pleine nature il ne sait comment, parmi des moutons trempés par la pluie et les mains ensanglantées. Éloge de la fuite. Désenchantement et chute brutale. Mattias est littéralement tombé ici comme les anges déchus chutent à terre. Finalement, il a trouvé l’aubaine pour ne plus être un véritable être humain et commencé à tendre vers la disparition ; le désir d’anonymat prend corps dans un monde où être premier est souvent une vertu en soi, un fin absolue.
J’étais coincé à l’arrière de la voiture entre Anna et NN, et je me disais que j’étais décidément un abruti, moi qui croyais que les Féroé étaient un endroit idéal pour disparaitre car ici, les informations sur mon compte circulaient à une vitesse qui dépassait le mur du son. Les gens nous ont reconnu aux endroits les plus improbables du pays puisque nous étions peu et a priori bizarroïdes, quelque part entre la psychiatrie et la réalité, comme des espèces de mascottes en feutre qu’on aurait envie de serrer contre soi, voilà ce que je me disais — et j’étais en permanence présenté comme le dernier ex-dingo, un rôle que je m’efforçais d’interpréter à la perfection, à moins qu’il ne m’ait plus été nécessaire de jouer, je ne sais pas. Je sais juste que je laissais à contrecœur des traces derrière moi partout où j’allais, quand bien même je m’échinais à fouler le sol aussi précautionneusement que possible. Je jouais l’idiot et plus encore : j’étais un imbécile qui croyait pouvoir s’évaporer ici, au lieu de quoi j’étais un évaporé qui se faisait plus que jamais remarquer.
Photo © Stig Nygaard
Johan Harstad est un jeune écrivain et dramaturge norvégien, qui en est tout de même à sa cinquième œuvre publiée et avec ce gros livre de près de 500 pages, Buzz Aldrin, mais où donc es-tu passé ? (Buzz Aldrin, hvor ble det av deg i alt mylderet?) est une véritable ode au bonheur dans un monde agité. La chute de Mattias, le fait qu’il se retrouve dans une usine réaffectée en unité de soins post-psychiatrique dans la petite ville de Gjógv et l’histoire simple d’une vie qui passe, déracinée, détachée de tout ce qui pèse au quotidien, tout ceci ressemble à un brulot contre la vie désordonnée et fatigante, contre le vent et les marées des illusions d’un monde qui a parié sur l’indifférence et l’apparence. La lecture de ce livre donne envie d’être heureux et de ne pas se compromettre avec la mondanité trop facile, le monde qui ne vaut pas le coup, et même si parfois on a l’illusion de pouvoir s’en retrancher totalement, on finit toujours par être rattrapé, au moins par ses amis et sa famille, les gens proches, ceux à qui on ne peut demander de tirer définitivement un trait sur ce que nous sommes, de nous oublier et de nous aimer.
Il serait plus juste d’affirmer que nous avons un atteint un certain point en atteignant du même coup la fin de cette année, ça non plus je ne sais pas. Mais ce que je sais avec certitude, c’est que j’aimais être avec elle. Je crois que je suis tombé amoureux d’elle à force de passer du temps avec elle, et pas nécessairement en elle. Il est tout à fait probable que ma quête de l’autre était à ce point désespérée que, tôt ou tard, j’aurais tendu les bras vers la première personne qui se serait présentée à moi. Pire, je pense que je l’étais moi-même : désespéré.
Le livre d’Harstad donne un grand coup de pied dans la fatuité du monde et permet de respirer un grand coup et très fort. Un livre qui bruisse doucement comme le chant d’un ruisseau au cœur de la nature enneigée et silencieuse. Un livre qui dit les silences indicibles, qui redonne le sourire lorsque le désespoir nous étreint. Un livre qui tout simplement rend heureux.
Même Dieu n’aurait pas pu traverser l’enceinte de son église sans se faire remarquer.
Johan Harstad
Buzz Aldrin, mais où donc es-tu passé ?
Gaïa Editions, 512 pages, ISBN 978–2‑84720–137‑6
Read more