Jan 17, 2014 | Routes croisées |
La lumière de l’hiver ne m’empêche pas d’avancer les yeux ouverts, les yeux couverts de brume, le sourire aux lèvres.
Par la fenêtre du train qui revient de Paris défilent les images superposées au paysage de grisaille, de nuages à la Vermeer, les images des sombres salles de musées dans lesquels, clairsemés, se trouvent encore quelques objets documentés, le chophar, le hanoukkia, d’autres choses encore qui me sont inconnues. J’écoute le guide sans jamais relâcher mon attention, les mains jointes entre mes cuisses, les jeunes assis autour de moi qui m’enveloppent de leur cocon d’attention, ils savent que je suis comme un de leurs, mais différent aussi ; la différence d’âge, d’autres choses aussi, le regard qu’on pose sur la vie, une certaine légèreté qu’ils n’ont plus, ou alors est-ce moi qui suis déjà trop sérieux, trop souciant. Depuis longtemps déjà, je suis devenu quelqu’un de bienveillant, au-delà de tout ce que je pouvais imaginer. J’ai trop haï certainement dans d’autres vies pour me permettre à présent de me montrer aigri.
Les volutes de la Seine emportent mon regard, me plongent dans l’incertitude des jours à venir, mon regard se trouble, je crois que le sommeil me gagne, plus rien ne m’atteint, le sommeil me frôle de son aile doucereuse…
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Natacha Atlas : Maktub
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Jan 12, 2014 | Arts |
On ne le dira jamais assez, la nature morte hollandaise est loin d’être innocente dans ses propres paroles ; au contraire, elle est moralisatrice, pesante, presque dictatoriale. Née dans les brumes du protestantisme du nord de l’Europe, elle n’existe que comme un art mécanique de la morale chrétienne qui tend à vous donner des leçons : le temps passe inexorablement, ce qui a été entamé ne peut faire l’objet d’un retour en arrière, la vie est un poison, etc. Que de choses douces et agréables à entendre. Une nature morte, c’est gai et joyeux comme la Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, c’est ni plus ni moins qu’une chape de plomb. Sachant qu’il n’existe pas de code définitif de la signification des objets qui s’y trouvent, on est à peu près libre d’y trouver ce qu’on veut.
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la vigne — 52x68cm — Musée Hallwyl — Stockholm
Willem Claeszoon Heda — Nature morte aux huîtres, Roemer, citron et coupe en argent — 1634 — 43x57cm — Museum Boijmans Van Beuningen — Rotterdam
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tartelette — 1635 — 106x111cm — National Gallery of Art — Washington
Ce qui reste toutefois important dans cette peinture, et notamment chez Claesz. Heda, c’est la pureté de la ligne, le traitement de la couleur par palettes variées mais toujours presque monochromatiques, l’infini rendu de la lumière et des ombres, une finesse d’exécution proche de la précision horlogère. Regardons d’un peu plus près ces six toiles du maître hollandais, dont on sait finalement assez peu de choses. Pas d’autoportrait pour la postérité, un titre de président de la prestigieuse corporation artistique, la Guilde de Saint Luc et l’affaire est bouclée.
Les tableaux qui sont présentés ici sont disponibles en haute définition, ainsi que la galerie des détails proposée en-dessous. Ils sont classés par date d’exécution. L’avantage de cette galerie de détails permet d’observer les tableaux comme si vous étiez face à eux.
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tourte aux mûres — 1631 — 54x82cm — Gemäldegalerie Alte Meister — Dresde
Willem Claezsoon Heda — Nature morte avec coupe Nautilus — 1654 — Museum of Fine Arts — Budapest
Willem Claeszoon Heda — Festin de jambon — 1656 — 152x111cm — The Museum of Fine Arts — Houston
Galerie de détails
Willem Claeszoon Heda — Nature morte aux huîtres, Roemer, citron et coupe en argent (détail verre et coupe) — 1634 — 43x57cm — Museum Boijmans Van Beuningen — Rotterdam
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tartelette (Détail verre cassé) — 1635 — 106x111cm — National Gallery of Art — Washington
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la vigne (détail verre et coupe) — 52x68cm — Musée Hallwyl — Stockholm
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la vigne (détail verre) — 52x68cm — Musée Hallwyl — Stockholm
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tourte aux mûres (détail tourte et verre cassé) — 1631 — 54x82cm — Gemäldegalerie Alte Meister — Dresde
Willem Claeszoon Heda — Festin de jambon (détail jambon et argenterie) — 1656 — 152x111cm — The Museum of Fine Arts — Houston
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tourte aux mûres (détail canne et horloge) — 1631 — 54x82cm — Gemäldegalerie Alte Meister — Dresde
Willem Claeszoon Heda — Nature morte avec coupe Nautilus (détail des gris) — 1654 — Museum of Fine Arts — Budapest
Willem Claeszoon Heda — Nature morte aux huîtres, Roemer, citron et coupe en argent (détail huîtres et verre cassé) — 1634 — 43x57cm — Museum Boijmans Van Beuningen — Rotterdam
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tourte aux mûres (détail verre et cuiller) — 1631 — 54x82cm — Gemäldegalerie Alte Meister — Dresde
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la vigne (détail mouche) — 52x68cm — Musée Hallwyl — Stockholm
Willem Claeszoon Heda — Festin de jambon (détail flute et aiguière) — 1656 — 152x111cm — The Museum of Fine Arts — Houston
Willem Claeszoon Heda — Festin de jambon (détail sucre, verre et argenterie) — 1656 — 152x111cm — The Museum of Fine Arts — Houston
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tartelette (Détail sucre) — 1635 — 106x111cm — National Gallery of Art — Washington
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tartelette (Détail coupes) — 1635 — 106x111cm — National Gallery of Art — Washington
En vrac, voici quelques significations décodées des objets :
- Flûte de Champagne : la fragilité de la vie
- Roemer : fragilité de la vie dûe au temps qui passe (voir ce billet sur une nature morte de Willem Kalf)
- Citron épluché : la nature en voie de corruption
- Aiguière : la richesse qui n’est que vanité
- Verre à moitié plein : le temps qui passe
- Verre renversé : la vie consommée, la mort qui approche
- Verre cassé : la vie qui se brise, donc la mort
- Sucre en poudre : le danger et la douceur
- Canne à poison : le danger et la mort
- Papier roulé : le secret de la nature et de l’existence
- Montre à gousset : le temps arrêté
- L’assiette en équilibre : la fragilité de la vie
- Mouche : la nature en voie de corruption
- Pain : le temps qui passe
- La plupart du temps, ces natures mortes sont composées comme des repas interrompus, ce qui est en soi une métaphore du temps qui s’arrête…
Il est toujours intéressant de constater comment est interprété le mot nature morte dans les autres langues. Prenons des exemples les uns après les autres :
- Anglais : Still life
- Allemand : Stillleben (avec 3 l)
- Hollandais : Stilleven
- Danois : Stilleben
- Alémanique : Stilllääbe
- Français : nature morte
- Italien : Natura morta
- Polonais : Martwa natura
- Portugais : Natureza-morta
- Turc : Natürmort
Peut-on déduire que de la manière dont on envisage ce mot, on se trouve plutôt du côté de la vie ou du côté de la mort ? L’un dit clairement “vie arrêtée”, l’autre dit que tout y est mort…
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Jan 11, 2014 | Livres et carnets |
William T. Vollmann, c’est un peu l’écrivain fou. Physique de bûcheron aux origines consanguines, habillé comme s’il revenait de l’équarrissage des chevaux perdus dans les monts ténébreux du Montana, l’écrivain est un personnage hors-norme. Hors-norme aussi est son œuvre, composée de pavés surnuméraires en terme de pages, mais sa prolixité cache à demi-mots le souhait d’exhumer de l’histoire de son pays les origines d’un phénomène polymorphe qui tourne autour de l’investissement par l’Europe des terres américaines, la civilisation en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet énorme projet des « sept rêves », dont La tunique de glace est le premier volet. L’auteur est clair, personne n’est obligé de les lire dans l’ordre, mais la fresque est là, à disposition, même si elle n’est pas encore terminée.
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Ragnheiður Gröndal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)
William T. Vollmann en 2005. Photo Kent Lacin / pour LA Times
Pour revenir au livre lui-même que je n’ai pas encore terminé, c’est une immense épopée qui remonte aux premiers temps des grandes sagas vikings et islandaises depuis les origines sombres jusqu’au frémissement de la découverte de ce territoire inconnu, presque mythique qu’est le Vinland, qu’on appellera plus tard l’Amérique, mais qui n’est certainement que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent. Le texte s’appuie sur des sources réelles et en fait une synthèse bouillonnante d’histoires entrecroisées, du temps des premiers colons mais aussi dans les temps contemporains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal à commencer le livre, parce qu’il me semblait trop abstrait, trop touffu, je trouve l’écriture non pas belle, mais sauvage, ardue parfois, terriblement terrienne, c’est une écriture organique et sensuelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une écriture chamanique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait grandiose qui n’a qu’une seule vocation, parler de la boue…
Le havre de son âme, la baie de Fundy 1987
L’herbe, aussi marron que si elle avait mariné, est tout aplatie par la main énorme de la marée. Il s’en étend une plate étendue à perte de vue. La moitié du temps, elle est recouverte par la mer, et l’eau est pareille au climat, et l’on ne peut discerner la nature profonde de Freydis, mais comme la marée s’est à présent retirée, nous pouvons avancer et pénétrer loin à l’intérieur de Ferydis, nos pas s’enfonçant dans cette herbe élastique et accueillante, criblée çà et là de flocons de boue épars ; il y a de la boue dans les petits méandres remplis d’une eau de mer couleur de vinaigre. Dans ces méandres, l’eau est très calme, reflétant les herbes qui la surplombent, sauf aux endroits où des accrétions d’algues flottent, comme dissoutes, et barbouillent le tableau. Les méandres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est difficile d’apercevoir la moindre vague. Une herbe verte et luxuriante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises survolent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins morceaux d’ardoise pointus. – A la lisière de l’herbe brune s’alignent des petits monticules de boue duveteuse, qu’on pourrait prendre à première vue pour les restes épars de quelque animal mort. Puis survient une petite butte boueuse, montant jusqu’à la taille, du haut de laquelle on peut apercevoir une plaine de boue grise et détrempée, piqueté de chaume vert, tachée d’algues vertes et d’argile rouge, parsemée de pierres et de flaques duveteuses suintantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque complètement, avec un bruit humide et visqueux. Cette boue a la consistance de la diarrhée. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelée, et révèle un lit de sable ; on peut y apercevoir de minuscules coquillages blancs. – Il est possible de sauter sur les bancs de terre humide et marbrée de quelque cours d’eau étroit et de se tenir debout sur la boue dans l’espoir de voir l’océan enfui, mais alors l’herbe se dérobe et l’on glisse inexorablement, de longs cheveux d’herbe brune accrochés aux chaussures, dans les profondeurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long filament vert d’algues à moitié dissoutes, premier indice annonciateur de la marée montante. Tout sera bientôt dissimulé de nouveau.
Bien à l’intérieur des terres, debout sur un solide pré d’herbe et de pissenlits, on pourrait croire qu’on a mis derrière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’inexplicables empilements de flocons rocheux, chacun de ces flocons plus fin qu’une tuile au gingembre, et l’on comprend que l’on ne s’en est pas encore débarrassé et qu’on ne s’en débarrassera jamais.
William T. Vollmann, La Tunique de Glace
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, collection Lot 49, 2013
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Jan 11, 2014 | L'oeil de la caméra |
Huitième volet des petits films de Jean Painlevé. Le vampire… Étrangement, ce film sort en 1945, juste après la guerre. Petite musique très Nouvelle-Orléans en accompagnement, nous assistons à la mise en parallèle du Nosferatu de Murnau et de l’acte de succion du sang chez la Desmodus rotundus dont la morsure vous réserve quelques belles maladies très sympathiques. En préambule, un tour d’horizon des petites bébêtes adorables qui nous pourrissent l’existence. (more…)
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Jan 11, 2014 | Arts |
Voici une autre nature morte de Claesz. Heda, Nature morte à la tourte, à l’aiguière d’argent et au crabe. Si l’on compare cette nature morte avec celle nommée Petite nature morte d’apparat au crabe, on peut constater une renversement du sens de lecture (ici on lit de gauche à droite), mais également une palette radicalement différente. Ici on tourne dans les gris et les ocres tandis que l’autre va chercher dans les verts et les jaunes.
Ce tableau est mon sens le tableau de l’expression du gris ; on pourrait presque le comparer aux grisailles, ces superbes petits vitraux qu’on obtient par addition d’oxydes métalliques avant cuisson. Une pure merveille.
Willem Claeszoon Heda — Nature morte à la tourte, à l’aiguière d’argent et au crabe — 1658 — 103 x 123 cm — Frans Halsmuseum — Haarlem
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