0. Repar­tir de zéro

0. Repar­tir de zéro

La lumière de l’hi­ver ne m’empêche pas d’a­van­cer les yeux ouverts, les yeux cou­verts de brume, le sou­rire aux lèvres.
Par la fenêtre du train qui revient de Paris défilent les images super­po­sées au pay­sage de gri­saille, de nuages à la Ver­meer, les images des sombres salles de musées dans les­quels, clair­se­més, se trouvent encore quelques objets docu­men­tés, le cho­phar, le hanouk­kia, d’autres choses encore qui me sont incon­nues. J’é­coute le guide sans jamais relâ­cher mon atten­tion, les mains jointes entre mes cuisses, les jeunes assis autour de moi qui m’en­ve­loppent de leur cocon d’at­ten­tion, ils savent que je suis comme un de leurs, mais dif­fé­rent aus­si ; la dif­fé­rence d’âge, d’autres choses aus­si, le regard qu’on pose sur la vie, une cer­taine légè­re­té qu’ils n’ont plus, ou alors est-ce moi qui suis déjà trop sérieux, trop sou­ciant. Depuis long­temps déjà, je suis deve­nu quel­qu’un de bien­veillant, au-delà de tout ce que je pou­vais ima­gi­ner. J’ai trop haï cer­tai­ne­ment dans d’autres vies pour me per­mettre à pré­sent de me mon­trer aigri.
Les volutes de la Seine emportent mon regard, me plongent dans l’in­cer­ti­tude des jours à venir, mon regard se trouble, je crois que le som­meil me gagne, plus rien ne m’at­teint, le som­meil me frôle de son aile doucereuse…

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Nata­cha Atlas : Maktub

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Willem Claes­zoon Heda en quelques natures mortes (Stil­le­ven)

Willem Claes­zoon Heda en quelques natures mortes (Stil­le­ven)

On ne le dira jamais assez, la nature morte hol­lan­daise est loin d’être inno­cente dans ses propres paroles ; au contraire, elle est mora­li­sa­trice, pesante, presque dic­ta­to­riale. Née dans les brumes du pro­tes­tan­tisme du nord de l’Eu­rope, elle n’existe que comme un art méca­nique de la morale chré­tienne qui tend à vous don­ner des leçons : le temps passe inexo­ra­ble­ment, ce qui a été enta­mé ne peut faire l’ob­jet d’un retour en arrière, la vie est un poi­son, etc. Que de choses douces et agréables à entendre. Une nature morte, c’est gai et joyeux comme la Leçon d’a­na­to­mie du doc­teur Tulp de Rem­brandt, c’est ni plus ni moins qu’une chape de plomb. Sachant qu’il n’existe pas de code défi­ni­tif de la signi­fi­ca­tion des objets qui s’y trouvent, on est à peu près libre d’y trou­ver ce qu’on veut.

Willem Claeszoon Heda - Nature morte à la vigne - 52x68cm - Musée Hallwyl - Stockholm

Willem Claes­zoon Heda — Nature morte à la vigne — 52x68cm — Musée Hallwyl — Stockholm

Willem Claeszoon Heda - Nature morte aux huîtres, Roemer, citron et coupe en argent

Willem Claes­zoon Heda — Nature morte aux huîtres, Roe­mer, citron et coupe en argent — 1634 — 43x57cm — Museum Boi­j­mans Van Beu­nin­gen — Rotterdam

Willem Claeszoon Heda - Nature morte à la tartelette - 1635 - 106x111cm - National Gallery of Art - Washington

Willem Claes­zoon Heda — Nature morte à la tar­te­lette — 1635 — 106x111cm — Natio­nal Gal­le­ry of Art — Washington

Ce qui reste tou­te­fois impor­tant dans cette pein­ture, et notam­ment chez Claesz. Heda, c’est la pure­té de la ligne, le trai­te­ment de la cou­leur par palettes variées mais tou­jours presque mono­chro­ma­tiques, l’in­fi­ni ren­du de la lumière et des ombres, une finesse d’exé­cu­tion proche de la pré­ci­sion hor­lo­gère. Regar­dons d’un peu plus près ces six toiles du maître hol­lan­dais, dont on sait fina­le­ment assez peu de choses. Pas d’au­to­por­trait pour la pos­té­ri­té, un titre de pré­sident de la pres­ti­gieuse cor­po­ra­tion artis­tique, la Guilde de Saint Luc et l’af­faire est bouclée.

Les tableaux qui sont pré­sen­tés ici sont dis­po­nibles en haute défi­ni­tion, ain­si que la gale­rie des détails pro­po­sée en-des­sous. Ils sont clas­sés par date d’exé­cu­tion. L’a­van­tage de cette gale­rie de détails per­met d’ob­ser­ver les tableaux comme si vous étiez face à eux.

Willem Claeszoon Heda - Nature morte à la tourte aux mûres - 1631 - 54x82cm - Gemäldegalerie Alte Meister - Dresde

Willem Claes­zoon Heda — Nature morte à la tourte aux mûres — 1631 — 54x82cm — Gemäl­de­ga­le­rie Alte Meis­ter — Dresde

Willem Claezsoon Heda - Nature morte avec coupe Nautilus - 1654 -  Museum of Fine Arts - Budapest

Willem Claez­soon Heda — Nature morte avec coupe Nau­ti­lus — 1654 — Museum of Fine Arts — Budapest

Willem Claeszoon Heda - Festin de jambon - 1656 - 152x111cm - The Museum of Fine Arts - Houston

Willem Claes­zoon Heda — Fes­tin de jam­bon — 1656 — 152x111cm — The Museum of Fine Arts — Houston

Gale­rie de détails

En vrac, voi­ci quelques signi­fi­ca­tions déco­dées des objets :

  • Flûte de Cham­pagne : la fra­gi­li­té de la vie
  • Roe­mer : fra­gi­li­té de la vie dûe au temps qui passe (voir ce billet sur une nature morte de Willem Kalf)
  • Citron éplu­ché : la nature en voie de corruption
  • Aiguière : la richesse qui n’est que vanité
  • Verre à moi­tié plein : le temps qui passe
  • Verre ren­ver­sé : la vie consom­mée, la mort qui approche
  • Verre cas­sé : la vie qui se brise, donc la mort
  • Sucre en poudre : le dan­ger et la douceur
  • Canne à poi­son : le dan­ger et la mort
  • Papier rou­lé : le secret de la nature et de l’existence
  • Montre à gous­set : le temps arrêté
  • L’as­siette en équi­libre : la fra­gi­li­té de la vie
  • Mouche : la nature en voie de corruption
  • Pain : le temps qui passe
  • La plu­part du temps, ces natures mortes sont com­po­sées comme des repas inter­rom­pus, ce qui est en soi une méta­phore du temps qui s’arrête…

Il est tou­jours inté­res­sant de consta­ter com­ment est inter­pré­té le mot nature morte dans les autres langues. Pre­nons des exemples les uns après les autres :

  • Anglais : Still life
  • Alle­mand : Stil­l­le­ben (avec 3 l)
  • Hol­lan­dais : Stilleven
  • Danois : Stilleben
  • Alé­ma­nique : Stilllääbe
  • Fran­çais : nature morte
  • Ita­lien : Natu­ra morta
  • Polo­nais : Mart­wa natura
  • Por­tu­gais : Natureza-morta
  • Turc : Natürmort

Peut-on déduire que de la manière dont on envi­sage ce mot, on se trouve plu­tôt du côté de la vie ou du côté de la mort ? L’un dit clai­re­ment “vie arrê­tée”, l’autre dit que tout y est mort…

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La Tunique de Glace par William T. Vollmann

William T. Voll­mann, c’est un peu l’é­cri­vain fou. Phy­sique de bûche­ron aux ori­gines consan­guines, habillé comme s’il reve­nait de l’é­quar­ris­sage des che­vaux per­dus dans les monts téné­breux du Mon­ta­na, l’é­cri­vain est un per­son­nage hors-norme. Hors-norme aus­si est son œuvre, com­po­sée de pavés sur­nu­mé­raires en terme de pages, mais sa pro­lixi­té cache à demi-mots le sou­hait d’ex­hu­mer de l’his­toire de son pays les ori­gines d’un phé­no­mène poly­morphe qui tourne autour de l’in­ves­tis­se­ment par l’Eu­rope des terres amé­ri­caines, la civi­li­sa­tion en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet énorme pro­jet des « sept rêves », dont La tunique de glace est le pre­mier volet. L’au­teur est clair, per­sonne n’est obli­gé de les lire dans l’ordre, mais la fresque est là, à dis­po­si­tion, même si elle n’est pas encore terminée.

[audio:fram.xol]

Ragn­heiður Grön­dal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)

William T. Vollmann en 2005. Photo Kent Lacin / pour LA Times

William T. Voll­mann en 2005. Pho­to Kent Lacin / pour LA Times

Pour reve­nir au livre lui-même que je n’ai pas encore ter­mi­né, c’est une immense épo­pée qui remonte aux pre­miers temps des grandes sagas vikings et islan­daises depuis les ori­gines sombres jus­qu’au fré­mis­se­ment de la décou­verte de ce ter­ri­toire incon­nu, presque mythique qu’est le Vin­land, qu’on appel­le­ra plus tard l’A­mé­rique, mais qui n’est cer­tai­ne­ment que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent.  Le texte s’ap­puie sur des sources réelles et en fait une syn­thèse bouillon­nante d’his­toires entre­croi­sées, du temps des pre­miers colons mais aus­si dans les temps contem­po­rains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal à com­men­cer le livre, parce qu’il me sem­blait trop abs­trait, trop touf­fu, je trouve l’é­cri­ture non pas belle, mais sau­vage, ardue par­fois, ter­ri­ble­ment ter­rienne, c’est une écri­ture orga­nique et sen­suelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une écri­ture cha­ma­nique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait gran­diose qui n’a qu’une seule voca­tion, par­ler de la boue…

La tunique de glace - William T. Vollmann

Le havre de son âme, la baie de Fun­dy 1987

L’herbe, aus­si mar­ron que si elle avait mari­né, est tout apla­tie par la main énorme de la marée. Il s’en étend une plate éten­due à perte de vue. La moi­tié du temps, elle est recou­verte par la mer, et l’eau est pareille au cli­mat, et l’on ne peut dis­cer­ner la nature pro­fonde de Frey­dis, mais comme la marée s’est à pré­sent reti­rée, nous pou­vons avan­cer et péné­trer loin à l’in­té­rieur de Fery­dis, nos pas s’en­fon­çant dans cette herbe élas­tique et accueillante, cri­blée çà et là de flo­cons de boue épars ; il y a de la boue dans les petits méandres rem­plis d’une eau de mer cou­leur de vinaigre. Dans ces méandres, l’eau est très calme, reflé­tant les herbes qui la sur­plombent, sauf aux endroits où des accré­tions d’algues flottent, comme dis­soutes, et bar­bouillent le tableau. Les méandres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est dif­fi­cile d’a­per­ce­voir la moindre vague. Une herbe verte et luxu­riante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises sur­volent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins mor­ceaux d’ar­doise poin­tus. – A la lisière de l’herbe brune s’a­lignent des petits mon­ti­cules de boue duve­teuse, qu’on pour­rait prendre à pre­mière vue pour les restes épars de quelque ani­mal mort. Puis sur­vient une petite butte boueuse, mon­tant jus­qu’à la taille, du haut de laquelle on peut aper­ce­voir une plaine de boue grise et détrem­pée, pique­té de chaume vert, tachée d’algues vertes et d’ar­gile rouge, par­se­mée de pierres et de flaques duve­teuses suin­tantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque com­plè­te­ment, avec un bruit humide et vis­queux. Cette boue a la consis­tance de la diar­rhée. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelée, et révèle un lit de sable ; on peut y aper­ce­voir de minus­cules coquillages blancs.  – Il est pos­sible de sau­ter sur les bancs de terre humide et mar­brée de quelque cours d’eau étroit et de se tenir debout sur la boue dans l’es­poir de voir l’o­céan enfui, mais alors l’herbe se dérobe et l’on glisse inexo­ra­ble­ment, de longs che­veux d’herbe brune accro­chés aux chaus­sures, dans les pro­fon­deurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long fila­ment vert d’algues à moi­tié dis­soutes, pre­mier indice annon­cia­teur de la marée mon­tante. Tout sera bien­tôt dis­si­mu­lé de nouveau.
Bien à l’in­té­rieur des terres, debout sur un solide pré d’herbe et de pis­sen­lits, on pour­rait croire qu’on a mis der­rière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’i­nex­pli­cables empi­le­ments de flo­cons rocheux, cha­cun de ces flo­cons plus fin qu’une tuile au gin­gembre, et l’on com­prend que l’on ne s’en est pas encore débar­ras­sé et qu’on ne s’en débar­ras­se­ra jamais.

William T. Voll­mann, La Tunique de Glace
Tra­duit de l’an­glais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, col­lec­tion Lot 49, 2013

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Les mer­veilles de Jean Pain­le­vé #8 — Le vampire

Hui­tième volet des petits films de Jean Pain­le­vé. Le vam­pire… Étran­ge­ment, ce film sort en 1945, juste après la guerre. Petite musique très Nou­velle-Orléans en accom­pa­gne­ment, nous assis­tons à la mise en paral­lèle du Nos­fe­ra­tu de Mur­nau et de l’acte de suc­cion du sang chez la Des­mo­dus rotun­dus dont la mor­sure vous réserve quelques belles mala­dies très sym­pa­thiques. En pré­am­bule, un tour d’ho­ri­zon des petites bébêtes ado­rables qui nous pour­rissent l’exis­tence. (more…)

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Willem Claes­zoon Heda — Nature morte à la tourte, à l’ai­guière d’argent et au crabe

Voi­ci une autre nature morte de Claesz. Heda, Nature morte à la tourte, à l’ai­guière d’argent et au crabe. Si l’on com­pare cette nature morte avec celle nom­mée Petite nature morte d’apparat au crabe, on peut consta­ter une ren­ver­se­ment du sens de lec­ture (ici on lit de gauche à droite), mais éga­le­ment une palette radi­ca­le­ment dif­fé­rente. Ici on tourne dans les gris et les ocres tan­dis que l’autre va cher­cher dans les verts et les jaunes.
Ce tableau est mon sens le tableau de l’ex­pres­sion du gris ; on pour­rait presque le com­pa­rer aux gri­sailles, ces superbes petits vitraux qu’on obtient par addi­tion d’oxydes métal­liques avant cuis­son. Une pure merveille.

Willem Claeszoon Heda - Nature morte à la tourte, à l'aiguière d'argent et au crabe - 1658 - 103 x 123 cm - Frans Halsmuseum - Haarlem

Willem Claes­zoon Heda — Nature morte à la tourte, à l’ai­guière d’argent et au crabe — 1658 — 103 x 123 cm — Frans Hals­mu­seum — Haarlem

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