Sep 27, 2015 | Archéologie du quotidien |
J’ai écrit un livre sans m’en rendre compte. Tout était là, sous mes yeux, compilé au fur et à mesure du temps ; c’est à peine si je m’en suis aperçu. Trois ans après être revenu de Turquie, j’ai écrit des centaines de lignes sur mes carnets et dans mes cahiers, je les ai transformées en billets pour mon blog, agrémentées des photos que j’ai pris un soin infini à trier, à retoucher, à documenter d’images pour parler d’architecture ou de religion et faire de mes écrits quelque chose de compact, donnant une image au plus près de ce que j’ai ressenti lors de mes voyages, toujours très denses en émotions et en informations de toute sorte qu’on ne peut livrer telles quelles sans les retravailler pour en ébarber les contours. Je ne me compare pas à Nicolas Bouvier, mais je comprends mieux pourquoi il a mis près de vingt ans à accoucher de L’usage du monde. Il y a une dimension de maturation qui ne peut que prendre du temps. Tous les fabricants de vins ou de fromages vous le diront.
Alors me voici métamorphosé en relecteur, passant de longues heures depuis quelques jours à retravailler mon texte qui me semble lourd par moment. Quelques petites épiphanies me font bondir de plaisir, parfois. Le reste me semble pesant, ne me procure aucune joie… Peut-être l’usure de la relecture. L’écriture ne ressemble en rien à la lecture. Le texte défile et l’impression d’essorer mes mots me le rend âpre et sans consistance. Difficile dans ces conditions de savoir ce qu’il en est réellement. Pour le reste, ce seront les lecteurs qui en décideront, mais je ne vais pas pouvoir retailler à l’infini mon texte comme un diamant, au risque de me retrouver avec un caillou aux dimensions dérisoires. Je ne sais plus qui disait qu’écrire, c’est d’abord enlever des mots, couper des phrases entières, réduire à sa plus simple expression, comme une sauce qu’on fait réduire pour n’en recueillir qu’un liquide compact, concentrant dans un infime volume toutes les saveurs nécessaires et primordiales.
De mon voyage en Thaïlande, il me reste au final plus de photos que de textes. C’est certainement la raison pour laquelle j’ai du mal à me lancer dans la rédaction de mes carnets de voyage. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura comme une impression d’incomplétude et repartir sera difficile. Il me reste l’hiver pour cela. En effet, février sera le moment pour repartir, je ne sais pas où encore, mais le besoin de tout lâcher se fait sentir.
Au creux de ce texte, ce sont mes deux carnets de voyage en Turquie que j’ai décidé de compiler. Le troisième voyage n’y figurera pas tant il fut différent. A vrai dire, je ne sais pas encore comment l’aborder, ni comment le broder. Les pièces sont encore là, sur mon bureau. Le temps a besoin de faire son œuvre encore quelques mois peut-être.
Je retourne à présent sur mon bureau pour tailler dans le vif, découper les lamelles de viande séchée, débiter les cordons de cuir dans une peau encore fraîche. Dehors il fait soleil, un été qui s’étire comme un élastique, tendu à bloc.
Travaille ton style, mon petit…
Photo d’en-tête © Camilla Hoel
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Sep 5, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Carnet de voyage en Turquie : Balades poétiques et visages stambouliotes
Bulletin météo de la journée (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humidité : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humidité : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 17 km/h
Voilà. C’est mon dernier jour. Comme par un heureux hasard, c’est aujourd’hui la fête de la rupture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Ramazan Bayramı. Dans la cour de l’hôtel où l’on prend le petit déjeuner sur les canapés ottomans. Je répète, avec l’impression que les mots vont rester en moi, les vocables qui désignent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les croissants (kruvasan).

Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en passant dans la salle à manger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai passé un mois sous le soleil brûlant de la Turquie, mais j’ai les yeux tristes et fatigués, je me sens aussi vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de partir, le ciel s’est couvert d’un voile gris comme au lendemain d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tandis que je me remplis de café et de pâte de sésame en maugréant en imaginant que la température du ciel est quasiment tombée de quinze degrés. Je ne sais pas exactement ce que je ressens, partagé entre un bonheur incommensurable d’avoir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être laissé entraîner dans des ornières que je ne m’imaginais pouvoir suivre un jour, et la tristesse infinie qui me serre l’estomac à l’idée de devoir partir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont toujours animés commencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de désolation dont je ne veux pas connaître la profondeur. Je commence à me sentir désarmé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vraiment quoi faire, plus vraiment où aller. En ce jour de fin de Ramadan, il n’y a pas grand-chose d’ouvert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vêtements, tout en couleurs pastels, en brillants et en tissus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles richement parés. Je tombe même sur un couple d’Indonésiens, presque aussi incongrus ici que je peux l’être moi-même, à la différence près que eux, sont musulmans… Derrière la Mosquée Bleue, les vendeurs du bazar d’Arasta ne sont plus vraiment intéressés par les passants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décarcasser pour aller arnaquer le touriste n’était plus vraiment à l’ordre du jour, ni même une nécessité impérieuse. Je me dis que pour cette dernière journée, je pourrais aller voir cet étrange musée passant complètement inaperçu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais malheureusement, une pancarte indique à l’entrée du musée qui commence là où les marches s’enfoncent dans le sol, qu’en raison de la fin du ramadan, le musée est fermé pour la matinée. Le vieil homme à l’entrée me dit de revenir dans une heure et que ce sera certainement ouvert. Pendant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mosquée du Sultan Ahmet Ier, regarde les passants apprêtés dans leurs habits de cérémonie, me demande encore combien de temps je vais pouvoir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sensation étrange, inexplicable, qui me pousse à vouloir partir immédiatement. Je ne reste finalement pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je descends sous terre sans imaginer ce que je vais trouver là.









Le musée des Mosaïques est en réalité un ancien péristyle mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jusqu’en 1954 et qui ont mis au jour les derniers vestiges de ce qui était le Grand Palais commencé par Constantin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse imaginer l’importance du bâtiment d’origine. On pense, certainement à raison, que le Grand Palais était une accumulation de salles de styles hétéroclites, construites à des époques différentes. On peut avoir une idée de ce à quoi ressemblait le Palais sur le site de Byzantium 1200. Franchement, on aurait presque préféré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tristesse. L’état d’abandon dans lequel il a dû se trouver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conservateurs. Et moi, je n’aurais pas dû terminer mon voyage par ces tristes vestiges, me laissant un goût amer dans la bouche. Étrangement, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air bucolique et champêtre, sont en réalité de réelles scènes d’horreur. La qualité est incroyable et d’une grande fraîcheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les couleurs resplendissantes. On peut voir des éléments architecturaux et ce qui peut ressembler à des scènes de chasse ou de vie champêtre, une vie éloignée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus lointain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.
Je pensais m’être trompé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tandis que je lisais le sublime livre de William Dalrymple, L’ombre de Byzance, je retrouvais mes sentiments traduits de la même manière par le grand écrivain britannique.
J’ai passé le plus clair de l’après-midi au musée des Mosaïques, à admirer les quelques motifs rescapés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Justinien — et proviennent du Grand Palais, qui se dressait jadis à flanc de colline, derrière la Mosquée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fouler l’empereur Héraclius lorsqu’il apprit la chute de Jérusalem aux mains des Perses ou la reddition d’Alexandrie.
Au premier abord, on s’étonne d’y trouver encore une influence hellénistique. Le style de ces mosaïques est le plus souvent bucolique et empreint d’un naturalisme chaleureux qui, à première vue, s’apparente davantage aux délicates fresques de Pompéi qu’aux figures raides et hiératiques des icônes byzantines plus tardives ou austères Pantocrator qui dominent souvent la coupole des églises médiévales. Mais au bout d’un moment, quand on examine de plus près ces idylles pastorales, on finit par s’inquiéter pour la santé mentale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Toujours à première vue, on croit voir par exemple un cheval allaiter un lion ; il s’agit bien sûr d’un symbole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dormant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vraiment de très près, on s’aperçoit que le lion est en train d’éventrer le cheval tout en refermant ses mâchoires sur ses testicules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de derrière pour attaquer un éléphant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gladiateurs en haubert et culottes de cuir que charge un tigre rose gravement blessé au cou et saignant de la gueule, et, ailleurs encore, un griffon ailé qui fond sur une antilope et lui arrache la peau du dos tandis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjectures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à imprégner ses œuvres d’une violence aussi psychopathologique : les assassinats et autres révolutions de palais étaient fréquents, à l’époque ; on ne voit pas quel apaisement ces scènes sanguinolentes pouvaient procurer à l’empereur qui les foulaient quotidiennement. D’un autre côté, elles fournissent un antidote salutaire à la littérature byzantine, dont le corpus est uniformément pétri de pessimisme pieux et essentiellement composé d’interminables hagiographies dont les ascètes héroïques résistent aux silencieuses invites de séductrices démoniaques. Peut-être l’empereur éprouvait-il quelque soulagement à retrouver ces scènes de carnage quand il avait supporté deux heures durant les sermons sur la chasteté débités par le patriarche.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto

Ici s’arrête un peu brutalement mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours passés en Turquie. Ici s’arrête mon récit de voyage, car, trois ans après être revenu de Turquie, quasiment jour pour jour, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé après avoir visité le Grand Palais. J’imagine que j’avais laissé ma valise à l’hôtel après avoir quitté la chambre et avoir pris mon petit déjeuner et j’ai dû dire au réceptionniste que je la laisserai là jusqu’à ce que mon taxi vienne me chercher pour l’aéroport. Non seulement je ne m’en souviens plus, mais c’est ici que s’arrêtent mes notes de voyages, que, scrupuleusement, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout laisser tomber, je devais être épuisé de corps et d’esprit et j’ai certainement à un moment donné décidé de me recroqueviller sur moi-même, incapable d’en absorber plus, incapable de retenir plus que tout ce qui m’avait été donné jusque là. Ce qui est certain, c’est que j’ai bien pris l’avion, et que je suis passé au-dessus des Alpes (la preuve en photo), mais je ne me rappelle vraiment, sincèrement, plus de rien…



La seule chose dont je me souviens, c’est que le lendemain, j’étais déjà reparti au travail, ne m’étant laissé absolument aucune marge pour décompresser. Au contraire de nombre de personnes, je ne vois pas l’intérêt de ne pas profiter jusqu’au bout. Je me fous de rentrer plus tôt, “pour faire la lessive”, “pour ranger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retourner au travail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous littéralement. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du travail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’éreinter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon intégrité physique et mentale, dans une posture attentiste et presque auto-destructrice…
J’ai mis trois ans à rédiger ce carnet de voyage, ce sont certainement plus de 60 000 mots écrits pour en rapporter la saveur et l’essence. Ce fut pour moi un travail énorme, de retouche de photos (des poussières se sont insérées dans mon appareil, sur le capteur, j’ai ramené près de 2000 photos dont pas une seule n’avait de tâche), de tri, de choix, de rédaction, de correction, d’interrogations, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont permis de continuer à vivre ce voyage en me le remémorant, minutes après minutes d’après mes notes scrupuleuses, et tout ce que j’ai écrit me permettra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.
Partir en Turquie pendant quatre semaines m’aura appris énormément, mais je serais tenté de dire qu’une des principales choses que j’en ai comprises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beaucoup de gens en France ont une très mauvaises opinions, pour ne pas dire un a priori raciste, concernant les Turcs. J’ai entendu dire que les Turcs étaient de mauvaises personnes car ils ont participé à la guerre du mauvais côté de la barrière, au côté des Allemands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne parlons pas aux Allemands ? Est-ce que nous avons le même a priori envers les Allemands ? Je ne comprends ces faux débats. De la même manière, je me suis rendu compte que les Turcs n’aiment pas beaucoup les Arabes, et que les Stambouliotes n’aiment pas les Anatoliens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, personne n’aime personne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infernal et complètement con. Lorsque je voyage, je pars avec des a priori pour pouvoir les casser un à un, je le fais exprès, pour me discipliner et en revenir meilleur, plus tolérant, plus intelligent j’espère dans mes rapports avec l’Autre.
Je sais parfaitement à quel point Istanbul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Turquie a souffert de destructions et on a toujours la tentation de se dire qu’on aurait aimé connaître comment c’était exactement avant. A l’heure où j’écris, des abrutis se sont mis en tête de détruire Palmyre à la dynamite, de raser une civilisation pour que d’ici quelques années, dans leurs machiavéliques plans, les populations oublient leurs racines. Mais ça n’arrivera pas. La mémoire humaine est d’une nature extensible et elle a également cette capacité de résilience qui permet de passer de la douleur à la reconstruction de soi. Ils ont détruit Palmyre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Palmyre, on l’a photographié, on l’a étudié, on sait à quoi ça ressemblait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tribune, car on parle ici de voyage. Et si demain un tremblement de terre efface Istanbul, la perte patrimoniale sera immense, mais songeons d’abord à ceux qui y vivent…
C’est donc ici que ça se termine, mais c’est également ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie passée, car c’est lorsqu’il y a un grand silence que se préparent toujours les révolutions. Pour moi, la Turquie en ce mois d’août 2012, en plein ramadan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dispersé, déversé sur les montagnes de Cappadoce ou dans les rues d’Istanbul, sur les hauteurs de Pamukkale, au pied de la tombe de l’apôtre Philippe ou dans les ruines englouties de Kekova, réduit en poudre et déposé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…
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Aug 11, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Beauport est comme un conte, un beau poème romantique de fin d’automne, lorsque le vent souffle sa dernière cantate, assis au fond de l’église. L’abbaye est une fronde à la vie austère, avec ses agapanthes qui lancent leurs pompons bleu-violet dans les airs, ses camélias aux tons rouge sang et ses massifs de buis indomptés.
On peut voir l’abbaye depuis la route qui longe la côte entre Paimpol et le bourg inconnu de Plouézec, au lieu-dit Kérity. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effondré, aux ouvertures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais surtout celui de la mer et des marécages… De loin, l’édifice fait penser à l’abbaye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis terrae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde inconnu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jardins de l’abbaye, le monde de la mer.

Il ne reste ici quasiment aucun toit, à part quelques uns, certainement refaits depuis le temps, mais les bâtiments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfectoire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recouverts de lichens et de mousses, on voit le jardin formé de quatre grands carrés. Un grand portail aujourd’hui ouvert donne accès à ce jardin qui devait autrefois subvenir aux besoins des gens d’ici. Flanqués de volutes, c’est une belle clôture entre le monde de l’esprit et le monde de la terre. Tout au bout du jardin, un autre portail, fermé celui-ci, donne sur le chemin de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des marécages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-chemin entre la terre et la mer.

La salle capitulaire est ouverte au vent, indécise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si commun dans les environs. Il ne reste plus parfois que les montants des fenêtres, taillés dans un beau granit qui résiste au temps, et surtout au climat qui a cet incroyable pouvoir d’en décourager plus d’un. La pierre et l’eau rendrait malade le plus aguerri des Bretons. Ajoutez à cela la solitude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces venteuses et votre séjour sur terre devient le plus terrible des châtiments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajoutant une bonne couche de prières et de litanies, vous voilà prêts à embarquer pour les limbes plus vite que par la Nationale 12…

On a beau se promener sous les arcs-boutants aux parterres fleuris qui retiennent l’église de tomber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouissements. Le jardin carré qui devait servir de cloître, là où l’on trouve aussi les lavabos, est entouré d’ombres et la végétation se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses crampons à la pierre déjà attaquée par les lichens, s’offre le luxe de s’installer où bon lui semble. On regretterait presque le fait que l’église n’ait pas été restaurée avec l’ajout d’un belle toiture en bois massif et en ardoises luisantes sous la pluie du large, mais l’endroit est suffisamment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajouter. Et puis ce n’est pas si courant que de trouver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.

On se perd dans le dédale des arcs rampants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande cheminée qui devait à peine tromper son monde en donnant l’illusion qu’on pouvait chauffer cette immense espace incontrôlable. J’en frissonne sous ma robe de bure rien que d’y songer. Les murs sont attaqués par les lichens noirs et les champignons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est mangé par les crocosmias et les pivoines, les murs sont alors envisagés par les bignones (campsis radicans) qui n’ont pas encore le loisir de fleurir en ce mois d’avril. Les colonnes de l’église, elles, sont entreprises par les tapis de pervenches aux fleurs délicates et d’un bleu profond. Sous les lierres grimpants et dans les feuillages des hortensias, on imagine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condamnés à la vie régulière sous la statue hautaine de Saint Benoît, les tançant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient commis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’avoir mis le nez dehors, déjà ils doivent confesser leur existence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens bandits des grands chemins et autres truands à la petite semaine auront plus de boulot que les autres, mais il faut bien de nouvelles âmes à sauver.

Mélange curieux de roman tardif, de gothique flamboyant hésitant et pas trop marqué (on est chez les frères, tout de même…), de Renaissance bretonne (vraiment particulier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beaumanoir », les dentelles de pierre dessinant les emplacements des vitraux font presque figures de fantaisie déplacée.

On peut faire le tour de l’abbaye dans la fraîcheur des débuts de soirée au printemps, en passant par les jardins, en longeant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des marécages. Ici un arbre pousse dans l’eau saumâtre, préfiguration du bayou. Là on imagine parfaitement les nids de moustiques, nappes peu profondes regorgeant de larves prêtes à bondir hors de leur trou.

Beauport s’éteint sur la grève, Beauport nous transporte dans un autre temps, figé, somptueux, austère. Beauport, qu’on appelle Boporzh en breton, est le lieu qui rattache les vivants à leurs morts. Chargé d’histoire, le lieu se prête aux histoires qu’on imagine soi-même pour s’expliquer rationnellement ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fantomatique, religieuse jusqu’au bout des ongles, elle sent la dentelle noire amidonnée et les photos jaunies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moisie comme un souvenir de Lourdes ramené par un grand-mère très pieuse.

Entrez à Beauport, sortez-en aussi, laissez-vous retenir par ses griffes acérées, son calme impénétrable, loin des atours de la ville et sur la route de Compostelle, laissez-vous la possibilité d’en réchapper, il y fait trop humide pour vos vieilles articulations. Les rhumatismes claquent, les dents aussi. Beauport vous charme déjà, elle vous a envoutée…



Voir les 88 photos de Beauport sur Flickr.
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Aug 2, 2015 | Archéologie du quotidien |
Voici déjà trois jours que je suis en congés et que je suis comme vidé de tout, au repos complet. Trois jours pendant lesquels il ne s’est pas passé grand-chose si ce n’est que j’ai passé toute une journée à embrasser la pelouse un peu sèche au bord d’un étang que quelques libellules d’un bleu de métal s’amusaient à survoler en rase-motte, où des branches de saules pleureur s’évertuaient à pourrir tranquillement, embrassés de pinceaux sombres dansant dans un courant léger, une odeur fraîche et végétale exhalant des profondeurs d’une terre vaseuse, de remugles bouillonnant au passage de poissons gros comme la moitié d’un orteil. Pas encore parti, mais plus vraiment là. Je sais que ces vacances ne seront pas faites pour le voyage, mais simplement pour des moments où l’esprit sera vidé de sa substance, des instants sans grands éclats, sans la lumière vive qu’on recherche lorsque l’inconnu fait surface et se dissout dans la chair. Autre chose m’attend. Autre chose que je me suis décidé à réaliser et qui nécessite du temps, de la disponibilité, du silence et de la fureur.
J’emporte avec moi quelques livres, les James Lee Burke achetés récemment et celui que j’ai commencé avant-hier, La pluie de néon, et puis certainement le très recommandé livre de John Keegan, La guerre de Sécession. J’emporte aussi les Voyages de William Bartram, mais sans conviction, je ne me sens pas l’âme naturaliste en ce moment. Peut-être aussi le livre de Redmond O’Hanlon, Au cœur de Bornéo, pour me rappeler qu’un jour j’étais en Indonésie. Quelques carnets, mon ordinateur pour écrire, des stylos qui fonctionnent, un petit carnet vert dans lequel j’ai rassemblé quelques idées du moment, mon appareil photo LX7, mon enregistreur et pas grand-chose d’autre à vrai dire. Je suis dans l’intérieur en ce moment, rentré comme un chaussette à l’envers, lavée en boule et déjà séchée. J’emporte avec moi mes rêves futurs et je délaisse les rêves passés, sans rien renier, sans rien rejeter.

A Day in the Life of a Sign 3–5 — Omaha’s Satellite Motel — Photo © Brian Butko
Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas où je vais. Je vais simplement là où le vent souffle, là où j’aurais du temps, là où j’aurais de l’espace et de la volonté. Je pars sur les routes de France, et peut-être de Navarre, on connaît trop peu la Navarre même si on la cite souvent. En réalité qui se préoccupe de la Navarre ? Cet été, je désarme, je n’attends rien, je ne veux rien, je me laisse porter. Je mangerai de grosses pêches blanches sucrées et recouvertes de duvet pelucheux, je boirai des vins blancs fins, secs et nerveux comme un cueilleur de vignes, des tomates parsemées de parmesan râpé, un filet d’huile d’olive jeté par-dessus… Ce sera l’été, linéaire, sans rugosité, sans éclat et sans flamme. Juste un été sans passion, irraisonné, plat comme l’étang de Thau un jour de grand calme.
Photo d’en-tête © Ross Griff
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Jul 19, 2015 | Livres et carnets |
Aldous Huxley est un auteur à la fois caustique, naïf et très méthodique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un sceptique, en 1926, il file de Port Saïd à Bombay en passant par la Mer Rouge. Une fois arrivé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de couleurs, de senteurs et de personnages étranges comme on pourrait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en examine les contours, devise, argumente, procède par analogie… on comprend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en français presque rien à voir avec le titre original, Jesting pilate). Huxley me fait l’effet de quelqu’un qui ne s’émeut de rien et qui prend le monde comme une attraction un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un succédané du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suffisamment drôle et pertinent pour que la lecture en soit agréable. Le voici qui d’un coup se met à disserter sur la différence entre nous autres, gens du Nord, et les Méridionaux. Un morceau d’anthologie qui reste d’une lucidité assez rigoureuse :
Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs metteurs en scène que les Méridionaux. Nous nous donnons de la peine pour nous impressionner nous-mêmes, et, en même temps, nous donnons à la cérémonie que nous avons préparée toutes les chances de nous émouvoir. Nous la prenons au sérieux et nous gardons cet état d’esprit jusqu’à la fin de la cérémonie. Le Méridional refuse de se fatiguer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se préoccuper de garder continuellement la même attitude mentale. C’est pourquoi il nous semble fâcheusement sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gardons-nous de jugements trop hâtifs. Le Méridional, en ces matières, a ses propres traditions, et il se trouve qu’elle diffèrent des nôtres. Il se pourrait que sur ce point ses habitudes de pensée et de sentiment soient plus proches de celles des Orientaux que des nôtres. Essayons de comprendre avant de condamner.
Nous accusons le Méridional d’incurie parce qu’il tolère la petitesse parmi ses splendeurs et s’arrange toujours pour que ses cérémonies aient un côté grotesque qui les empêche de nous émouvoir. Mais il pourrait, lui, nous reprocher d’être assez lourdement dépourvus d’imagination pour ne pas savoir découvrir la beauté de l’intention à travers l’insuffisance des moyens qui l’expriment et apprécier la noblesse de l’effet final en dépit de la pauvreté des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le cérémonies religieuses qui ne sont que des ballets solennels et des charades symboliques représentant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’intention, et c’est l’effet d’ensemble. Ces petits supports, ces petits arcs-boutants de marbre dont usaient les Grecs pour consolider leurs statues, sont ridicules si vous y regardez de près. Mais il était entendu qu’on les ignorait. Au point de vue sculptural une fausse façade est grotesque : un Méridional sait cela aussi bien que Mr Ruskin. Mais, plus sage que Ruskin, il n’éclate pas d’une sainte indignation sous prétexte qu’elle constitue un mensonge. il s’autorise à apprécier son aspect grandiose d’un certain point de vue. A l’église, le prêtre peut bredouiller aussi précipitamment que s’il devait battre un record mondial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chanteurs détonner bravement, et le bedeau cracher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indulgent Méridional passe par-dessus ces détails sans importance et jouit du bel effet du ballet ecclésiastique, en dépit de ses petites imperfections. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’apprécie tant, pourquoi ne reste-t-il pas tranquille, sans rire ni chuchoter, pourquoi ne fait-il pas l’effort de regarder, et, s’il en ressent quelque émotion, pourquoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répliquera en se moquant du manque de souplesse et de la lenteur d’esprit de l’homme du Nord, de sa grandiloquence et de son incapacité à éprouver franchement deux émotions simultanément ou tout au moins, quasi instantanément. « Je vois, dira-t-il, tout aussi bien que vous les détails ridicules et misérables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des proportions et je ne permets pas à de simples détails de troubler mon appréciation de l’ensemble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sourire et rester grave au même instant […]».
Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique (1926)
Traduit de l’anglais par Fernande Dauriac (1932)
Petite bibliothèque Payot, 2005
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