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En reve­nant, j’ai écrit un livre…

En reve­nant, j’ai écrit un livre…

J’ai écrit un livre sans m’en rendre compte. Tout était là, sous mes yeux, com­pi­lé au fur et à mesure du temps ; c’est à peine si je m’en suis aper­çu. Trois ans après être reve­nu de Tur­quie, j’ai écrit des cen­taines de lignes sur mes car­nets et dans mes cahiers, je les ai trans­for­mées en billets pour mon blog, agré­men­tées des pho­tos que j’ai pris un soin infi­ni à trier, à retou­cher, à docu­men­ter d’i­mages pour par­ler d’ar­chi­tec­ture ou de reli­gion et faire de mes écrits quelque chose de com­pact, don­nant une image au plus près de ce que j’ai res­sen­ti lors de mes voyages, tou­jours très denses en émo­tions et en infor­ma­tions de toute sorte qu’on ne peut livrer telles quelles sans les retra­vailler pour en ébar­ber les contours. Je ne me com­pare pas à Nico­las Bou­vier, mais je com­prends mieux pour­quoi il a mis près de vingt ans à accou­cher de L’u­sage du monde. Il y a une dimen­sion de matu­ra­tion qui ne peut que prendre du temps. Tous les fabri­cants de vins ou de fro­mages vous le diront.

Alors me voi­ci méta­mor­pho­sé en relec­teur, pas­sant de longues heures depuis quelques jours à retra­vailler mon texte qui me semble lourd par moment. Quelques petites épi­pha­nies me font bon­dir de plai­sir, par­fois. Le reste me semble pesant, ne me pro­cure aucune joie… Peut-être l’u­sure de la relec­ture. L’é­cri­ture ne res­semble en rien à la lec­ture. Le texte défile et l’im­pres­sion d’es­so­rer mes mots me le rend âpre et sans consis­tance. Dif­fi­cile dans ces condi­tions de savoir ce qu’il en est réel­le­ment. Pour le reste, ce seront les lec­teurs qui en déci­de­ront, mais je ne vais pas pou­voir retailler à l’in­fi­ni mon texte comme un dia­mant, au risque de me retrou­ver avec un caillou aux dimen­sions déri­soires. Je ne sais plus qui disait qu’é­crire, c’est d’a­bord enle­ver des mots, cou­per des phrases entières, réduire à sa plus simple expres­sion, comme une sauce qu’on fait réduire pour n’en recueillir qu’un liquide com­pact, concen­trant dans un infime volume toutes les saveurs néces­saires et primordiales.

De mon voyage en Thaï­lande, il me reste au final plus de pho­tos que de textes. C’est cer­tai­ne­ment la rai­son pour laquelle j’ai du mal à me lan­cer dans la rédac­tion de mes car­nets de voyage. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura comme une impres­sion d’in­com­plé­tude et repar­tir sera dif­fi­cile. Il me reste l’hi­ver pour cela. En effet, février sera le moment pour repar­tir, je ne sais pas où encore, mais le besoin de tout lâcher se fait sentir.

Au creux de ce texte, ce sont mes deux car­nets de voyage en Tur­quie que j’ai déci­dé de com­pi­ler. Le troi­sième voyage n’y figu­re­ra pas tant il fut dif­fé­rent. A vrai dire, je ne sais pas encore com­ment l’a­bor­der, ni com­ment le bro­der. Les pièces sont encore là, sur mon bureau. Le temps a besoin de faire son œuvre encore quelques mois peut-être.

Je retourne à pré­sent sur mon bureau pour tailler dans le vif, décou­per les lamelles de viande séchée, débi­ter les cor­dons de cuir dans une peau encore fraîche. Dehors il fait soleil, un été qui s’é­tire comme un élas­tique, ten­du à bloc.

Tra­vaille ton style, mon petit…

Pho­to d’en-tête © Camil­la Hoel

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Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Bul­le­tin météo de la jour­née (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humi­di­té : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humi­di­té : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 17 km/h

Voi­là. C’est mon der­nier jour. Comme par un heu­reux hasard, c’est aujourd’­hui la fête de la rup­ture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Rama­zan Bay­ramı. Dans la cour de l’hô­tel où l’on prend le petit déjeu­ner sur les cana­pés otto­mans. Je répète, avec l’im­pres­sion que les mots vont res­ter en moi, les vocables qui dési­gnent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les crois­sants (kru­va­san).

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 01 - Sultanahmet

Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en pas­sant dans la salle à man­ger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai pas­sé un mois sous le soleil brû­lant de la Tur­quie, mais j’ai les yeux tristes et fati­gués, je me sens aus­si vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de par­tir, le ciel s’est cou­vert d’un voile gris comme au len­de­main d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tan­dis que je me rem­plis de café et de pâte de sésame en mau­gréant en ima­gi­nant que la tem­pé­ra­ture du ciel est qua­si­ment tom­bée de quinze degrés. Je ne sais pas exac­te­ment ce que je res­sens, par­ta­gé entre un bon­heur incom­men­su­rable d’a­voir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être lais­sé entraî­ner dans des ornières que je ne m’i­ma­gi­nais pou­voir suivre un jour, et la tris­tesse infi­nie qui me serre l’es­to­mac à l’i­dée de devoir par­tir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont tou­jours ani­més com­mencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de déso­la­tion dont je ne veux pas connaître la pro­fon­deur. Je com­mence à me sen­tir désar­mé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vrai­ment quoi faire, plus vrai­ment où aller. En ce jour de fin de Rama­dan, il n’y a pas grand-chose d’ou­vert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vête­ments, tout en cou­leurs pas­tels, en brillants et en tis­sus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles riche­ment parés. Je tombe même sur un couple d’In­do­né­siens, presque aus­si incon­grus ici que je peux l’être moi-même, à la dif­fé­rence près que eux, sont musul­mans… Der­rière la Mos­quée Bleue, les ven­deurs du bazar d’A­ras­ta ne sont plus vrai­ment inté­res­sés par les pas­sants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décar­cas­ser pour aller arna­quer le tou­riste n’é­tait plus vrai­ment à l’ordre du jour, ni même une néces­si­té impé­rieuse. Je me dis que pour cette der­nière jour­née, je pour­rais aller voir cet étrange musée pas­sant com­plè­te­ment inaper­çu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais mal­heu­reu­se­ment, une pan­carte indique à l’en­trée du musée qui com­mence là où les marches s’en­foncent dans le sol, qu’en rai­son de la fin du rama­dan, le musée est fer­mé pour la mati­née. Le vieil homme à l’en­trée me dit de reve­nir dans une heure et que ce sera cer­tai­ne­ment ouvert. Pen­dant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mos­quée du Sul­tan Ahmet Ier, regarde les pas­sants apprê­tés dans leurs habits de céré­mo­nie, me demande encore com­bien de temps je vais pou­voir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sen­sa­tion étrange, inex­pli­cable, qui me pousse à vou­loir par­tir immé­dia­te­ment. Je ne reste fina­le­ment pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je des­cends sous terre sans ima­gi­ner ce que je vais trou­ver là.

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 17 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 18 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 19 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 38 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 41 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 58 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 57 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 67 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 39 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Le musée des Mosaïques est en réa­li­té un ancien péri­style mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jus­qu’en 1954 et qui ont mis au jour les der­niers ves­tiges de ce qui était le Grand Palais com­men­cé par Constan­tin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse ima­gi­ner l’im­por­tance du bâti­ment d’o­ri­gine. On pense, cer­tai­ne­ment à rai­son, que le Grand Palais était une accu­mu­la­tion de salles de styles hété­ro­clites, construites à des époques dif­fé­rentes. On peut avoir une idée de ce à quoi res­sem­blait le Palais sur le site de Byzan­tium 1200. Fran­che­ment, on aurait presque pré­fé­ré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tris­tesse. L’é­tat d’a­ban­don dans lequel il a dû se trou­ver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conser­va­teurs. Et moi, je n’au­rais pas dû ter­mi­ner mon voyage par ces tristes ves­tiges, me lais­sant un goût amer dans la bouche. Étran­ge­ment, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air buco­lique et cham­pêtre, sont en réa­li­té de réelles scènes d’hor­reur. La qua­li­té est incroyable et d’une grande fraî­cheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les cou­leurs res­plen­dis­santes. On peut voir des élé­ments archi­tec­tu­raux et ce qui peut res­sem­bler à des scènes de chasse ou de vie cham­pêtre, une vie éloi­gnée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus loin­tain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.

Je pen­sais m’être trom­pé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tan­dis que je lisais le sublime livre de William Dal­rymple, L’ombre de Byzance, je retrou­vais mes sen­ti­ments tra­duits de la même manière par le grand écri­vain britannique.

J’ai pas­sé le plus clair de l’a­près-midi au musée des Mosaïques, à admi­rer les quelques motifs res­ca­pés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Jus­ti­nien — et pro­viennent du Grand Palais, qui se dres­sait jadis à flanc de col­line, der­rière la Mos­quée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fou­ler l’empereur Héra­clius lors­qu’il apprit la chute de Jéru­sa­lem aux mains des Perses ou la red­di­tion d’Alexandrie.
Au pre­mier abord, on s’é­tonne d’y trou­ver encore une influence hel­lé­nis­tique. Le style de ces mosaïques est le plus sou­vent buco­lique et empreint d’un natu­ra­lisme cha­leu­reux qui, à pre­mière vue, s’ap­pa­rente davan­tage aux déli­cates fresques de Pom­péi qu’aux figures raides et hié­ra­tiques des icônes byzan­tines plus tar­dives ou aus­tères Pan­to­cra­tor qui dominent sou­vent la cou­pole des églises médié­vales. Mais au bout d’un moment, quand on exa­mine de plus près ces idylles pas­to­rales, on finit par s’in­quié­ter pour la san­té men­tale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Tou­jours à pre­mière vue, on croit voir par exemple un che­val allai­ter un lion ; il s’a­git bien sûr d’un sym­bole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dor­mant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vrai­ment de très près, on s’a­per­çoit que le lion est en train d’é­ven­trer le che­val tout en refer­mant ses mâchoires sur ses tes­ti­cules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de der­rière pour atta­quer un élé­phant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gla­dia­teurs en hau­bert et culottes de cuir que charge un tigre rose gra­ve­ment bles­sé au cou et sai­gnant de la gueule, et, ailleurs encore, un grif­fon ailé qui fond sur une anti­lope et lui arrache la peau du dos tan­dis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjec­tures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à impré­gner ses œuvres d’une vio­lence aus­si psy­cho­pa­tho­lo­gique : les assas­si­nats et autres révo­lu­tions de palais étaient fré­quents, à l’é­poque ; on ne voit pas quel apai­se­ment ces scènes san­gui­no­lentes pou­vaient pro­cu­rer à l’empereur qui les fou­laient quo­ti­dien­ne­ment. D’un autre côté, elles four­nissent un anti­dote salu­taire à la lit­té­ra­ture byzan­tine, dont le cor­pus est uni­for­mé­ment pétri de pes­si­misme pieux et essen­tiel­le­ment com­po­sé d’in­ter­mi­nables hagio­gra­phies dont les ascètes héroïques résistent aux silen­cieuses invites de séduc­trices démo­niaques. Peut-être l’empereur éprou­vait-il quelque sou­la­ge­ment à retrou­ver ces scènes de car­nage quand il avait sup­por­té deux heures durant les ser­mons sur la chas­te­té débi­tés par le patriarche.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Ici s’ar­rête un peu bru­ta­le­ment mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours pas­sés en Tur­quie. Ici s’ar­rête mon récit de voyage, car, trois ans après être reve­nu de Tur­quie, qua­si­ment jour pour jour, je ne me sou­viens plus de ce qu’il s’est pas­sé après avoir visi­té le Grand Palais. J’i­ma­gine que j’a­vais lais­sé ma valise à l’hô­tel après avoir quit­té la chambre et avoir pris mon petit déjeu­ner et j’ai dû dire au récep­tion­niste que je la lais­se­rai là jus­qu’à ce que mon taxi vienne me cher­cher pour l’aé­ro­port. Non seule­ment je ne m’en sou­viens plus, mais c’est ici que s’ar­rêtent mes notes de voyages, que, scru­pu­leu­se­ment, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout lais­ser tom­ber, je devais être épui­sé de corps et d’es­prit et j’ai cer­tai­ne­ment à un moment don­né déci­dé de me recro­que­viller sur moi-même, inca­pable d’en absor­ber plus, inca­pable de rete­nir plus que tout ce qui m’a­vait été don­né jusque là. Ce qui est cer­tain, c’est que j’ai bien pris l’a­vion, et que je suis pas­sé au-des­sus des Alpes (la preuve en pho­to), mais je ne me rap­pelle vrai­ment, sin­cè­re­ment, plus de rien…

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 74 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 75 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 77 - Retour à Paris

La seule chose dont je me sou­viens, c’est que le len­de­main, j’é­tais déjà repar­ti au tra­vail, ne m’é­tant lais­sé abso­lu­ment aucune marge pour décom­pres­ser. Au contraire de nombre de per­sonnes, je ne vois pas l’in­té­rêt de ne pas pro­fi­ter jusqu’au bout. Je me fous de ren­trer plus tôt, “pour faire la les­sive”, “pour ran­ger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retour­ner au tra­vail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous lit­té­ra­le­ment. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du tra­vail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’é­rein­ter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon inté­gri­té phy­sique et men­tale, dans une pos­ture atten­tiste et presque auto-destructrice…

J’ai mis trois ans à rédi­ger ce car­net de voyage, ce sont cer­tai­ne­ment plus de 60 000 mots écrits pour en rap­por­ter la saveur et l’es­sence. Ce fut pour moi un tra­vail énorme, de retouche de pho­tos (des pous­sières se sont insé­rées dans mon appa­reil, sur le cap­teur, j’ai rame­né près de 2000 pho­tos dont pas une seule n’a­vait de tâche), de tri, de choix, de rédac­tion, de cor­rec­tion, d’in­ter­ro­ga­tions, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont per­mis de conti­nuer à vivre ce voyage en me le remé­mo­rant, minutes après minutes d’a­près mes notes scru­pu­leuses, et tout ce que j’ai écrit me per­met­tra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.

Par­tir en Tur­quie pen­dant quatre semaines m’au­ra appris énor­mé­ment, mais je serais ten­té de dire qu’une des prin­ci­pales choses que j’en ai com­prises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils repré­sentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beau­coup de gens en France ont une très mau­vaises opi­nions, pour ne pas dire un a prio­ri raciste, concer­nant les Turcs. J’ai enten­du dire que les Turcs étaient de mau­vaises per­sonnes car ils ont par­ti­ci­pé à la guerre du mau­vais côté de la bar­rière, au côté des Alle­mands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne par­lons pas aux Alle­mands ? Est-ce que nous avons le même a prio­ri envers les Alle­mands ? Je ne com­prends ces faux débats. De la même manière, je me suis ren­du compte que les Turcs n’aiment pas beau­coup les Arabes, et que les Stam­bou­liotes n’aiment pas les Ana­to­liens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, per­sonne n’aime per­sonne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infer­nal et com­plè­te­ment con. Lorsque je voyage, je pars avec des a prio­ri pour pou­voir les cas­ser un à un, je le fais exprès, pour me dis­ci­pli­ner et en reve­nir meilleur, plus tolé­rant, plus intel­li­gent j’es­père dans mes rap­ports avec l’Autre.

Je sais par­fai­te­ment à quel point Istan­bul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Tur­quie a souf­fert de des­truc­tions et on a tou­jours la ten­ta­tion de se dire qu’on aurait aimé connaître com­ment c’é­tait exac­te­ment avant. A l’heure où j’é­cris, des abru­tis se sont mis en tête de détruire Pal­myre à la dyna­mite, de raser une civi­li­sa­tion pour que d’i­ci quelques années, dans leurs machia­vé­liques plans, les popu­la­tions oublient leurs racines. Mais ça n’ar­ri­ve­ra pas. La mémoire humaine est d’une nature exten­sible et elle a éga­le­ment cette capa­ci­té de rési­lience qui per­met de pas­ser de la dou­leur à la recons­truc­tion de soi. Ils ont détruit Pal­myre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rap­port à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Pal­myre, on l’a pho­to­gra­phié, on l’a étu­dié, on sait à quoi ça res­sem­blait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tri­bune, car on parle ici de voyage. Et si demain un trem­ble­ment de terre efface Istan­bul, la perte patri­mo­niale sera immense, mais son­geons d’a­bord à ceux qui y vivent…

C’est donc ici que ça se ter­mine, mais c’est éga­le­ment ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie pas­sée, car c’est lors­qu’il y a un grand silence que se pré­parent tou­jours les révo­lu­tions. Pour moi, la Tur­quie en ce mois d’août 2012, en plein rama­dan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dis­per­sé, déver­sé sur les mon­tagnes de Cap­pa­doce ou dans les rues d’Is­tan­bul, sur les hau­teurs de Pamuk­kale, au pied de la tombe de l’a­pôtre Phi­lippe ou dans les ruines englou­ties de Keko­va, réduit en poudre et dépo­sé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…

Voir les 75 pho­tos de cette der­nière jour­née sur Fli­ckr.

Bend your knees

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Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Beau­port est comme un conte, un beau poème roman­tique de fin d’au­tomne, lorsque le vent souffle sa der­nière can­tate, assis au fond de l’é­glise. L’ab­baye est une fronde à la vie aus­tère, avec ses aga­panthes qui lancent leurs pom­pons bleu-vio­let dans les airs, ses camé­lias aux tons rouge sang et ses mas­sifs de buis indomptés.

On peut voir l’ab­baye depuis la route qui longe la côte entre Paim­pol et le bourg incon­nu de Ploué­zec, au lieu-dit Kéri­ty. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effon­dré, aux ouver­tures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais sur­tout celui de la mer et des maré­cages… De loin, l’é­di­fice fait pen­ser à l’ab­baye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis ter­rae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde incon­nu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jar­dins de l’ab­baye, le monde de la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 03

Il ne reste ici qua­si­ment aucun toit, à part quelques uns, cer­tai­ne­ment refaits depuis le temps, mais les bâti­ments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfec­toire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recou­verts de lichens et de mousses, on voit le jar­din for­mé de quatre grands car­rés. Un grand por­tail aujourd’­hui ouvert donne accès à ce jar­din qui devait autre­fois sub­ve­nir aux besoins des gens d’i­ci. Flan­qués de volutes, c’est une belle clô­ture entre le monde de l’es­prit et le monde de la terre. Tout au bout du jar­din, un autre por­tail, fer­mé celui-ci, donne sur le che­min de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des maré­cages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-che­min entre la terre et la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 14

La salle capi­tu­laire est ouverte au vent, indé­cise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si com­mun dans les envi­rons. Il ne reste plus par­fois que les mon­tants des fenêtres, taillés dans un beau gra­nit qui résiste au temps, et sur­tout au cli­mat qui a cet incroyable pou­voir d’en décou­ra­ger plus d’un. La pierre et l’eau ren­drait malade le plus aguer­ri des Bre­tons. Ajou­tez à cela la soli­tude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces ven­teuses et votre séjour sur terre devient le plus ter­rible des châ­ti­ments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajou­tant une bonne couche de prières et de lita­nies, vous voi­là prêts à embar­quer pour les limbes plus vite que par la Natio­nale 12…

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 39

On a beau se pro­me­ner sous les arcs-bou­tants aux par­terres fleu­ris qui retiennent l’é­glise de tom­ber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouis­se­ments. Le jar­din car­ré qui devait ser­vir de cloître, là où l’on trouve aus­si les lava­bos, est entou­ré d’ombres et la végé­ta­tion se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses cram­pons à la pierre déjà atta­quée par les lichens, s’offre le luxe de s’ins­tal­ler où bon lui semble. On regret­te­rait presque le fait que l’é­glise n’ait pas été res­tau­rée avec l’a­jout d’un belle toi­ture en bois mas­sif et en ardoises lui­santes sous la pluie du large, mais l’en­droit est suf­fi­sam­ment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajou­ter. Et puis ce n’est pas si cou­rant que de trou­ver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 47

On se perd dans le dédale des arcs ram­pants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande che­mi­née qui devait à peine trom­per son monde en don­nant l’illu­sion qu’on pou­vait chauf­fer cette immense espace incon­trô­lable. J’en fris­sonne sous ma robe de bure rien que d’y son­ger. Les murs sont atta­qués par les lichens noirs et les cham­pi­gnons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est man­gé par les cro­cos­mias et les pivoines, les murs sont alors envi­sa­gés par les bignones (camp­sis radi­cans) qui n’ont pas encore le loi­sir de fleu­rir en ce mois d’a­vril. Les colonnes de l’é­glise, elles, sont entre­prises par les tapis de per­venches aux fleurs déli­cates et d’un bleu pro­fond. Sous les lierres grim­pants et dans les feuillages des hor­ten­sias, on ima­gine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condam­nés à la vie régu­lière sous la sta­tue hau­taine de Saint Benoît, les tan­çant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient com­mis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’a­voir mis le nez dehors, déjà ils doivent confes­ser leur exis­tence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens ban­dits des grands che­mins et autres truands à la petite semaine auront plus de bou­lot que les autres, mais il faut bien de nou­velles âmes à sauver.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 52

Mélange curieux de roman tar­dif, de gothique flam­boyant hési­tant et pas trop mar­qué (on est chez les frères, tout de même…), de Renais­sance bre­tonne (vrai­ment par­ti­cu­lier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beau­ma­noir », les den­telles de pierre des­si­nant les empla­ce­ments des vitraux font presque figures de fan­tai­sie déplacée.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 65

On peut faire le tour de l’ab­baye dans la fraî­cheur des débuts de soi­rée au prin­temps, en pas­sant par les jar­dins, en lon­geant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des maré­cages. Ici un arbre pousse dans l’eau sau­mâtre, pré­fi­gu­ra­tion du bayou. Là on ima­gine par­fai­te­ment les nids de mous­tiques, nappes peu pro­fondes regor­geant de larves prêtes à bon­dir hors de leur trou.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 69

Beau­port s’é­teint sur la grève, Beau­port nous trans­porte dans un autre temps, figé, somp­tueux, aus­tère. Beau­port, qu’on appelle Boporzh en bre­ton, est le lieu qui rat­tache les vivants à leurs morts. Char­gé d’his­toire, le lieu se prête aux his­toires qu’on ima­gine soi-même pour s’ex­pli­quer ration­nel­le­ment ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fan­to­ma­tique, reli­gieuse jus­qu’au bout des ongles, elle sent la den­telle noire ami­don­née et les pho­tos jau­nies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moi­sie comme un sou­ve­nir de Lourdes rame­né par un grand-mère très pieuse.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 74

Entrez à Beau­port, sor­tez-en aus­si, lais­sez-vous rete­nir par ses griffes acé­rées, son calme impé­né­trable, loin des atours de la ville et sur la route de Com­pos­telle, lais­sez-vous la pos­si­bi­li­té d’en réchap­per, il y fait trop humide pour vos vieilles arti­cu­la­tions. Les rhu­ma­tismes claquent, les dents aus­si. Beau­port vous charme déjà, elle vous a envoutée…

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 83

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 88

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 81

Voir les 88 pho­tos de Beau­port sur Fli­ckr.

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Le silence et la fureur

Le silence et la fureur

Voi­ci déjà trois jours que je suis en congés et que je suis comme vidé de tout, au repos com­plet. Trois jours pen­dant les­quels il ne s’est pas pas­sé grand-chose si ce n’est que j’ai pas­sé toute une jour­née à embras­ser la pelouse un peu sèche au bord d’un étang que quelques libel­lules d’un bleu de métal s’a­mu­saient à sur­vo­ler en rase-motte, où des branches de saules pleu­reur s’é­ver­tuaient à pour­rir tran­quille­ment, embras­sés de pin­ceaux sombres dan­sant dans un cou­rant léger, une odeur fraîche et végé­tale exha­lant des pro­fon­deurs d’une terre vaseuse, de remugles bouillon­nant au pas­sage de pois­sons gros comme la moi­tié d’un orteil. Pas encore par­ti, mais plus vrai­ment là. Je sais que ces vacances ne seront pas faites pour le voyage, mais sim­ple­ment pour des moments où l’es­prit sera vidé de sa sub­stance, des ins­tants sans grands éclats, sans la lumière vive qu’on recherche lorsque l’in­con­nu fait sur­face et se dis­sout dans la chair. Autre chose m’at­tend. Autre chose que je me suis déci­dé à réa­li­ser et qui néces­site du temps, de la dis­po­ni­bi­li­té, du silence et de la fureur.

Desert Skies Motel, Gallup, New Mexico

Desert Skies Motel, Gal­lup, New Mexi­co — Pho­to © Peter Bar­wick

J’emporte avec moi quelques livres, les James Lee Burke ache­tés récem­ment et celui que j’ai com­men­cé avant-hier, La pluie de néon, et puis cer­tai­ne­ment le très recom­man­dé livre de John Kee­gan, La guerre de Séces­sion. J’emporte aus­si les Voyages de William Bar­tram, mais sans convic­tion, je ne me sens pas l’âme natu­ra­liste en ce moment. Peut-être aus­si le livre de Red­mond O’Han­lon, Au cœur de Bor­néo, pour me rap­pe­ler qu’un jour j’é­tais en Indo­né­sie. Quelques car­nets, mon ordi­na­teur pour écrire, des sty­los qui fonc­tionnent, un petit car­net vert dans lequel j’ai ras­sem­blé quelques idées du moment, mon appa­reil pho­to LX7, mon enre­gis­treur et pas grand-chose d’autre à vrai dire. Je suis dans l’in­té­rieur en ce moment, ren­tré comme un chaus­sette à l’en­vers, lavée en boule et déjà séchée. J’emporte avec moi mes rêves futurs et je délaisse les rêves pas­sés, sans rien renier, sans rien rejeter.

A Day in the Life of a Sign 3-5 - Omaha's Satellite Motel - Photo © Brian Butko

A Day in the Life of a Sign 3–5 — Oma­ha’s Satel­lite Motel — Pho­to © Brian But­ko

Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas où je vais. Je vais sim­ple­ment là où le vent souffle, là où j’au­rais du temps, là où j’au­rais de l’es­pace et de la volon­té. Je pars sur les routes de France, et peut-être de Navarre, on connaît trop peu la Navarre même si on la cite sou­vent. En réa­li­té qui se pré­oc­cupe de la Navarre ? Cet été, je désarme, je n’at­tends rien, je ne veux rien, je me laisse por­ter. Je man­ge­rai de grosses pêches blanches sucrées et recou­vertes de duvet pelu­cheux, je boi­rai des vins blancs fins, secs et ner­veux comme un cueilleur de vignes, des tomates par­se­mées de par­me­san râpé, un filet d’huile d’o­live jeté par-des­sus… Ce sera l’é­té, linéaire, sans rugo­si­té, sans éclat et sans flamme. Juste un été sans pas­sion, irrai­son­né, plat comme l’é­tang de Thau un jour de grand calme.

Pho­to d’en-tête © Ross Griff

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Le Méri­dio­nal

Le Méri­dio­nal

Aldous Hux­ley est un auteur à la fois caus­tique, naïf et très métho­dique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un scep­tique, en 1926, il file de Port Saïd à Bom­bay en pas­sant par la Mer Rouge. Une fois arri­vé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de cou­leurs, de sen­teurs et de per­son­nages étranges comme on pour­rait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en exa­mine les contours, devise, argu­mente, pro­cède par ana­lo­gie… on com­prend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en fran­çais presque rien à voir avec le titre ori­gi­nal, Jes­ting pilate). Hux­ley me fait l’ef­fet de quel­qu’un qui ne s’é­meut de rien et qui prend le monde comme une attrac­tion un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un suc­cé­da­né du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suf­fi­sam­ment drôle et per­ti­nent pour que la lec­ture en soit agréable. Le voi­ci qui d’un coup se met à dis­ser­ter sur la dif­fé­rence entre nous autres, gens du Nord, et les Méri­dio­naux. Un mor­ceau d’an­tho­lo­gie qui reste d’une luci­di­té assez rigoureuse :

Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs met­teurs en scène que les Méri­dio­naux. Nous nous don­nons de la peine pour nous impres­sion­ner nous-mêmes, et, en même temps, nous don­nons à la céré­mo­nie que nous avons pré­pa­rée toutes les chances de nous émou­voir. Nous la pre­nons au sérieux et nous gar­dons cet état d’es­prit jus­qu’à la fin de la céré­mo­nie. Le Méri­dio­nal refuse de se fati­guer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se pré­oc­cu­per de gar­der conti­nuel­le­ment la même atti­tude men­tale. C’est pour­quoi il nous semble fâcheu­se­ment sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gar­dons-nous de juge­ments trop hâtifs. Le Méri­dio­nal, en ces matières, a ses propres tra­di­tions, et il se trouve qu’elle dif­fèrent des nôtres. Il se pour­rait que sur ce point ses habi­tudes de pen­sée et de sen­ti­ment soient plus proches de celles des Orien­taux que des nôtres. Essayons de com­prendre avant de condamner.
Nous accu­sons le Méri­dio­nal d’in­cu­rie parce qu’il tolère la peti­tesse par­mi ses splen­deurs et s’ar­range tou­jours pour que ses céré­mo­nies aient un côté gro­tesque qui les empêche de nous émou­voir. Mais il pour­rait, lui, nous repro­cher d’être assez lour­de­ment dépour­vus d’i­ma­gi­na­tion pour ne pas savoir décou­vrir la beau­té de l’in­ten­tion à tra­vers l’in­suf­fi­sance des moyens qui l’ex­priment et appré­cier la noblesse de l’ef­fet final en dépit de la pau­vre­té des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le céré­mo­nies reli­gieuses qui ne sont que des bal­lets solen­nels et des cha­rades sym­bo­liques repré­sen­tant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’in­ten­tion, et c’est l’ef­fet d’en­semble. Ces petits sup­ports, ces petits arcs-bou­tants de marbre dont usaient les Grecs pour conso­li­der leurs sta­tues, sont ridi­cules si vous y regar­dez de près. Mais il était enten­du qu’on les igno­rait. Au point de vue sculp­tu­ral une fausse façade est gro­tesque : un Méri­dio­nal sait cela aus­si bien que Mr Rus­kin. Mais, plus sage que Rus­kin, il n’é­clate pas d’une sainte indi­gna­tion sous pré­texte qu’elle consti­tue un men­songe. il s’au­to­rise à appré­cier son aspect gran­diose d’un cer­tain point de vue. A l’é­glise, le prêtre peut bre­douiller aus­si pré­ci­pi­tam­ment que s’il devait battre un record mon­dial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chan­teurs déton­ner bra­ve­ment, et le bedeau cra­cher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indul­gent Méri­dio­nal passe par-des­sus ces détails sans impor­tance et jouit du bel effet du bal­let ecclé­sias­tique, en dépit de ses petites imper­fec­tions. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’ap­pré­cie tant, pour­quoi ne reste-t-il pas tran­quille, sans rire ni chu­cho­ter, pour­quoi ne fait-il pas l’ef­fort de regar­der, et, s’il en res­sent quelque émo­tion, pour­quoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répli­que­ra en se moquant du manque de sou­plesse et de la len­teur d’es­prit de l’homme du Nord, de sa gran­di­lo­quence et de son inca­pa­ci­té à éprou­ver fran­che­ment deux émo­tions simul­ta­né­ment ou tout au moins, qua­si ins­tan­ta­né­ment. « Je vois, dira-t-il, tout aus­si bien que vous les détails ridi­cules et misé­rables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des pro­por­tions et je ne per­mets pas à de simples détails de trou­bler mon appré­cia­tion de l’en­semble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sou­rire et res­ter grave au même instant […]».

Aldous Hux­ley, Tour du monde d’un scep­tique (1926)
Tra­duit de l’an­glais par Fer­nande Dau­riac (1932)
Petite biblio­thèque Payot, 2005

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