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Ayut­thaya sto­ries #2 : Boud­dhas, viharns et ubo­soths à Ayutthaya

Ayut­thaya sto­ries #2 : Boud­dhas, viharns et ubo­soths à Ayutthaya

Lorsque j’ouvre les yeux, il est déjà 9h00. Trop tard pour moi, le monde alen­tour s’a­muse déjà sans m’at­tendre. Il fait bon dans la chambre et la nuit a été repo­sante, mais dehors il fait déjà chaud, et la lumière du matin revêt des appa­rences de sable maré­ca­geux, un ocre jaune qui teinte ma peau d’une étrange cou­leur. Je vais devoir m’y habi­tuer, la lumière d’i­ci est incom­pa­rable, ne res­semble à rien de ce que je connais. Quelques bateaux passent à une dizaine de mètres de ma ter­rasse sur laquelle je me pré­lasse après un petit déjeu­ner somme toute assez moyen et une douche qui me décrasse de l’at­mo­sphère pois­seuse de l’a­vion. Deux écu­reuils for­niquent dans le fran­gi­pa­nier qui me sert de para­sol tan­dis que j’en­tends mon­ter les pirith d’un moine priant dans le temple de l’autre côté de la rivière. Dans la lumière du matin, je me rends compte que plu­sieurs des che­di du Wat Phut­thai­sa­wan sont en réa­li­té en brique nue, un seul est encore recou­vert de ciment blan­chi. C’est un temple qui reste magni­fique mal­gré le peu d’in­té­rêt que lui portent les touristes.

Thaïlande - Ayutthaya - 001 - Pont dans la vieille ville

Thaïlande - Ayutthaya - 002 - Elephants

Ayut­thaya est une ancienne ville royale. Son vrai nom est Phra Nakhon Si Ayut­thaya, (พระนครศรีอยุธยา). Le début de l’his­toire de cette ville remonte à 1350, date de sa fon­da­tion pour le roi U‑Thong (Rama­thi­bo­di Ier) , d’o­ri­gine chi­noise et pre­mier roi du Royaume d’Ayut­thaya qui fut pen­dant quelques temps la capi­tale de ce qu’on appelle aujourd’­hui la Thaï­lande. Mais les Bir­mans, conduits par le roi Bayin­naung (ဘုရင့်နောင်), détrui­sirent la ville en 1569 après un long siège qui fit alors du Siam une pro­vince vas­sale de son empire. Exsangue, la ville d’Ayut­thaya fut détruite à nou­veau par les Bir­mans et défi­ni­ti­ve­ment aban­don­née comme capi­tale en 1767, date à laquelle le géné­ral Tak­sin (Borom­ma Rat­cha­thi­rat VI — สมเด็จพระเจ้าตากสินมหาราช) se replie sur Thon­bu­ri, sur la rive droite de Bang­kok, pour en faire sa capi­tale et s’y faire couronner.
Le nom d’Ayut­thaya est direc­te­ment issu du nom de la ville indienne Ayod­hya (अयोध्या , qui ne peut être conquise), ville mythique et capi­tale du grand Rāmā, héros du Rāmāya­na.

Thaïlande - Ayutthaya - 003 - Skylab

Thaïlande - Ayutthaya - 004 - Promenade dans la ville

Voi­là pour­quoi je suis ici, parce que c’est une ville d’im­por­tance majeure et qu’il en reste quelques ruines, même si la proxi­mi­té avec la Pa Sak et la Chao Phraya l’a plu­sieurs fois inon­dée au point que les fon­da­tions des plus beaux temples sont aujourd’­hui for­te­ment mena­cées. Les temples s’en­foncent tout dou­ce­ment dans le sol maré­ca­geux, les stucs s’ef­fritent et les sta­tues de Boud­dha déca­pi­tées par les Bir­mans lors de leurs raz­zias suc­ces­sives assistent avec impuis­sance à la chute de la gran­deur de cette ville royale qui dis­pa­raît avec une len­teur inexo­rable dans un sol regor­geant du sang des sol­dats. En 2011, toute la région dis­pa­raît sous l’eau de la mous­son, pro­vo­quant des glis­se­ments de ter­rains et rava­geant des terres agri­coles. 270 per­sonnes ont péri dans cette catas­trophe. Il ne reste que des amas de briques bran­lantes, des che­di tor­dus, des murs qui ondulent, des colonnes bri­sées, des espla­nades qui ont été fou­lées par des rois, des moines, une armée de sol­dats, qui tous, ont fait l’his­toire. Alors je suis venu ici parce que je serai peut-être un des der­niers témoins de la gran­deur de cette ville dont les pierres me susurrent à l’o­reille qu’il ne faut pas oublier les lieux qui ont fait les peuples, et les peuples qui ont don­né vie aux lieux.

Thaïlande - Ayutthaya - 005 - Banian

Thaïlande - Ayutthaya - 006 - Wat Maha That

A Ayut­thaya, pas de tuk-tuk comme à Bang­kok, mais des Sky­lab. C’est à peu près la même chose sauf qu’au lieu d’être (mal) assis dans le sens de la route, on se tient de chaque côté de la petite chose péta­ra­dante, sur des ban­quettes par­fai­te­ment incon­for­tables, mais cela reste le moyen le plus (non pas éco­lo­gique, même si ces bébêtes roulent au gaz pro­pane) (non pas confor­table, non non)… je ne sais pas, pit­to­resque ? Agréable ? Le plus pra­tique… pour visi­ter la ville. Contrai­re­ment à la vieille ville de Sukh­to­thaï qui n’est pas habi­tée à l’in­té­rieur, Ayut­thaya reste vivante et les habi­tants de la ville ne font qu’un avec leur patri­moine. Je monte à l’in­té­rieur d’un de ces petits sky­labs, un tout bleu mis à dis­po­si­tion par l’hô­tel pour me rendre dans les temples. Si la ville paraît petite sur le plan, par­cou­rir la ville à pied serait absurde. Les dis­tances sont beau­coup trop longues et arpen­ter de longues ave­nues droites et sans charme, et sur­tout sans trot­toirs, serait une perte de temps mani­feste ; et pour­tant, je reste un grand par­ti­san de la marche à pied (mon aven­ture de Yogya­kar­ta res­te­ra dans les annales de la ran­don­née). Le chauf­feur s’ap­pelle Mr Sinh, c’est un grand bon­homme qu’on sent bon vivant, la cin­quan­taine asia­tique (il fait dix ans de moins), ser­viable et dis­cret ; il se fait payer à l’heure et me fait bien com­prendre qu’il peut m’emmener par­tout où je le désire. Plu­sieurs fois, il sera assez sur­pris de ce que je lui demande…

Thaïlande - Ayutthaya - 007 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 011 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 014 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 018 - Wat Maha That

Le pre­mier temple que je choi­sis est assu­ré­ment un des plus connus, un des plus grands aus­si. Une fois sur place, je suis assez éton­né de voir qu’il n’y a pas grand-monde, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il fait une cha­leur de four­naise sous un soleil déjà haut, même si le ciel reste cou­vert tout le temps. Le Wat Maha That est situé en plein cœur de la ville. Sa construc­tion remonte à l’é­poque de sa fon­da­tion ; le roi Som­det Phra Borom­ma­ra­cha­thi­rat, troi­sième roi d’Ayut­thaya, en com­mence l’é­di­fi­ca­tion en 1374, à deux pas du Palais Royal. Le plan en est, comme sou­vent dans les Wat les plus anciens, émi­nem­ment simple. On y entre par le côté sud pour y cir­cu­ler dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (ce qui n’est pas très boud­dhiste puisque la cir­cu­mam­bu­la­tion — Pra­dak­shi­na — se fait tou­jours par la gauche, dans le sens de la marche du soleil, la sta­tue du Boud­dha ou le che­di à sa droite). Au centre, se trouve le Prang1 prin­ci­pal, entou­ré d’une cour car­rée. A l’est, le grand viharn (salle de prière) et à l’ouest, le ubo­soth (salle d’or­di­na­tion). Les autres viharn sont dis­po­sés de chaque côté mais de manière assez aléa­toire, de même que les che­di et les petits prang.

Thaïlande - Ayutthaya - 019 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 021 - Wat Maha That

Non loin de l’en­trée, on trouve la fameuse tête de Boud­dha empri­son­née dans les racines d’un ficus. Per­sonne aujourd’­hui ne sait d’où vient cette tête ni ce qu’elle fait là, mais ce qui est cer­tain, c’est qu’a­près le pas­sage des Bir­mans qui se sont achar­nés à détruire toutes les têtes les plus acces­sibles, celle-ci fait office de miraculée.

Thaïlande - Ayutthaya - 024 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 025 - Wat Maha That

La nature ici reprend ses droits et les arbres qui poussent de manière assez anar­chique dans la cour du temple sont consi­dé­rés comme sacrés, même s’ils s’emploient assez inexo­ra­ble­ment à déchaus­ser les pierres dans les­quelles ils poussent et à consti­tuer un par­fait par­cours du com­bat­tant pour le mal­adroit que je suis. Plu­sieurs fois, je manque de me retrou­ver face contre terre à cause de ces mau­dites racines qui ne trouvent rien de mieux à faire que labou­rer la terre dans l’a­nar­chie la plus totale.

Thaïlande - Ayutthaya - 028 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 030 - Wat Maha That

Même si j’ai conscience de me trou­ver dans un lieu de mémoire, je me rends à l’é­vi­dence que ce spec­tacle est assez triste. L’é­tat de déla­bre­ment du temple me pince le cœur. Boud­dhas démem­brés, déca­pi­tés, sculp­tés dans un grès patiem­ment ron­gé par les pluies, plâtres décon­fits et se déta­chant par plaques entières, le Wat Maha That s’é­va­nouit tout dou­ce­ment dans les arcanes du temps. Il ne reste que deux figures de Boud­dha com­plètes, majes­tueuses et silen­cieuses, assises de chaque côté du plus grand des Prang, dans la posi­tion du bhū­mis­parśa-mudrā.

Juste avant son Éveil, Śākya­mu­ni, assis sous l’arbre de la bod­hi, subit les assauts du « régent » du saṃsā­ra, Māra (aus­si appe­lé Pāpīyān, le « pire »). Crai­gnant de perdre son ascen­dant sur les êtres domi­nés par les pas­sions, celui-ci envoie d’abord ses armées, dont les flèches se trans­forment en fleurs dès que le futur Bud­dha les regarde ! Dépi­té, Māra déclare alors avec orgueil qu’il doit sa posi­tion insigne aux très nom­breux mérites qu’il a accu­mu­lés au cours de ses vies anté­rieures et dénie au futur Bud­dha d’en avoir autant que lui…
Le maître touche alors la terre pour prou­ver sa déter­mi­na­tion inébran­lable à res­ter sur les lieux et pour prendre à témoin la déesse-terre Sthā­varā (ou Pri­thvī). Celle-ci appa­raît, lui rend hom­mage et, tor­dant sa che­ve­lure, en extrait toute l’eau accu­mu­lée au fil des ères cos­miques, chaque fois qu’une liba­tion a été effec­tuée lors d’un don du bod­hi­satt­va. Cette eau est si abon­dante qu’elle emporte les armées de Māra.
Source : Ins­ti­tut d’é­tudes bouddhiques

Déam­bu­ler dans ces ruines donne le tour­nis. Voir ces che­di et ces prang se contor­sion­ner pour res­ter droits est peut-être une signe que Boud­dha agit sur l’ordre du monde pour que les briques ne s’é­croulent pas.

Thaïlande - Ayutthaya - 041 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 044 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 045 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 046 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 050 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 051 - Wat Maha That

Sur quelques murs, on peut encore voir le plâtre des pilastres en forme de fleurs de lotus qui autre­fois ornaient la nais­sance des plafonds.

Je viens d’ar­ri­ver et déjà la cha­leur m’ac­cable ; à peine accou­tu­mé, je manque de m’é­va­nouir avant de me vider une bou­teille d’eau sur la tête. La fatigue, la cha­leur, l’é­mo­tion, la joie aus­si sans doute, tout ceci ali­mente mon syn­drome de Jérusalem.

Thaïlande - Ayutthaya - 059 - Skylab

Je rejoins Mr Sinh à qui je demande de m’ac­com­pa­gner main­te­nant au Wat Rat­cha­bu­ra­na. Peu conscient des dis­tances indi­quées par le plan, je fais bien rigo­ler mon chauf­feur qui me montre que les deux temples sont col­lés l’un à l’autre en m’in­di­quant l’im­mense prang blanc à une cen­taine de mètres de là. Mais pas de sou­ci, il me demande de mon­ter dans le sky­lab et me voi­là trans­por­té dans un autre monde de prang en à peine dix secondes. Si je n’é­tais pas en Thaï­lande, je pour­rais dire que je ris jaune de ma bêtise…

Thaïlande - Ayutthaya - 060 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 063 - Wat Ratchaburana

Le Wat Rat­cha­bu­ra­na est plus récent que son voi­sin. Son édi­fi­ca­tion com­mence en 1424 sur les ordres du roi Som­det Phra Borom­ma­ra­cha­thi­rat II , cin­quième roi de la cité, sur le site même de la cré­ma­tion de ses deux frères ainés, les­quels se sont gen­ti­ment entre­tués pour la suc­ces­sion de leur roi de père. Visi­ble­ment, aucun n’a gagné.

Thaïlande - Ayutthaya - 065 - Wat Ratchaburana

Ce temple dis­pose du plus beau prang de la ville, élan­cé et fier, il est encore recou­vert des stucs d’o­ri­gine, et l’on peut encore voir Garu­da fon­dant sur un nāga sur un des coins. A l’in­té­rieur (il faut mon­ter une volée de marches peu recom­man­dables pour ceux qui souffrent de ver­tige), on peut redes­cendre à l’in­té­rieur de la cel­la par une autre volée de marche que je qua­li­fie­rais volon­tiers de casse-gueule… La décou­verte de cette cavi­té est rela­ti­ve­ment récente et si la sueur de dégou­line pas trop sur le visage et que l’at­mo­sphère suf­fo­cante du lieu per­met de ne pas s’é­va­nouir, on peut voir de magni­fiques fresques très aériennes, dont les traits noirs sont encore par­fai­te­ment visibles et les rouges aus­si écla­tants qu’au pre­mier jour.

Thaïlande - Ayutthaya - 066 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 068 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 069 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 072 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 073 - Wat Ratchaburana

De ce temple récent et du haut du prang, on peut admi­rer les ruines encore hautes du viharn et de l’ubo­soth, aux murs de brique épais et hauts, dont on voit encore l’in­cli­nai­son qui sup­por­tait autre­fois le toit en bois. Ici non plus, pas la peine de s’es­cri­mer à cher­cher le moindre Boud­dha encore entier.

Me voi­ci repar­ti dans mon petit sky­lab vers un autre temple. Le Wat Phra Si San­phet (Temple du Saint, Splen­dide Omni­scient). Voi­ci le temple le plus véné­ré de la ville, le plus éten­du en sur­face mais éga­le­ment tel­le­ment magni­fique qu’il a ser­vi de modèle au Wat Phra Kaeo de Bang­kok. A l’en­droit même où l’on peut voir aujourd’­hui les trois énormes che­di, se trou­vaient trois bâti­ments de bois construits par le fon­da­teur de la ville, U‑thong : le Phai­thun Maha Pra­sat, le Phai­chayon Maha Pra­sat et le Aisa­wan Maha Pra­sat. En 1448, le roi Borom­ma­trai­lok­ka­nat décide la construc­tion d’un nou­veau palais et conver­tit les bâti­ments royaux en che­di. Un autre temple fut construit à proxi­mi­té, ren­fer­mant une immense sta­tue de Boud­dha (Phra Si San­phet­dayan) de 16 mètres de haut, entiè­re­ment recou­verte d’or (envi­ron 343 kilos au total) et qui consti­tuait le prin­ci­pal objet de véné­ra­tion du lieu, mais tout fut détruit lors de l’in­va­sion des Bir­mans. Du fait de son rôle de temple royal, aucun moine n’a jamais occu­pé les lieux, ce qui explique l’ab­sence de salle d’or­di­na­tion (ubo­soth).

Thaïlande - Ayutthaya - 076 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 077 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 078 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 079 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 082 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 090 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 091 - Wat Phra Si Sanphet

Du côté nord du temple, des petits viharn contiennent des sta­tues déca­pi­tées de Boud­dha, que per­sonne ne vient plus visi­ter. Ce sont des petits havres de paix où seuls les chiens errants cher­chant à fuir la foule et la cha­leur viennent se réfu­gier. Et moi. La suc­ces­sion de ces che­di encore un peu blancs donne une pers­pec­tive superbe et un air de majes­té à l’en­droit. Avec leur cône sur le som­met, ils sont une par­faite repré­sen­ta­tion sty­li­sée et ani­co­nique du Boud­dha. Si les Bir­mans avaient sur ça, ils auraient fait bien plus de dégâts.

Thaïlande - Ayutthaya - 093 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 097 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 101 - Wat Phra Si Sanphet

Juste à côté des ruines du temple majes­tueux, se trouve le Viha­ra Phra Mong­khon Bophit. Comme son nom l’in­dique, ce n’est pas un temple, mais juste un viharn, une salle de prière où l’on trouve un énorme Boud­dha doré cen­sé repré­sen­ter celui qui a dis­pa­ru. C’est ici que l’on voit que cette figure un peu gros­sière et clin­quante inté­resse beau­coup plus les dévots habi­tants d’Ayut­thaya que les ruines sécu­laires. On peut voir ici les gens prier, bâtons d’en­cens et fleurs de lotus blot­tis dans leurs mains jointes, accrou­pis ou debout face à l’im­mense sta­tue jaune d’or. Je reste ici quelques ins­tants à me repaître de tous ces visages tour­nés vers leur objet de dévo­tion, des visages empreints de séré­ni­té, autant que de rési­gna­tion. Tout ce monde m’é­tour­dit, les enfants crient, les jeunes parlent forts, il n’y a visi­ble­ment aucune obli­ga­tion de dis­cré­tion aux abords du temple.

Thaïlande - Ayutthaya - 104 - Vihara Phra Mongkhon Bophit

Thaïlande - Ayutthaya - 106 - Vihara Phra Mongkhon Bophit

La jour­née avance et mon esto­mac com­mence à crier famine. Je demande à Mr Sinh de me rame­ner au Wat Rat­cha­bu­ra­na, mais il semble ne pas com­prendre. On en vient !!! Oui mais je lui explique que je veux aller déjeu­ner et que c’est là-bas que je veux retour­ner. Lorsque je lui parle du res­tau­rant Chi­cken noo­dles, il com­prend mieux. A l’ombre d’une ton­nelle en métal, sur un petit siège en plas­tique, je me régale d’une soupe de pou­let aux nouilles que je m’empresse de subli­mer avec de la sauce soja et de la purée de piment. Pour quelques bahts de plus, je bois un soda trop sucré. Mr Sinh s’est assis à une table près du trot­toir pour se rafraî­chir d’un coca noyé dans les cubes de glace. Prêt à bon­dir si tou­te­fois je déci­dais d’al­ler ailleurs. Je l’in­vi­te­rais bien à ma table, mais ce sont des choses qui ne se font pas. Ce que je ferais par hos­pi­ta­li­té, lui pren­drait ça pour un geste d’ir­res­pect à mon égard… Je déteste cette impres­sion d’être à la fois un enva­his­seur et un pro­fi­teur… autant qu’un porte-mon­naie ambulant…

Thaïlande - Ayutthaya - 108 - Etudiants

Thaïlande - Ayutthaya - 109 - Chicken noodles

Thaïlande - Ayutthaya - 110 - Chicken noodles

Thaïlande - Ayutthaya - 111 - Chicken noodles

Une fois ras­sa­sié, je lui demande de me rame­ner à l’hô­tel, mais la jour­née est loin d’être terminée.

Notes :

1 — Le Prang se dis­tingue du Stu­pa par le fait qu’il est géné­ra­le­ment ouvert et per­met l’ac­cès à une cel­la. Son rôle est le même, c’est une tour sanc­tuaire ren­fer­mant géné­ra­le­ment des reliques.

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Ayut­thaya sto­ries #1 : L’ar­ri­vée à Ayutthaya

Ayut­thaya sto­ries #1 : L’ar­ri­vée à Ayutthaya

Il me semble que la Thaï­lande m’ap­pelle encore… Tout est prêt, tout est déjà bou­clé. Billets d’a­vion, valise, appa­reil pho­to, car­nets, enre­gis­treur, pas grand-chose à se mettre sur le dos, une brosse à dent et quelques bahts en poche. C’est la troi­sième fois que je pars dans cet autre bout du monde, alors la peur des ter­ri­toires incon­nus, je la laisse à la maison.

Je pars de Rois­sy, ter­mi­nal 2A porte A43, vol sur un Air­bus A330-300 d’O­man Air. C’est la pre­mière fois que je vais faire escale à Mas­cate. Dans l’a­vion, il fait déjà chaud, et il flotte une légère odeur d’al­cool. Cer­tai­ne­ment mon voi­sin qui me demande en anglais s’il peut prendre la place près de l’al­lée ; il est mal à l’aise, angois­sé. Je com­prends qu’il ne veuille pas se mettre près du hublot… d’au­tant que je suis en queue d’a­vion, là où ça secoue le plus. Vol WY132. Je com­mence à sen­tir l’anes­thé­sie tom­ber ; mon ren­dez-vous chez le den­tiste n’é­tait peut-être pas une bonne idée mais au moins je suis cer­tain de ne pas avoir de pro­blèmes là-bas, alors je me cale dans mon fau­teuil en sen­tant mes lèvres reprendre leurs sen­sa­tions, ma joue se tendre à nou­veau et j’a­vale de quoi faire pas­ser une éven­tuelle dou­leur qui pour­rait se réveiller. A 21h13, l’a­vion quitte la taxi puis décolle dans la nuit qui avance, un décol­lage tout en dou­ceur. Il tra­verse la plaque de nuages gris mais laisse voir comme des déco­ra­tions de Noël posées sur le soleil noir de cette terre qui s’é­loigne. Des des­sins espa­cés d’une jolie cou­leur tapissent le sol tan­dis que je m’en­vole vers Mas­cate, la cha­leur et le matin. Je sais que dor­mir cette nuit va être com­pli­qué pour moi, je ne peux pas dor­mir assis.

3h00 du matin, je n’ai qua­si­ment pas fer­mé l’œil et j’ai mal au cul à force d’être assis. La nau­sée me monte à la gorge, je don­ne­rais n’im­porte quoi pour sor­tir de cette car­lingue dans laquelle j’ai tan­tôt froid à cause de la cli­ma­ti­sa­tion, tan­tôt chaud à cause des réflexes de mon corps qui s’emballe… Je capi­tule, et je reste le regard fixé sur l’i­ti­né­raire de l’a­vion sur l’é­cran fiché sur le fau­teuil de devant. Nous sommes au-des­sus de l’I­ran, entre deux villes dont je n’ar­rive pas à déchif­frer le nom puisque c’est écrit en arabe. Trois grands feux illu­minent la nuit. Tout est étrange sous mes pieds, l’in­ten­si­té des lumières, leur dis­po­si­tion, rien ne res­semble à l’i­dée que je me fais des villes du monde. L’a­vion avance au-des­sus du Golfe Per­sique et moi, je suis hors d’usage…

Dans l’a­vion entre Mas­cate et Bang­kok, j’ai fina­le­ment réus­si à dor­mir un peu, exté­nué, mais ça res­semble plus à un som­meil de condam­né qu’à un som­meil répa­ra­teur. Deux ou trois heures de som­meil sur une tren­taine d’heure, voi­là de quoi en ter­ras­ser plus d’un…

Aéro­port Suvar­nabhu­mi, Bang­kok. Enfin la cha­leur, des odeurs connues, les maré­cages, les fruits. J’a­chète une carte SIM et de quoi man­ger sur le pouce, une petite dame vide les mégots du cen­drier à l’aide d’un chi­nois en métal. J’at­trape un taxi et annonce au chauf­feur, Mr Wipa­ran, ma des­ti­na­tion : Ayut­thaya. Quand on prend le taxi en Thaï­lande, on connait le nom de celui qui vous conduit, car sa carte pro­fes­sion­nelle est affi­chée bien en évi­dence sur le tableau de bord, même si sou­vent, la pho­to ne res­semble pas du tout à la per­sonne qui est assise à côté de vous. La ville se trouve à plus de quatre-vingts kilo­mètres d’i­ci, mais il en faut plus pour décou­ra­ger un taxi thaï… cer­tains en France feraient bien d’en prendre de la graine. Si le cœur vous en dit, on peut tra­ver­ser toute la Thaï­lande en taxi sans que ça n’oc­ca­sionne la moindre gri­mace de mécon­ten­te­ment sur le visage de votre chauf­feur. Cer­tains font Bang­kok-Chiang Mai sans sour­ciller… à condi­tion d’al­lon­ger les bahts…

Ayut­thaya — Wat Maha That

J’ar­rive à l’hô­tel après 23h00 et avoir tour­né un peu avec un chauf­feur de taxi com­plè­te­ment per­du dans la vieille ville à la recherche de l’a­dresse. Je fais même un arrêt devant un poste de police qui semble être le der­nier recours.
Évi­dem­ment, le res­to est fer­mé mais je me défoule sur un 7/11 où j’a­chète un pack de Sin­gha, des amandes et des snacks épi­cés, du taro, des lamelles de mangue séchées et épi­cées. Sur le trot­toir je m’ar­rête près du bar­be­cue d’un couple qui n’a pas encore fini de tra­vailler, devant l’en­seigne d’une grande banque, et je leur prends deux bro­chettes de pou­let et de Saint-Jacques avec de la sauce épi­cée. Ma chambre d’hô­tel est cer­tai­ne­ment la plus belle et la plus grande de toute la ville. C’est une suite qui se trouve à l’ex­tré­mi­té de ce petit hôtel caché der­rière les fron­dai­sons de grands pal­miers, que rien ne dis­tin­gue­rait d’un autre boui­boui. Ter­rasse immense don­nant sur le fleuve, hamac, il y a un salon avec un bureau, un lit large comme un camion, une salle de bain ouverte avec douche et bai­gnoire, le tout sur envi­ron 80m2, et déco­ré avec soin dans le plus pur style de la région. Comme je savais que je n’al­lais pas res­ter long­temps à Ayut­thaya, je me suis fait plai­sir avec cette chambre à 150€ la nuit ; une for­tune ici… Sur la ter­rasse, je bois ma bière en pico­rant mes snacks, en me fai­sant dévo­rer par les mous­tiques… qui ne résistent pas long­temps à mon remède. De l’autre côté de la Chao Phraya (qui coule ici dans une cir­con­vo­lu­tion qu’on a un peu de mal à com­prendre puisque la ville est entou­rée d’eau, qui est en réa­li­té la confluence de deux fleuves qui s’embrassent ; la Chao Phraya et la Pa Sak), les che­di blancs du Wat Phut­thai­sa­wan encore éclai­rés à cette heure tar­dive de la nuit thaï­lan­daise. Légè­re­ment ivre, de bière et de fatigue, la bouche rava­gée par les épices, je plonge dans mon lit king size en pre­nant soin de lais­ser la cli­ma­ti­sa­tion sur une tem­pé­ra­ture de 27°C (il n’y a que comme ça qu’on s’ha­bi­tue à la cha­leur), his­toire de pou­voir pro­fi­ter un peu de la jour­née du lendemain…

Ayut­thaya — Wat Maha That

Je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend dans cette ville. Tout ce que je sais, c’est que je me situe à envi­ron 80 kilo­mètres au nord de Bang­kok, qui se trouve elle-même à plus de 9000 kilo­mètres de chez moi. Ayut­thaya fait par­tie des hauts-lieux his­to­riques de la Thaï­lande, au même titre que Chiang Mai ou Sukho­thaï, et comme tous les lieux impor­tants pour l’his­toire, ils le sont aus­si pour la reli­gion, chose que l’on ne peut nier. J’ap­pren­drai demain que mon hôtel se situe dans un quar­tier à forte majo­ri­té musul­mane, ce qui me fera décou­vrir une bien curieuse spé­cia­li­té locale, le Roti Sai Mai.
Comme tou­jours, je vis dans ces moments intenses avec une cer­taine inquié­tude face à l’in­con­nu, peut-être par peur d’être déçu, ou mal­me­né par mes sen­sa­tions, mais cette légère peur ne me fait pas recu­ler, bien au contraire, elle m’ap­prend chaque fois un peu plus à me dépar­tir de mes ori­peaux d’Oc­ci­den­tal et à aller un peu plus loin, dans ce qui me désarme, dans ce qui me détache de mon monde connu, dans ce qui me décons­truit et me rend humble. Hier encore, j’é­tais à Paris. Aujourd’­hui, je suis per­du en Thaï­lande, et je ne compte abso­lu­ment pas faire en sorte de retrou­ver mon chemin.

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Leurs mains sont bleues

Leurs mains sont bleues

Paul Bowles est un écri­vain un peu mar­gi­nal. Parce que ce n’est pas qu’un écri­vain… Autour du très beau livre The shel­te­ring sky (tra­duit très fidè­le­ment en fran­çais par… un thé au Saha­ra), por­té à l’é­cran par Ber­nar­do Ber­to­luc­ci en 1990 avec la très trou­blante Debra Win­ger et John Mal­ko­vitch, il n’en est pas moins un voya­geur et un esthète, écou­tant avec pas­sion les musiques qu’il trouve sur son che­min. On le sait moins mais Bowles est par­ti de nom­breux mois sur les routes du Maroc pour enre­gis­trer sur bandes magné­tiques les der­niers musi­ciens ber­bères. C’est donc tout natu­rel­le­ment qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la pre­mière fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut com­prendre qu’à la lec­ture du poème d’Ed­ward Lear qu’on trouve en exergue.

paul-bowles

Com­po­sé de plu­sieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles par­fois esthète, par­fois bour­ru, au regard tou­jours aigui­sé sur le monde qui l’en­toure. Par­lant de son amour pour les per­ro­quets ou des ren­contres avec les poli­ti­ciens locaux rétifs des vil­lages les plus recu­lés du Rif, c’est tou­jours en amou­reux du voyage, avec tout ce qu’il com­porte d’in­con­fort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hé­site pas à citer Lévi-Strauss pour racon­ter que le voyage est avant tout une confron­ta­tion de notre occi­dent confor­table avec la misère du monde :

Il pré­tend que pour que le monde occi­den­tal conti­nue à fonc­tion­ner conve­na­ble­ment, il lui faut sans cesse se débar­ras­ser d’im­menses quan­ti­tés de rebuts qui sont déver­sés auprès de peuples moins chan­ceux. « Ce que d’a­bord vous nous mon­trez, voyages, c’est notre ordure lan­cée au visage de l’humanité. »

En 1950, à Hik­ka­du­wa, sur la belle île qui por­tait encore à l’é­poque le doux nom de Cey­lan, il révèle, en par­fait connais­seur des rythmes et des sons, le secret des Parit­ta :

On m’a expli­qué, aujourd’­hui, que la psal­mo­die du pirith ne peut avoir que quatre tons dis­tincts, pas un de plus, car l’a­jout d’un cin­quième la ferait pas­ser dans le genre musi­cal, ce qui est stric­te­ment inter­dit. Les offi­ciants sont peut-être trop atta­chés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’in­té­rieur de la gamme per­mise, ils par­viennent à chan­ter tous les quarts de tons pos­sibles. Les chiens de l’au­berge hur­laient et jap­paient contre eux jus­qu’à ce que le garde, en criant, réus­sît à les faire taire.

Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’hu­mi­li­té du voya­geur, et qui me rap­pellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pan­tins, et il a bien rai­son de dire que cette expres­sion révèle une atti­tude pré­ten­tieuse. Bou­vier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’i­gno­rance mal­gré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :

Main­te­nant, après avoir par­cou­ru quelques douze-mille kilo­mètres à tra­vers le pays, je le connais presque aus­si peu qu’à mon pre­mier séjour. J’ai pour­tant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.

Enfin et pour ter­mi­ner, je par­lais plus haut des fonc­tion­naires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lors­qu’il s’é­car­tait des routes pour aller recueillir la musique tra­di­tion­nelle maro­caine, il rap­porte les pro­pos de l’ac­cul­tu­ra­tion dont sont vic­times les peuples anciens, qui me rap­pellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’au­to­ri­té lui refuse le simple droit d’exis­ter car consi­dé­ré comme dégé­né­ré

« Je déteste toutes les musiques popu­laires, et en par­ti­cu­lier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sau­vages. Pour­quoi vous aider à expor­ter ce que nous essayons de détruire ? Vous recher­chez de la musique tri­bale. Il n’y a plus de tri­bus. Nous les avons dis­soutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tri­bale, seule­ment du bruit. Non, Mon­sieur, je ne suis pas d’ac­cord à votre projet. »

Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédi­té dans la col­lec­tion Aven­tures chez Points. Tra­duc­tion (de l’a­mé­ri­cain) par Liliane Abensour.

Pho­to d’en-tête © Chris Ford

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L’in­ci­ta­tion au voyage

L’in­ci­ta­tion au voyage

Je déteste ces jour­nées fraîches qui suivent les plus ardentes cha­leurs de l’é­té, qui font pas­ser de la fièvre au fris­son en l’es­pace d’une nuit ora­geuse et bruyante, refer­mant les espoirs de pou­voir se repo­ser un peu de l’ac­ca­blante four­naise. Elles sont tristes, bien qu’of­frant un répit de courte durée, même si les cha­leurs sous nos lati­tudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien long­temps. Je pré­fère ces cha­leurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.

Je me sens comme empli d’une huma­ni­té radieuse et sur mes cahiers à petits car­reaux, je m’a­muse à répé­ter indé­fi­ni­ment les motifs des tuiles maro­caines ou des ara­besques anda­louses qu’on ne peut fabri­quer qu’en ayant com­pris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’ex­pres­sion d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’har­mo­nie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abs­trac­tion fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’é­ten­due de l’u­ni­ver­sa­li­té du monde.

Et puis loin du monde, loin de la folle actua­li­té qui émaille le fil conti­nu des mau­vaises nou­velles, je me tais. Trop de voix s’é­lèvent pour dire tout et n’im­porte quoi, une chose et son contraire ; la parole irrai­son­née. Loin de la poli­tique, loin des ana­lyses par­fois fumeuses des jour­naux télé­vi­sés, loin de la réac­tion à chaud, il y a un monde de dou­ceur et d’es­poir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’es­saie de pro­non­cer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’in­con­grue per­plexi­té dans laquelle je me suis plon­gé tout seul.

Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repar­tir. Gra­vir de nou­velles mon­tagnes, ren­con­trer des âmes lumi­neuses et croire qu’il existe encore sur terre des expé­riences qui ne sont pas uni­que­ment extraites de la fange et de la haine. Je vais repar­tir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et ver­doyantes de la Thaï­lande où je retourne encore et encore, pour la qua­trième ou cin­quième fois, côtoyer le peuple du sou­rire et m’en­fon­cer dans une vie âcre et simple, faite de pous­sière et de pour­ri­ture, de pau­vre­té flam­boyante dans laquelle tente jour après jour de sur­vivre une nation qui ne sait plus dans quelle direc­tion regar­der. Je me retire de mon monde pour plon­ger les deux pieds dans le Monde, gran­diose et fan­tasque. C’est peut-être bien la der­nière fois que je m’y rends, avec la sen­sa­tion d’a­voir vécu ce que je vou­lais y vivre et l’en­vie d’autres choses. J’ai pro­mis à mon ami Géor­gien qu’un jour, dès lors que les condi­tions poli­tiques lui seront favo­rables, je l’ac­com­pa­gne­rai sur la terre de ses ancêtres, à Tbi­lis­si et en Armé­nie, à la ren­contre de ses parents et de sa famille. Une pro­messe engage, véri­fiez vos capa­ci­tés de remboursement…

Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’ar­rive pas à rete­nir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bang­kok, assu­ré­ment, sa cha­leur et son atmo­sphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désor­don­née. Il y aura aus­si Sukho­thai avec ses temples magiques sur­gis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Boud­dhas entou­rés de petits étangs par­se­més de fleurs de lotus, ses che­di et ses sta­tues encore hono­rées de nos jours. Il y aura aus­si la nature cham­pêtre de l’I­san, avec ses vieux temples khmers sur­gis de la jungle et pré­fi­gu­rant ce que peut être Ang­kor. Il y aura la mer intran­quille de Phan Gan et ses jours sereins ins­pi­rant le repos et la médi­ta­tion. Le tout dans un ordre indé­fi­ni et sou­mis aux aléas de la route, aux envies chan­geantes de mes courses folles et de mes déam­bu­la­tions hasardeuses.

Je pars léger ; aus­si bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’ha­bi­tude, un pas­se­port, une brosse à dent, un appa­reil pho­to et un enre­gis­treur de sons. J’emmène dans ma besace une tra­duc­tion du Râmâya­na ; La prai­rie par­fu­mée où s’é­battent les plai­sirs, ces Mille et une nuits éro­tiques écrites par celui qui aujourd’­hui pas­se­rait au fil de la mitrailleuse, Mou­ham­mad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ain­si qu’un vieux cof­fret com­pre­nant trois recueils de nou­velles du même auteur bri­tan­nique, où l’on trouve les volumes L’é­cho, Le scor­pion, et Un thé sur la mon­tagne. Je pars loin et lorsque je revien­drai, j’emménagerai dans ma nou­velle mai­son, une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Je me sens lâcher prise, ne rete­nant de mon souffle que quelques images qui res­tent impri­mées dans mon esprit comme ces vieilles pho­tos jau­nies d’ex­plo­ra­teurs per­dus au beau milieu d’hos­tiles forêts tro­pi­cales. Déjà la réa­li­té se perd au creux des jours qui défilent…

Je pars demain.

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Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Ils étaient six, six hommes par­tis sur les traces d’Hen­ri Mou­hot, celui qui mit au jour les ruines d’Ang­kor en 1861, ou plu­tôt qui fit redé­cou­vrir au monde les temples que les Khmers ne ces­sèrent d’ho­no­rer du fin fond de la forêt cam­bod­gienne… Par­tis d’Ang­kor, ils ont remon­té le Mékong, fleuve nour­ri­cier pre­nant sa source en Chine et se jetant dans la Mer de Chine non loin de Hô Chi Minh-Ville. Ils étaient six, mais l’ex­pé­di­tion dure près de trois ans et le chef de l’ex­pé­di­tion, Ernest Dou­dart de Lagrée, meurt avant la fin du voyage qui se ter­mine dans le Yun­nan chi­nois. Ils étaient six, comme sur cette pho­to deve­nue célèbre. De gauche à droite : Louis de Car­né, Lucien Jou­bert, Capi­taine Ernest Dou­dart de Lagrée, Clo­vis Tho­rel, Lieu­te­nant Louis Dela­porte et Lieu­te­nant Fran­cis Gar­nier. Dela­porte est celui qui ramè­ne­ra les plus beaux des­sins d’Ang­kor encore vierge de toute pré­sence humaine. Ils sont fiers et beaux ces hommes qui ont dû mau­dire les dieux d’a­voir mis sur terre cet envi­ron­ne­ment aus­si hostile…

Membres de la Mission d'exploration du Mékong

Des enfants vêtus de jaune et quelques vieilles habi­tuées du sanc­tuaire, à en juger par la fami­lia­ri­té avec laquelle elles trai­taient leur dieu, désha­billèrent de son écharpe la petite sta­tue de Boud­dha, lui ver­sèrent de l’eau sur la tête, l’é­pon­gèrent avec soin, et lui remirent enfin sa che­mise rouge ; les cym­bales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sur­saut, et la foule enva­hit le han­gar dont nous n’oc­cu­pions que le plus petit espace pos­sible. On allu­ma des cierges, on brû­la de vieux chif­fons et longues mèches. Les assis­tants fai­saient toute sorte de gestes, por­taient la main à leur front et bai­saient la terre, puis l’ar­ro­saient à l’aide d’une gar­gou­lette dont cha­cun était muni. Cela n’empêchait pas de cau­ser, de rire, de fumer ; nul res­pect, nul recueille­ment, aucun signe de pié­té inté­rieure n’ap­pa­rais­sait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode.

Louis de Car­né, jeune homme vaillant pro­mis à un brillant ave­nir, reste à l’é­cart du reste du groupe, jamais véri­ta­ble­ment inté­gré, sus­pec­té d’a­voir été pis­ton­né par un ami­ral en vue pour cette expé­di­tion. Pour­tant, le jeune homme, seul civil du groupe, accom­plit conscien­cieu­se­ment sa mis­sion. Char­gé de la par­tie des­crip­tive du voyage et des ren­sei­gne­ments com­mer­ciaux, il rap­porte un texte beau­coup moins connu que celui de Fran­cis Gar­nier (Voyage d’ex­plo­ra­tion en Indo-chine, effec­tué pen­dant les années 1866, 1867 et 1868). En réa­li­té, ce ne sont que des notes qu’il finit par publier en plu­sieurs par­ties dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre L’ex­plo­ra­tion du Mékong. Louis de Car­né, épui­sé par les fièvres contrac­tées lors de l’ex­pé­di­tion, s’é­teint à Plo­me­lin en 1871, à l’âge de 27 ans. C’est son père, Louis-Marie de Car­né, qui ter­mi­ne­ra la mise en forme de ses notes de voyage et se char­ge­ra de la publi­ca­tion de ses articles en livre, sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’empire chi­nois en 1872.

Il pleu­vait tou­jours, et nous étions pour la plu­part sans chaus­sures. Nos pieds étaient meur­tris par les pierres, per­cés par les épines, sai­gnés par les sang­sues ; la fièvre pâlis­sait les visages et, symp­tôme effrayant, la gaie­té com­men­çait à s’é­va­nouir. Mal­gré la pesan­teur étouf­fante de l’air, après quelques heures de marche dans pareilles condi­tions, le froid nous sai­sis­sait en tra­ver­sant des tor­rents dont l’eau était ordi­nai­re­ment gla­ciale. Quelle ne fut donc pas notre sur­prise, en entrant pour la cen­tième fois dans l’un de ces innom­brables affluents du Mékong, de res­sen­tir aux jambes une cha­leur assez forte pour nous faire éprou­ver une impres­sion dou­lou­reuse ! Nous venions de décou­vrir un source d’eau ther­male sul­fu­reuse à quatre-vingt-six degrés centigrades […]

Le texte est dis­po­nible aux édi­tions Magel­lan et Cie, dans la col­lec­tion Heu­reux qui comme…

Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (allez savoir pour­quoi les numé­ros 6 et 7 sont introuvables):

Pho­to d’en-tête © Ciao­Ho (floa­ting mar­ket. Nga­nam town, Soc­trang pro­vince, Viet­nam. Jan 26th. 2014)

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