On ne le dira jamais assez, Rabe­lais est fin lit­té­ra­teur, mer­veilleux racon­teur d’his­toires. En cher­chant le mot « dilu­cule » qui se trouve être le moment oppo­sé au cré­pus­cule, je suis tom­bé sur cet extrait de Pan­ta­gruel tel qu’il a été écrit  en 1532, sans trans­lit­té­ra­tion du fran­çais de l’é­poque. Pas besoin de com­men­ter le texte, il est assez élo­quent. Le fran­çais de l’é­poque est tout de même assez com­pré­hen­sible et on découvre un Rabe­lais défen­seur de la langue parlée.

Illus­tra­tion des Songes dro­la­tiques de Pan­ta­gruel

Quelque jour, que Pan­ta­gruel se pour­me­noit après soup­per avecques ses com­pai­gnons par la porte dont l’on va à Paris, il ren­con­tra ung eschol­lier tout jol­liet, qui venoit par icel­luy che­min; et, après qu’ilz se furent saluez, luy deman­da : ” Mon amy, dont viens tu à ceste heure ? “. L’es­chol­lier luy respon­dit : ” De l’alme, inclyte et célèbre aca­dé­mie que l’on vocite Lutèce.
— Quest-ce à dire ? dist Pan­ta­gruel à ung de ses gens.
— C’est (respon­dit-il), de Paris.
— Tu viens duncques de Paris, dist il. Et à quoy pas­sez vous le temps, vous aultres, mes­sieurs estu­dians audict Paris ?
Respon­dit l’es­chol­lier : ” Nous trans­fré­tons la Séquane au dilu­cule et cré­pus­cule; nous déam­bu­lons par les com­pites et qua­dri­viez de l’urbe; nous des­pu­mons la ver­bo­ci­na­tiun latiale , et, comme veri­si­miles amo­ra­bundes, cap­tons la béné­vo­lence de l’om­ni­juge, omni­forme, et omni­gène sexe fémi­nin. Cer­taines dié­cules, nous invi­sons les lupa­nares de Champ­gaillard, de Mat­con, de Cul-de-Sac, de Bour­bon, de Hus­lieu, (…) puis, cau­po­ni­zons ès tabernes méri­toires de la Pomme de Pin, de la Mag­da­leine, et de la Mulle, belles spa­tules ver­ve­cines, per­fo­ra­mi­nées de pétro­sil. Et si, par forte for­tune, y a rari­té ou pénu­rie de pécune en nos mar­su­piez, et soyent exhaus­tez de métal fer­ru­gi­né, pour l’es­cot nous dimit­tons nos codices et ves­tez oppi­gne­rées, pres­tu­lans les tabel­laires à venir des Pénates et Larez patrioticques. ”
A quoy Pan­ta­gruel dist : ” Quel diable de lan­gaige est cecy ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.
— Sei­gnor non, dist l’eschollier (…)
— Et bren, bren ! dist Pan­ta­gruel, qu’est ce que veult dire ce fol ? Je croy qu’il nous forge icy quelque lan­gaige dia­bo­lique, et qu’il nous cherme comme enchanteur . ”
A quoy dist ung de ses gens : ” Sei­gneur, sans nulle doubte, ce gal­lant veult contre­faire la langue des Pari­siens; mais il ne faict que escor­cher le latin, et cuyde ain­si pin­da­ri­ser, et il luy semble bien qu’il est quelque grand ora­teur en Fran­coys, parce qu’il dédaigne l’u­sance com­mun de par­ler. ” A quoy dist Pan­ta­gruel : ” Est-il vray ? ” L’es­chol­lier respon­dit : ” Sei­gneur, mon génie n’est point apte nate à ce que dit ce fla­gi­tiose nébu­lon, pour esco­rier la cuti­cule de nostre ver­na­cule Gal­licque, mais vice ver­se­ment je gnave opère, et par vèles et rames, je me énite de le locu­plé­ter de la redun­dance latinicome.
— Par Dieu, dist Pan­ta­gruel, je vous appren­dray à par­ler. Mais devant, responds moy : dont es tu ? ” A quoy dist l’es­chol­lier : ” L’o­ri­gine pri­mève de mes aves et ataves fut indi­gène des régions lémo­vicques, où requiesce le cor­pore de l’a­gio­tate sainct Martial.
— J’en­tends bien, dist Pan­ta­gruel. Tu es Lymou­sin, pour tout potaige. Et tu veulx icy contre­faire le Pari­sien. Or viens çà, que je te donne ung tour de peigne ! ” Lors le print à la gorge, luy disant : ” Tu escorches le latin : par sainct Jehan, je te feray escor­cher le renard ; car je te escor­che­ray tout vif. ”
Lors com­men­ça le pauvre Lymou­sin à dire : ” Vée dicou, gen­ti­lastre ! Ho, sainct Mar­sault, adjou­da my ! Hau, hau, lais­sas à quau, au nom de Dious, et ne me tou­quas grou ! ” A quoy dist Pan­ta­gruel : ” A ceste heure parles tu natu­rel­le­ment.. ” Et ain­si le lais­sa : car le pauvre Lymou­sin se conchyoit toutes ses chausses.

Rabe­lais, Pan­ta­gruel (1532) Cha­pitre VI

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