A la lecture du Léonard de Vinci de Kenneth Clark, on a parfois l’impression d’être face à un peintre un peu renfrogné, ombrageux, un peu taciturne, voire un peu dilettante (je me rends compte que ce mot n’a pas de féminin) et lorsque l’on voit le nombre de tableaux qu’il a laissé, l’impression n’en est que plus forte. Pourtant, pour qui connaît ses manuscrits, il n’en est rien.
Pour compenser l’absence de document, nous avons, sur ce travail, plusieurs relations de témoins oculaires, dont celle de l’écrivain Bandello que je me dois de citer bien qu’elle soit très connue, car rien ne donne une image plus vivante de Léonard au travail.
« Souvent, dit-il, j’ai vu Léonard s’en aller travailler le matin sur l’échafaudage de La Cène ; et il lui arrivait de s’y installer depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, ne posant jamais son pinceau sans boire ni manger. Puis il restait parfois trois ou quatre jours sans toucher à l’œuvre, bien qu’il passât chaque jour plusieurs heures à la considérer et à critiquer en lui-même les personnages. Je l’ai vu également, quand il lui en prenait fantaisie, quitter la Corte Vecchia alors qu’il travaillait à l’immense cheval d’argile et s’en aller droit au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Là, escaladant l’échafaudage, il saisissait un pinceau et ajoutait quelques touches à l’un des personnages ; puis brusquement, il s’en allait.»
Et si ce tableau, l’un des plus connu de l’histoire de la peinture occidentale n’était en fait qu’un leurre, l’œuvre d’un mauvais peintre ? Pire : l’œuvre de plusieurs mauvais peintres ou pire encore : l’œuvre de mauvais restaurateurs ? Même pas des peintres ! Malheureusement, cette étude de Kenneth Clark nous dit qu’on n’est pas forcément très loin de la vérité.
Commençons, dans une souci de lisibilité, par distribuer les rôles, pour que toute interprétation à venir soit éclairée par ce sens : de la gauche vers la droite donc : Barthélémy, Jacques le Mineur, André, Judas (au premier plan, la main enserrant une bourse), Pierre, Jean (oui qui que soit d’autre), le Christ, Thomas, Jacques le Majeur, Philippe, Matthieu, Thaddée et enfin Simon.
Leonardo da Vinci reste un technicien très pointu de la peinture et de l’anatomie et sur les questions de religion, il a des idées bien arrêtées, des conceptions qui, comme pour la plupart de ses collègues contemporains, sont loin d’être des parangons de vertu. Clark dit pourtant qu’il est certainement le moins païen des peintres de son époque.
On pensera ce qu’on veut de la Joconde, La Cène est certainement le chef‑d’œuvre absolu de Leonardo. En plus d’être une peinture immense (4,6 x 8,8 mètres !), le dernier repas du Christ peint sur le mur du réfectoire du couvent Sainte-Marie-des-Grâces (Santa Maria delle Grazie) de Milan est assurément un des plus grands tableaux du maître, pour de multiples raisons ; sa composition d’abord, mais aussi le parti pris du peintre (il décide de peindre la scène tandis que le Christ dit d’un des leurs les trahira : En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera, Jean, XIII, 21–22), et enfin l’organisation très pragmatique des émotions dégagées par chacun des apôtres, qui fait de l’auteur un rationaliste extrême.
Pourtant, cette œuvre n’a plus grand-chose à voir avec l’œuvre que peignit Leonardo entre 1494 et 1498, à cause d’un détail qui a son importance : le peintre n’a pas peint à fresque tandis que le mur du réfectoire était visiblement trop humide pour fixer l’huile. A peine 20 ans après la réalisation de l’œuvre, elle commence à se détériorer de manière irrémédiable.
Cette façon de procéder ainsi par intermittence laisse entendre que Léonard ne peignait pas al fresco ; nous savons qu’effectivement, il utilisa un mélange d’huile et de vernis. Le mur étant humide, la peinture ne tarda pas à se détériorer. Dès 1517, Antonio de Beatis notait que l’œuvre était excellente bien qu’elle se soit abîmée à cause de l’humidité du mur ou pour quelque autre raison ; et Vasari, qui la vit en mai 1556, rapporte qu’ « elle est en si mauvais état qu’on n’y distingue rien d’autre que des taches toutes brouillées ». En 1642, Scanelli pouvait écrire qu’il ne demeurait de l’œuvre que quelques traces des personnages, si bien que l’on pouvait à peine reconstituer le sujet. Devant de tels témoignages, nous sommes obligés de conclure que ce que nous voyons à présent sur le mur du couvent est essentiellement l’œuvre de restaurateurs. La peinture, en effet, a été restaurée quatre fois depuis le début du XVIIIè siècle, et elle le fut sans doute plusieurs fois auparavant. En 1908, elle fut entièrement nettoyée par Cavenaghi, qui fit à son sujet un rapport des plus optimistes, prétendant que seule la main gauche du Christ aurait été sérieusement retouchée.
Il ajoute assez naïvement que Léonard était un précurseur car il semble qu’il ait employé un mélange rarement utilisé avant la fin du XVIè siècle. Cavenaghi avait une réputation de technicien si bien établie que ses dires sont généralement admis ; mais, dans le cas présent, nous avons des preuves accablantes de son erreur. On ne peut admettre qu’une peinture qui, selon tous les témoignages, n’était aux XVIè et XVIIè siècles qu’une ruine irréparable, ait survécu plus ou moins intacte jusqu’à nos jours. En comparant les têtes des apôtres de la fresque avec celles des premières copies, nous avons la preuve évidente de sa restauration. Prenons comme meilleurs exemples les deux séries distinctes de dessins, actuellement à Weimar et à Strasbourg qui furent exécutés par des élèves de Léonard directement à partir de l’original. Ils ne comportent aucune de ces variantes personnelles qui apparaissent habituellement dans les copies. Ces dessins reproduisent, comme d’un accord tacite, certaines différences par rapport à la fresque telle qu’elle se présente actuellement, et chaque fois le dessin lui est nettement supérieur dans l’expression et la facture. Prenons quatre des apôtres assis à la gauche du Christ (Clark — ou son traducteur — laisse un ambiguïté dans le texte, car les personnages dont il parle sont à la gauche du Christ sur le tableau, donc à sa droite à lui). Dans l’original, Saint Pierre est l’un des personnages les plus déroutants de toute la composition par la laideur de son front trop bas, alors que dans les copies, sa tête, rejetée en arrière, présente un effet de raccourci. Le restaurateur, incapable de suivre un dessin aussi difficile, a fait de cette attitude une difformité. Il fait preuve de la même lourdeur dans la pose peu naturelle qu’il finit par donner aux têtes de Judas et de saint André. Les copies montrent qu’à l’origine Judas était en profil perdu, ce que nous confirment les dessins de Léonard qui sont à Windsor. Le restaurateur le présente tout à fait de profil, diminuant ainsi l’aspect sinistre qu’il devait avoir. Saint André était presque de profil ; le restaurateur le présente de trois-quarts, d’une façon toute conventionnelle. Il a aussi transformé ce digne vieillard en un personnage à l’expression cauteleuse. La tête de saint Jacques le Mineur, une création du restaurateur, donne la mesure de son incapacité.
Il est important d’insister sur ces modifications car elle prouvent que l’effet dramatique de La Cène vient uniquement de la disposition et du mouvement des personnages et non pas de l’expression de leurs visages. Les écrivains qui ont critiqué l’aspect emprunté ou inexpressif de ces visages ont donné des coups d’épée dans l’eau. Presque tous les détails de la fresque sont en effet à coup sûr l’œuvre de restaurateurs successifs, et les visages, exagérément grimaçants, dans le goût de ceux du Jugement dernier de Michel-Ange, laissent supposer que la main à laquelle on doit le plus fut celle d’un médiocre peintre maniériste du XVIè siècle.
Kenneth Clark, Léonard de Vinci, 1939
On se demande alors ce qu’aurait pensé le peintre d’un tel carnage. Regardons ses plus fines toiles : la Joconde, la Dame à l’hermine, la Belle Ferronnière… On se doute alors que le résultat final de La Cène devait être majestueux. Évidemment, Léonard était un peintre célèbre, certainement un des plus célèbres de son époque, et les restaurateurs se sont certes attelés à restaurer l’œuvre magistrale d’un grand peintre, mais c’était sans compter que le maitre était un dessinateur, maîtrisant plus le disegno que la pittura. C’est là qu’apparaît tout le génie du peintre : son œuvre se perd dans un mur humide, disparaît lentement et personne n’arrive plus alors à partir des formes à savoir ce qui y avait été dessiné ; l’œuvre disparaît alors à jamais. Mais c’est quand-même bien la faute de Vinci, qui n’aurait jamais dû peindre sur ce plâtre de mauvaise facture.
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merci pour cet “éclairage” des plus intéressants .….
La peinture, c’est la lumière !