Nov 26, 2014 | Routes croisées |
Rythme de croisière repris, jamais vraiment arrêté en fait. Je travaille sur la frontière, une frontière polysémique et hétérogène, une frontière sur laquelle ça vibrionne, où ça bruisse du bruit du feu qui crépite. Je reprends du service, une formule entrée/plat/dessert qui n’est servie que le soir et que le midi, pas plus, sur six jours complets et 7j/7. Un bon café plutôt qu’un bon thé, pourquoi pas.
Je suis retombé sur des mots que j’avais collecté quelque part, dans une ancienne vie, les mots de Bill Bryson dans Motel blues, un des livres les plus drôles et les mieux écrits qu’il m’ait été donné de lire sur le voyage.
La serveuse arriva. “Vous avez choisi ?”
— Excusez-moi, il me faut encore quelques minutes.
— Sans problème, dit-elle, prenez votre temps.
Elle disparut de mon champ de vision, compta jusqu’à cinq et revint. “Vous avez choisi, maintenant ?”
— Désolé, j’ai vraiment besoin de plus de temps.
— ça va, dit-elle et elle repartit.
Cette fois-ci, elle dut bien compter jusqu’à vingt mais j’étais toujours loin d’avoir compris les centaines d’options qui s’offraient à moi, heureux client de la Pizza Hut, quant elle revint prendre la commande.
— V’s êtes pas du genre rapide, vous ! fit-elle remarquer gaiement.
J’étais gêné. “Désolé, je ne suis plus dans le coup, je… je sors de prison”.
Ses yeux s’agrandirent. “Sans blague ?”
— Oui, j’ai assassiné une serveuse qui me bousculait.
Bill Bryson, Motel blues.
Si hier je me suis levé à 3h30 du matin, ce n’était pas de gaité de cœur, mais le sommeil semblait m’avoir quitté pour la nuit. Pas vraiment une insomnie, peut-être plus l’angoisse de voir les jours passer tandis que mon travail n’avance pas. J’écris sans grande conviction à l’adresse des théoriciens de l’ethnicité et des frontières.
Il faut avoir le cœur bien accroché pour boire du café turc, ou alors être Turc. Depuis que ma cafetière est cassée, je me rabats sur la cafetière turque qui fait un café à point, mais comme tous les cafés turcs, plein de marc. Il faut compter sur la patience de son interlocuteur pour le boire… attendre que le marc retombe au fond. Ou faire comme les Turcs ; bien mélanger et boire le marc avec, suivi d’une grande rasade d’eau fraîche juste après…
J’ai l’impression d’être survolté, je lis tout ce qui me passe sous la main, Les Inrocks, National Geographic Histoire, le livre de Léna Mauger et Stéphane Remael, Les évaporés du Japon, enquête sur le phénomène des disparitions volontaires, mais c’est une lecture un peu rude. Samedi soir, je vais à Courdimanche, voir Yom et sa clarinette pour une session de jazz klezmer.
Fusée Soyouz TMA-15M à Baïkonour — 24 novembre 2014
Photo d’en-tête © Keith Skelton
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Nov 20, 2014 | Arts |
Il est bien dans le caractère de Léonard de Vinci d’avoir examiné avec minutie l’action du cœur et des artères sans être jamais venu à formuler une théorie de la circulation du sang. Ce manuscrit est écrit avec une plume épointée sur un papier gris-bleu à gros grain, et les dessins qui l’illustrent ont un laisser-aller voulu, comme si Léonard eût renié la beauté de ses premiers dessins. Ce sera le style de presque tous ses derniers dessins. Cela n’est pas le fait d’une décadence physique, puisque Léonard nous donne des exemples d’écriture soignée à des dates ultérieures, mais exprimerait plutôt le pessimisme et le désenchantement de la vieillesse, qui dédaigne toute beauté purement matérielle, fût-elle la dextérité d’un trait ou le tour gracieux d’un vers.
Kenneth Clark, Léonard de Vinci, 1939
Leonardo da Vinci — dessins anatomiques du cœur — Windsor Castle, Royal Library — RL. 19073
Leonardo da Vinci — dessins anatomiques du cou — Windsor Castle, Royal Library — RL. 19075
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Nov 14, 2014 | Barattages |
Je l’ai déjà dit et le redirai au besoin : il faut lire l’Apocalypse, et lire aussi l’Ancien Testament. Pas pour leur message, mais pour leur beauté intrinsèque. Parfois, la parole sacrée prend la forme d’une poésie presque ésotérique, dans laquelle du sens est révélé. Les religions de la révélation sont percluses de ces petits aphorismes qui ne veulent pas dire grand-chose du sacré, une fois sortis de leur contexte, mais qui en eux-mêmes sont d’une beauté dévorante, presque indécente…
« Je viendrai comme un voleur, et tu ne sauras pas à quelle heure je viendrai sur toi. »
Apocalypse de Jean, 3:3.
Si vous voulez en connaître le sens réel, beaucoup moins prosaïque, ce sera à vous de chercher, mais restons-en là… de grâce !!
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Nov 11, 2014 | Arts |
A la lecture du Léonard de Vinci de Kenneth Clark, on a parfois l’impression d’être face à un peintre un peu renfrogné, ombrageux, un peu taciturne, voire un peu dilettante (je me rends compte que ce mot n’a pas de féminin) et lorsque l’on voit le nombre de tableaux qu’il a laissé, l’impression n’en est que plus forte. Pourtant, pour qui connaît ses manuscrits, il n’en est rien.
Pour compenser l’absence de document, nous avons, sur ce travail, plusieurs relations de témoins oculaires, dont celle de l’écrivain Bandello que je me dois de citer bien qu’elle soit très connue, car rien ne donne une image plus vivante de Léonard au travail.
« Souvent, dit-il, j’ai vu Léonard s’en aller travailler le matin sur l’échafaudage de La Cène ; et il lui arrivait de s’y installer depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, ne posant jamais son pinceau sans boire ni manger. Puis il restait parfois trois ou quatre jours sans toucher à l’œuvre, bien qu’il passât chaque jour plusieurs heures à la considérer et à critiquer en lui-même les personnages. Je l’ai vu également, quand il lui en prenait fantaisie, quitter la Corte Vecchia alors qu’il travaillait à l’immense cheval d’argile et s’en aller droit au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Là, escaladant l’échafaudage, il saisissait un pinceau et ajoutait quelques touches à l’un des personnages ; puis brusquement, il s’en allait.»
Et si ce tableau, l’un des plus connu de l’histoire de la peinture occidentale n’était en fait qu’un leurre, l’œuvre d’un mauvais peintre ? Pire : l’œuvre de plusieurs mauvais peintres ou pire encore : l’œuvre de mauvais restaurateurs ? Même pas des peintres ! Malheureusement, cette étude de Kenneth Clark nous dit qu’on n’est pas forcément très loin de la vérité.
Commençons, dans une souci de lisibilité, par distribuer les rôles, pour que toute interprétation à venir soit éclairée par ce sens : de la gauche vers la droite donc : Barthélémy, Jacques le Mineur, André, Judas (au premier plan, la main enserrant une bourse), Pierre, Jean (oui qui que soit d’autre), le Christ, Thomas, Jacques le Majeur, Philippe, Matthieu, Thaddée et enfin Simon.
La Cène — Leonardo da Vinci — 1494–1498 — Santa Maria delle Grazie — Milano
Leonardo da Vinci reste un technicien très pointu de la peinture et de l’anatomie et sur les questions de religion, il a des idées bien arrêtées, des conceptions qui, comme pour la plupart de ses collègues contemporains, sont loin d’être des parangons de vertu. Clark dit pourtant qu’il est certainement le moins païen des peintres de son époque.
On pensera ce qu’on veut de la Joconde, La Cène est certainement le chef‑d’œuvre absolu de Leonardo. En plus d’être une peinture immense (4,6 x 8,8 mètres !), le dernier repas du Christ peint sur le mur du réfectoire du couvent Sainte-Marie-des-Grâces (Santa Maria delle Grazie) de Milan est assurément un des plus grands tableaux du maître, pour de multiples raisons ; sa composition d’abord, mais aussi le parti pris du peintre (il décide de peindre la scène tandis que le Christ dit d’un des leurs les trahira : En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera, Jean, XIII, 21–22), et enfin l’organisation très pragmatique des émotions dégagées par chacun des apôtres, qui fait de l’auteur un rationaliste extrême.
Pourtant, cette œuvre n’a plus grand-chose à voir avec l’œuvre que peignit Leonardo entre 1494 et 1498, à cause d’un détail qui a son importance : le peintre n’a pas peint à fresque tandis que le mur du réfectoire était visiblement trop humide pour fixer l’huile. A peine 20 ans après la réalisation de l’œuvre, elle commence à se détériorer de manière irrémédiable.
Cette façon de procéder ainsi par intermittence laisse entendre que Léonard ne peignait pas al fresco ; nous savons qu’effectivement, il utilisa un mélange d’huile et de vernis. Le mur étant humide, la peinture ne tarda pas à se détériorer. Dès 1517, Antonio de Beatis notait que l’œuvre était excellente bien qu’elle se soit abîmée à cause de l’humidité du mur ou pour quelque autre raison ; et Vasari, qui la vit en mai 1556, rapporte qu’ « elle est en si mauvais état qu’on n’y distingue rien d’autre que des taches toutes brouillées ». En 1642, Scanelli pouvait écrire qu’il ne demeurait de l’œuvre que quelques traces des personnages, si bien que l’on pouvait à peine reconstituer le sujet. Devant de tels témoignages, nous sommes obligés de conclure que ce que nous voyons à présent sur le mur du couvent est essentiellement l’œuvre de restaurateurs. La peinture, en effet, a été restaurée quatre fois depuis le début du XVIIIè siècle, et elle le fut sans doute plusieurs fois auparavant. En 1908, elle fut entièrement nettoyée par Cavenaghi, qui fit à son sujet un rapport des plus optimistes, prétendant que seule la main gauche du Christ aurait été sérieusement retouchée.
La Cène (main gauche du Christ) — Leonardo da Vinci
Il ajoute assez naïvement que Léonard était un précurseur car il semble qu’il ait employé un mélange rarement utilisé avant la fin du XVIè siècle. Cavenaghi avait une réputation de technicien si bien établie que ses dires sont généralement admis ; mais, dans le cas présent, nous avons des preuves accablantes de son erreur. On ne peut admettre qu’une peinture qui, selon tous les témoignages, n’était aux XVIè et XVIIè siècles qu’une ruine irréparable, ait survécu plus ou moins intacte jusqu’à nos jours. En comparant les têtes des apôtres de la fresque avec celles des premières copies, nous avons la preuve évidente de sa restauration. Prenons comme meilleurs exemples les deux séries distinctes de dessins, actuellement à Weimar et à Strasbourg qui furent exécutés par des élèves de Léonard directement à partir de l’original. Ils ne comportent aucune de ces variantes personnelles qui apparaissent habituellement dans les copies. Ces dessins reproduisent, comme d’un accord tacite, certaines différences par rapport à la fresque telle qu’elle se présente actuellement, et chaque fois le dessin lui est nettement supérieur dans l’expression et la facture. Prenons quatre des apôtres assis à la gauche du Christ (Clark — ou son traducteur — laisse un ambiguïté dans le texte, car les personnages dont il parle sont à la gauche du Christ sur le tableau, donc à sa droite à lui). Dans l’original, Saint Pierre est l’un des personnages les plus déroutants de toute la composition par la laideur de son front trop bas, alors que dans les copies, sa tête, rejetée en arrière, présente un effet de raccourci. Le restaurateur, incapable de suivre un dessin aussi difficile, a fait de cette attitude une difformité. Il fait preuve de la même lourdeur dans la pose peu naturelle qu’il finit par donner aux têtes de Judas et de saint André. Les copies montrent qu’à l’origine Judas était en profil perdu, ce que nous confirment les dessins de Léonard qui sont à Windsor. Le restaurateur le présente tout à fait de profil, diminuant ainsi l’aspect sinistre qu’il devait avoir. Saint André était presque de profil ; le restaurateur le présente de trois-quarts, d’une façon toute conventionnelle. Il a aussi transformé ce digne vieillard en un personnage à l’expression cauteleuse. La tête de saint Jacques le Mineur, une création du restaurateur, donne la mesure de son incapacité.
La Cène (apôtres gauche) — Leonardo da Vinci — 1494–1498 — Santa Maria delle Grazie — Milano
Il est important d’insister sur ces modifications car elle prouvent que l’effet dramatique de La Cène vient uniquement de la disposition et du mouvement des personnages et non pas de l’expression de leurs visages. Les écrivains qui ont critiqué l’aspect emprunté ou inexpressif de ces visages ont donné des coups d’épée dans l’eau. Presque tous les détails de la fresque sont en effet à coup sûr l’œuvre de restaurateurs successifs, et les visages, exagérément grimaçants, dans le goût de ceux du Jugement dernier de Michel-Ange, laissent supposer que la main à laquelle on doit le plus fut celle d’un médiocre peintre maniériste du XVIè siècle.
Kenneth Clark, Léonard de Vinci, 1939
On se demande alors ce qu’aurait pensé le peintre d’un tel carnage. Regardons ses plus fines toiles : la Joconde, la Dame à l’hermine, la Belle Ferronnière… On se doute alors que le résultat final de La Cène devait être majestueux. Évidemment, Léonard était un peintre célèbre, certainement un des plus célèbres de son époque, et les restaurateurs se sont certes attelés à restaurer l’œuvre magistrale d’un grand peintre, mais c’était sans compter que le maitre était un dessinateur, maîtrisant plus le disegno que la pittura. C’est là qu’apparaît tout le génie du peintre : son œuvre se perd dans un mur humide, disparaît lentement et personne n’arrive plus alors à partir des formes à savoir ce qui y avait été dessiné ; l’œuvre disparaît alors à jamais. Mais c’est quand-même bien la faute de Vinci, qui n’aurait jamais dû peindre sur ce plâtre de mauvaise facture.
Leonardo da Vinci — Etude pour la Cène — Venise — Galerie de l’Académie
La Cène (composition) — Leonardo da Vinci — 1494–1498 — Santa Maria delle Grazie — Milano
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Nov 9, 2014 | Routes croisées |
Lundi 3 novembre
Le dos contracté, le bassin qui commence à grignoter, à craquer dans tous les sens. Rendez-vous avec mon ostéopathe qui sait comment parler à mon corps, tout se remet en place doucement tandis qu’elle me demande doucement de contrarier les mouvements qu’elle me fait faire. Elle prend toujours beaucoup de temps à m’expliquer ce qu’elle a manipulé en faisant l’effort de m’expliquer le plus simplement possible, mais je ne sais pas pourquoi, je n’écoute jamais vraiment et je me perds dans ses grands yeux ronds.
Je retrouve une délicate souplesse, glisse dans mon bain chaud, me laisse caresser par la mousse qui m’enveloppe.
Ces jours sont des jours de grâce. Je reprends forme, une belle forme. Je ne me rase plus.
Je me sens bien. J’ai un peu peur.
Mardi 4 novembre
Je me suis remis en quête de lectures, de lectures performatives. Avalé L’idée de Justice d’Amartya Sen, même pas senti le goût, à peine l’odeur. Formidable Dedans, dehors : La condition d’étranger, de Guillaume Le Blanc, que je relis encore et encore, texte plein de pépites, de sidérations, d’adorables saillies qui feront date. Engoncé dans mon canapé, pétri de douceur. C’est le moment d’écouter à nouveau Alice de Tom Waits. Voix éclatée à la dynamite, physique d’acteur déclassé, répertoire dingue, côté un peu circus, imaginarium de Paranassus.
[audio:whd.xol]
Last night I dreamed that I was dreaming of you…
Je suis bien, j’ai passé une belle journée, un peu déstabilisé, chancelant.
I watch you as you disappear
Mercredi 5 novembre
[audio:ish.xol]
Je suis bien, toujours. J’ouvre une bière brune irlandaise sur les coups de 20h00, une bière qui veut imiter la Guinness sans lui arriver à l’ongle du doigt de pied. Il fait frais dehors, une odeur de cheminée, de bois brûlé, de froid dans les arbres nus. La sensation nette d’avoir manqué quelque chose.
Le nez dans les Inrocks, Guattari, Le Blanc, des notes, le foutoir, Tom Waits, je grifouille, gribouille, fait n’importe quoi parfois, je pars dans tous les sens, attends que la pluie tombe, que le nez gèle, qu’il se ressaisisse, j’en ai à nouveau toutes les facultés, je pleure un peu et tarde à rire, rit pour ne pas trop pleurer, recommence, tourne trois fois sur moi, et puis plus rien. Je retombe, meilleur moyen pour se relever. J’écoute the Acid test, Ry X, Marconi Union, en dépit du bon sens. Tiens, je vais me raser.
Jeudi 6 novembre
Les jours passent comme des amnésies successives où j’ai l’impression de tout recommencer, de tout remettre en question, mais ça ne sert à rien, j’ai trop tendance à laisser filer les moments de bonheur, imbécilement. Je voulais juste être heureux.
Je suis bien.
Vendredi 7 novembre
La semaine de travail a été longue, très longue, entrecoupée de moments de grâce. Rasé de près, passé chez le coiffeur, tout vêtu de blanc, je m’offre une nouvelle virginité. Changer de tête pour oublier un peu et me laisser le temps de me faire mal en regrettant.
J’ai repris le lecture de Kenneth Clark sur Léonard de Vinci, ce qui me fait un bien fou. Tom Waits, en boucle. Je suis bien, je te dis, tout va bien.
Photo d’en-tête : Terrasse de Saint-Germain-en-Laye © Albert
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