Les méha­rées de vieux Théodore

L’a­ven­ture de Théo­dore Monod dans le Saha­ra, celle qui donne nais­sance au célèbre livre Méha­rées est avant tout une aven­ture scien­ti­fique. En cours de lec­ture, on se rend compte que l’in­ten­tion n’est pas d’é­crire un trai­té sur le désert, ni même un roman épique, et encore moins un livre qui serait le témoin d’une époque ou d’un exploit. C’est en fait un recueil de notes, une col­lec­tion ordon­née d’une équi­pée scien­ti­fique dans un des milieux les plus hos­tiles qui soit sur Terre ; le style en est sou­vent enle­vé, d’une pré­ci­sion et d’une rapi­di­té abso­lu­ment efficace.

3,11 m x 1,60 m, soit 5m² ; une cel­lule d’a­na­cho­rète marin, à bord du Grim­sby 877, en août 1923. Par­tout coquillages, étoiles de mer, bocaux, tubes, fla­cons, cuvette, tout un bric-à-brac océa­no­gra­phique, auquel viennent fra­ter­nel­le­ment se mêler, aux coups de rou­lis, quand on vient en tra­vers pour filer ou virer le cha­lut, des livres mouillés, des pape­rasses gluantes, de l’eau de mer sale et des bottes en caoutchouc.

Canyon du Tas­si­li — Pho­to © Josef Giral

Avec un lan­gage d’une par­faite clar­té, il dépeint ces pay­sages for­mant son quo­ti­dien, avec une cer­taine poé­sie confi­nant au mys­ti­cisme. Ses des­crip­tions sont poi­gnantes et plongent au cœur de ce milieu éton­nant qui contrai­re­ment aux idées reçues n’est pas fait que de sables et n’est pas tou­jours écra­sé par la cha­leur impla­cable d’un soleil au zénith.

Sinistre pays. Le pre­mier arbre — un petit aca­cia — est à qua­rante-cinq kilo­mètres d’i­ci. La terre net­toyée, déchar­née jus­qu’à l’os, pul­vé­ri­sée au souffle des siècles, est morte. Le vent, qui siffle sur les dunes cou­ron­nées d’une légère buée de pous­sière, chante un cycle révo­lu et le repos défi­ni­tif d’un sol qui ne connaî­tra plus la pluie.

Mais lorsque le soleil est là, il est l’élé­ment domi­nant, ver­sant sans consis­tance face à l’autre pro­blé­ma­tique de la vie dans le désert ; le besoin d’eau. On en trans­pi­re­rait presque à l’autre bout des pages.…

Au milieu du jour, la four­naise flam­boie ; le ciel est tout déco­lo­ré tant il est lumi­neux ; la cha­leur, tor­ride, s’a­bat d’un soleil ver­ti­cal en nappes brû­lantes ; elle monte du sable incan­des­cent et des pier­railles sur­chauf­fées. Impos­sible alors de poser le pied nu par terre, quand le sol peut atteindre 80°C. Ma gan­dou­ra sent le brû­lé, le linge où vient de se pro­me­ner le fer de la repas­seuse. Nulle ombre sur l’ho­ri­zon, inva­ria­ble­ment plat et mono­tone, où l’air chaud pal­pite et où le mirage étale les flaques d’im­pos­sibles et déce­vantes lagunes.

Saha­ra — Pho­to © LOPE

Sur­tout, mal­gré une répu­ta­tion d’homme aus­tère et peu cau­sant, l’ar­ché­type imbé­cile du pro­tes­tant aride, il nous appa­raît au tra­vers de son texte sua­ve­ment drôle et cabot, un tan­ti­net sar­cas­tique, mais tou­jours d’un esprit d’à-pro­pos très bien amené.

Pas de lit, bien enten­du. C’est un engin d’air non agi­té — celui de la chambre, ou de la tente — pas de plein vent. Je sais qu’il existe des lits pliants, dits de camp (“Modèle ren­for­cé pour les Explo­ra­teurs”, spé­ci­fie le cata­logue), mais ce sont de pauvres fer­railles : a‑t-on idée d’une affaire comme ça dres­sée sur un reg ?
Cas spé­ciaux : 1. Le sol inon­dé ? C’est bien rare et le lit-esca­lade, voire le lit flot­tant, ne sont pas d’u­sage cou­rant. 2. Le cram-cram ? Oui à l’oc­ca­sion, mais alors, ce n’est plus vrai­ment le Saha­ra. 3. Les bêtes ? — Quelles bêtes ? — Mais les “méchantes” (sic). — Inutile, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui dorment, ils le font au Saha­ra, à même le sol. Nous ferons comme eux.
Dans le sable, c’est déli­cieux,  bien que la matière ne soit nul­le­ment com­pres­sible et qu’il faille pré­voir le loge­ment de la tête du fémur et de la tête iliaque. Dans le reg dur, ou dans les cailloux, c’est par­fois moins voluptueux.

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Dans ce livre, les réfé­rences bibliques sont légions, comme autant de points d’orgues venant appor­tant un éclai­rage nou­veau à l’ex­pé­di­tion scien­ti­fique de la méha­rée, et colorent le texte d’in­for­ma­tions qui se téles­copent avec la réa­li­té. Ça don­ne­rait presque envie de plon­ger dans l’An­cien Testament.

L’Ah­met est chaud en été. Il est aus­si aéré. Vents de sable, re-vents de sable, re-re-vents de sable et ain­si de suite. Cela manque déci­dé­ment de fan­tai­sie : un vent de sucre en poudre, d’é­cailles de harengs, de pépins de cor­ni­chons, à la bonne heure, mais tou­jours et seule­ment de grains de quartz à la longue, cela se fait monotone.
Fin du monde ou début ? Genèse ou Apo­ca­lypse ? La terre, radeau ivre, plonge dans un chaos décoloré.

De l’é­ru­di­tion à en perdre la tête, et de l’hu­mour, toujours…

[…] Je viens de décou­vrir dans la falaise une vaste grotte aux parois abon­dam­ment illus­trées par des artistes pré­his­to­riques ; des sil­houettes d’a­ni­maux, des corps fémi­nins stéa­to­pyges, comme disent les eth­no­logues, ou, pour par­ler avec Jean Tem­po­ral, “ayant les par­ties du der­rière pleines et moufflètes” […]

Si le livre de Monod est une ode à la joie du désert né d’un fort esprit scien­ti­fique, c’est avant tout un livre qui réha­bi­lite les longues éten­dues de sable et cherche à balayer les pré­ju­gés. S’il trouve des copro­lithes de cro­co­diles et des hame­çons dans les amas de ruines de cer­tains oueds, c’est pour prou­ver que la consti­tu­tion géo­lo­gique de l’en­droit a un jour été qua­si­ment iden­tique à cer­tains lieux euro­péens. S’il parle du sel en grande quan­ti­té que l’on trouve sur cer­taines plaines, c’est pour mieux réfu­ter l’i­dée que le Saha­ra a un jour été une mer et rap­pe­ler que c’est le sel qui va à la mer et non la mer qui apporte le sel. Enfin, il dit que le désert n’est pas tou­jours chaud, que le sable gèle et que ses pieds prennent l’on­glée et ses talons se cre­vassent sous l’ef­fet du froid… On y apprend éga­le­ment, que les noyades dans le désert ne sont pas choses rares car les pluies y sont vio­lentes que les rares ravines ont tôt fait de se trans­for­mer en lit de tor­rents. Les sales bêtes ? Rares sont ceux qui meurent de mor­sures de ser­pent ou de piqûres de scorpion.
Au-delà de l’a­nec­dote, la thé­ma­tique qui sou­tient sou­vent le texte, c’est la seule chose avec laquelle il faut comp­ter, c’est l’eau. L’eau, source de vie, élé­ment indis­pen­sable, objet de tous les com­bats, mais aus­si sou­vent source de mort. Les puits sont sou­vent faits d’eau sale, crou­pie, souillée, affu­blée de nombre de qua­li­fi­ca­tifs aus­si bigar­rés que plai­sant, c’est sans par­ler de l’eau “piquante”, “pour­rie”, des puits souillés par les déjec­tions ani­males, quand ce n’est pas car­ré­ment de cadavres.

Méha­rées, un grand livre qu’il faut prendre le temps de lire à l’ombre d’un pal­mier, sur le sable chaud, ou froid, selon l’en­vie du moment…

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Petits miracles entre nous

Pho­to © Andy Hares

Quel­qu’un de très cher m’a offert un guide tou­ris­tique de l’É­gypte. Le guide Geo pour ne pas le nom­mer. Pen­dant long­temps, j’ai évi­té le rayon tou­risme des librai­ries, dédai­gneux, me disant que la seule lit­té­ra­ture valable pour voya­ger était celle des écri­vains voya­geurs, leurs trop nom­breux ouvrages d’ex­pé­rience, mais j’ai lais­sé ces idées au ren­cart et je pense à pré­sent que rien ne vaut un guide de voyage pour plon­ger direc­te­ment au cœur du sujet.
Aus­si, à la fin du pre­mier para­graphe de la page 413 concer­nant l’oasis de Siouah, je relève quelques mots qui piquent ma curio­si­té comme l’ai­guillon d’une vive en plein mois d’août.

Depuis un siècle, l’his­toire de l’oa­sis serait consi­gnée dans le mys­té­rieux Manus­crit de Sioua, com­pi­la­tion de récits par­fois ances­traux, gar­dé secret.

Pho­to © Walid Has­sa­nein

Selon toute vrai­sem­blance, on m’a tou­jours caché l’exis­tence de ce docu­ment et je trouve ça vexant. Du coup, j’ai cher­ché par moi-même sur Inter­net, mais rien ne m’est appa­ru per­ti­nent. En outre, je me vite trou­vé dévié par le cou­rant et j’ai atter­ri sur le site de Gal­li­ca que je n’a­vais pas consul­té depuis des lustres. Beau­coup de choses ont chan­gé et sur­tout, le fonds s’en trouve consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té. J’ai trou­vé ce livre au titre inter­mi­nable : Nou­velles annales des voyages, de la géo­gra­phie et de l’his­toire : ou Recueil des rela­tions ori­gi­nales inédites, com­mu­ni­quées par des voya­geurs fran­çais et étran­gers ; des voyages nou­veaux, tra­duits de toutes les langues euro­péennes ; et des mémoires his­to­riques sur l’o­ri­gine, la langue, les mœurs et les arts des peuples, ain­si que sur les pro­duc­tions et le com­merce des pays peu ou mal connus : accom­pa­gnées d’un bul­le­tin où l’on annonce toutes les décou­vertes, recherches et entre­prises qui tendent à accé­lé­rer les pro­grès des sciences his­to­riques, spé­cia­le­ment de la géo­gra­phie / publiées par MM. J. B. Eyriès et Malte-Brun dont le pre­mier tome date de 1819.

J’ai éga­le­ment trou­vé cette petite perle: Algé­rie et Tuni­sie : récits de voyage et études, par Alfred Baraudon.

Un peu plus loin, le Jour­nal des voyages et des aven­tures de terre et de mer publié entre 1877 et 1929.

Journal des voyages et des aventures de terre et de mer

Et pour finir, Études de mytho­lo­gie et d’ar­chéo­lo­gie égyp­tiennes. Vol. 6, par Gas­ton Mas­pe­ro (1912).

Des tré­sors comme ça, il y a en a par­tout sur le web et toute une vie ne suf­fi­ra pas à satis­faire les plus curieux, mais il faut que ça reste entre nous, hein ? Et puis avec tout, je n’ai tou­jours rien trou­vé sur ce pré­cieux manus­crit de Siouah…
Loca­li­sa­tion de l’oa­sis de Siouah (ou Siwa) sur Google Maps.

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Sana’a et Shi­bam, au pays des man­geurs de qât, Wil­fred The­si­ger le nomade #3

Pho­to © Ees­ti

  1. The­si­ger s’ap­prête à tra­ver­ser le Désert des déserts, Rub al-Kha­li (الربع الخالي), la Zone Vide, consti­tuant la par­tie la plus méri­dio­nale de la pénin­sule ara­bique, un véri­table enfer sur terre avec des tem­pé­ra­tures dépas­sant plus que sou­vent les 50°C. Il tire­ra de ses mul­tiples tra­ver­sées un livre épo­nyme et bâti­ra des ami­tiés longues avec les Bédouins du désert, des hommes féroces, sans pitié vivant de raz­zias, tou­jours armés de leur fusil et de leur poi­gnard riche­ment ornée enfon­cé dans la cein­ture, le Jam­biya (جمبية). Avant d’en­trer dans le désert bru­lant il fait halte dans la vieille ville de Sana’a, capi­tale du Yémen ( ﺍﻟﺠﻤﻬﻮﺭﯾّﺔ اليمنية) et ins­crite au patri­moine mon­dial de l’U­NES­CO pour ses hauts immeubles en pisé poly­chromes et déjà habi­tée il y a plus de 2500 ans. La vieille ville compte 6500 mai­sons toutes déjà pré­sentes au XIè siècle créant la pers­pec­tive ver­ti­gi­neuse d’un damier gra­phique à perte de vue.

Pho­to © Ees­ti

Une gale­rie de pho­tos sur le site de l’UNES­CO.
Loca­li­sa­tion de Sana’a sur Google Maps.

Pho­to © Keb­ne­kaise

Plus à l’est, une autre ville du Yémen, Shi­bam (شبام), dans l’Ha­ma­draout (éga­le­ment ins­crite au patri­moine mon­dial), construite au XVIè siècle. La cité suit un plan car­ré et son mur d’en­ceinte est consti­tué de hautes tours, pré­fi­gu­rant l’ur­ba­nisme en hau­teur encore en vigueur aujourd’­hui. Uni­que­ment com­po­sée de tours en terre au som­met peint en blanc des­ti­né à pro­té­ger la matière des intem­pé­ries, c’est un cas unique d’ar­chi­tec­ture. Son nom est sou­vent accom­pa­gné du sur­nom de “Man­hat­tan du désert” et aujourd’­hui encore elle est habi­tée, pro­té­gée et véné­rée par 7000 rési­dents permanents.

Pho­to © Wil­fred The­si­ger — Pitt Rivers Museum

Pho­to © Art His­to­ry Archive

D’autres cli­chés inté­res­sants sur Toxel.
Loca­li­sa­tion sur Google Maps.

Wil­fred The­si­ger, Visions d’un nomade, Plon, 1987, coll. Terre humaine.

Billet sui­vant: Mud­hif Ma’dan et Yazi­di, Wil­fred The­si­ger le nomade #4

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