Le livre qui a plus vécu que moi
Ce livre-ci est tout particulier pour moi, puisqu’il m’a longtemps accompagné dans certains moments de ma vie et a fait office de refuge confortable face aux difficultés que j’ai traversées.
Voici le livre qui a plus vécu que moi… Ce sont les Œuvres de Nicolas Bouvier, aux éditions Gallimard. Il n’est pas dit sur la couverture que ce sont ses œuvres complètes, simplement ses œuvres, comme s’il y avait déjà une sélection de faite parmi ses meilleures. L’histoire ne dit pas si elles sont complètes ou pas, et voici que l’on s’en fout. Classées par dates de publication, on y retrouve les principales ; L’usage du monde, Le Poisson-scorpion, Chroniques japonaises, Journal d’Aran, mais aussi d’autres, moins connues, comme Histoire d’une image et Les chemins du Halla-San… Les poèmes de Le dehors et le dedans… Autant d’œuvres qu’il me semble avoir lues et relues, usées jusqu’à la corde…
Et si ce livre, dont je ne me souviens absolument pas le lieu d’achat, ni la date à vrai dire, a vécu plus que moi, c’est que je l’ai trimballé à peu près partout.
Il m’a accompagné dans le train, à l’époque où je travaillais à Levallois et que je vivais chaque jour une épopée comme si chaque trajet était lui-même un voyage, une étude ethnologique appliquée sur les voyageurs du train. J’ai ainsi pris des tonnes de notes sur les voyageurs et leurs travers, leurs attitudes parfois grotesques, leurs interactions saugrenues avec un système vivant et haut en couleurs, sur les regards échangés parfois avec des femmes dont les secrets sont restés enfouis, ou égarés sur les quais de stations où je ne suis jamais descendu.
Il m’a accompagné en vacances, au bord de la mer où ses pages soigneusement typographiées ont accumulé le sable qui s’est coincé dans la rainure ; aujourd’hui encore, à chaque page ouverte, je retrouve ces minuscules pierres qui ont voyagé depuis les plages immenses d’une côte rincée par l’iode et dénudée par le vent. Il a tout vécu, jusqu’à l’inondation de ma tente où il s’est décidé à prendre un bain, gondolant ainsi une bonne partie des premières pages.
Il m’a accompagné dans des voyages lointains, en Thaïlande notamment, lorsque j’usais les semelles de mes chaussures sur les routes cabossées et poussiéreuses d’une île solitaire ou sur les chemins verdoyants d’une ancienne capitale à demi détruite par les inondations. Il m’a apporté la lumière lorsque la nuit tombait trop tôt et que déjà, les moustiques me dévoraient à l’envi.
Il m’a accompagné dans des moments de ma vie où j’étais en train de tout perdre ; moi en premier. Il m’a certainement aidé à faire en sorte que je ne me perde pas complètement. Il est des livres comme cela, qui à certains moments, sont comme des carapaces de tortue qui aident à flotter lorsque la mer nous a laissé seul, sans rivage où débarquer, sans pavillon, sans vêtements, complètement nus.
“Ces gracieuses litanies érotiques faisaient très bien passer le temps”
Depuis trois jours, dans une soute torride sous la grande cuisine, je dégraissais au tranchoir et au jet de vapeur des turbotières et des lèchefrites de la taille d’un cercueil, assisté d’Alcide et de Francis, deux Noirs martiniquais qui poursuivaient à longueur de journée, dans un français fleuri, joliment désuet, un dialogue truffé de comptines, proverbes, images bucoliques, et exclusivement consacré à la pénétration du pénis dans le vagin. Ces gracieuses litanies érotiques faisaient très bien passer le temps.
Chronique japonaise, Nicolas Bouvier. 1956
“Une langue, avant tout”
Bouvier, ce n’est pas qu’un écrivain. Celui qui a mis près de vingt à écrire L’usage du monde, porte sur le devant de la scène, avant tout, une langue particulière, imagée, follement réjouissante et stimulante. Chaque phrase sort naturellement et semble parfaite, alors qu’on se doute que chacune d’entre elles a dû être poncée et polie comme un galet par l’océan jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’image de nous-mêmes en miroir.
Il est des livres comme celui-ci qui sont les plus discrets, les plus admirables, les plus sincères de tous les amis…
Eh bien, moi, je me souviens exactement de tout, comment j’ai rencontré Nicolas. J’habitais en Dordogne, à Monpazier et quelques jeunes gens de la petite ville avait décidé d’y monter une bibliothèque. Arrivèrent ainsi dans cette petite bourgade, des cartons de livres entreposés dans une belle ancienne bâtisse qui faisait un peu office de mairie et où état né Jean Galmot — ce nom vous dit certainement quelque chose, grand lecteur que vous êtes; Toujours est-il que me trouvant par là, je jetais un oeil dans ces cartons, étant une lectrice à peu près aussi fantasque et ravagée que vous. C’est là que je découvris la première édition en noir et blanc de “L’Usage du monde” avec les dessins de Thierry. En vous écrivant, il me revient à l’esprit que c’est ce même jour que je découvris dans ces mêmes cartons “The Death Ship” de Traven. Et il n’y a pas un petit dieu fantasque et bienveillant pour les grands lecteurs que nous sommes???
Merci pour votre chronique, vos chroniques et vos belles images et musiques je vous lis toutjours avec grand plaisir. Bon vent, ami lecteur. Liliane Breuning de Strasbourg
Bonjour Liliane, merci pour votre mot et pour m’avoir fait découvrir Jean Galmot. Ce nom ne me disait rien mais voilà qu’il vient de trouver sa petite ligne dans mon carnet. Vous avez raison, il existe des petits esprits qui flottent et qui nous insufflent leur étrange goût de la lecture 🙂