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1947 à New-York, Ombres sur l’Hud­son — Isaac Bashe­vis Singer

J’ai ren­con­tré Isaac Bashe­vis Sin­ger dans un recueil d’en­tre­tiens avec Antho­ny Bur­gess que l’é­di­teur, en toute modes­tie a nom­mé “Ren­contre au som­met”(1). Ce petit livre, qui est la trans­crip­tion des échanges entre les deux hommes pour un docu­men­taire de la télé­vi­sion sué­doise, tour­né en 1985, est une œuvre dense, dont cha­cune des phrases pour­raient ali­men­ter une antho­lo­gie des cita­tions sur la reli­gion. Mal­heu­reu­se­ment, depuis mon démé­na­ge­ment, je ne retrouve pas ce livre. C’est après avoir lu ce petit opus­cule que je me suis ache­té Ombres sur l’Hud­son, un épais livre écrit en yid­dish et paru sous forme de feuille­ton dans le jour­nal The For­ward (פֿאָרווערטס, For­verts) à par­tir de 1957, puis tra­duit en anglais et publié tel quel en 1998. Le livre en fran­çais est donc une tra­duc­tion de tra­duc­tion, mais le style est fluide et la pré­sence d’un lexique yid­dish per­met une bonne compréhension.

Pho­to © Luke Red­mond

[audio:lomir_alle.xol]

- Tout a disparu.
— Pour­quoi, mon ché­ri ? Pour­quoi ? Quel­que­fois, je feuillette L’His­toire des Juifs de Graetz. Il n’y est ques­tion que d’une chose : les per­sé­cu­tions. Mais le monde a oublié la façon dont les Juifs aimaient les fêtes. J’ai une théo­rie : si les Juifs n’a­vaient pas été un peuple aus­si joyeux, le monde ne les auraient pas autant haïs. Toute haine est bâtie sur l’envie.

Ombres sur l’Hud­son est typi­que­ment une œuvre com­mu­nau­ta­riste. On est en 1947, à New-York, dans la com­mu­nau­té ash­ké­naze amé­ri­caine immé­dia­te­ment issue de l’exode euro­péenne pen­dant la guerre, et à quelques temps de la créa­tion de l’é­tat d’Is­raël, dans un espace de temps et de lieu où les Juifs qui ont échap­pé au mas­sacre de la Shoah vivent une sorte d’er­rance et de déprime dans les­quelles appa­raissent les ques­tions qui ont fait les grands débats phi­lo­so­phiques d’a­près-guerre sur l’exis­tence de Dieu, la bon­té de Dieu, et la ques­tion de la fin de l’his­toire. On y voit appa­raître en fili­grane les visages de Spi­no­za ou de Leib­niz quand il s’a­git de la théo­di­cée (Θεοũ δίκη, « jus­tice de Dieu »).

- Vois-la donc et confie-lui tes affaires pour­ries. Puis pars et ima­gine-toi que tu es déjà dans le monde à venir, en train de man­ger la chair du Léviathan.

Sunset on the Hudson waterfront

Pho­to © Joi­sey Showaa

Nous sommes dans un milieu de Juifs réfu­giés échoués à Ellis Island comme d’autres se trompent de che­min pour aller au tra­vail pour la pre­mière fois, réunis autour d’un riche veuf, un par­ve­nu autour duquel gra­vitent un vieux méde­cin éden­té par­lant à peine anglais, un autre méde­cin, jeune et athée qui trouve toute jus­ti­fi­ca­tion de la vie entre les cuisses des femmes qu’il séduit, un bel­lâtre cin­quan­te­naire qui n’a plus foi en rien et vit de quelques menues opé­ra­tions en bourse et la fille de Maka­ver (on peut ima­gi­ner que ce Maka­ver est l’i­mage de Sin­ger), mariée à Luria, une ombre, un avo­cat miteux qui ne peut exer­cer ici comme il le fai­sait en Pologne, dont la pre­mière femme et les enfants ont péri dans les camps de concentration…
Ombres sur l’Hud­son, c’est la chute d’un homme, Hertz Grein, de vingt ans l’aî­né de la fille de Maka­ver qu’il va séduire et entrai­ner avec lui dans un New-York immense et déso­lé. C’est la chute d’un Maka­ver qui d’un revers de for­tune tom­be­ra aus­si bas qu’il est pos­sible pour un homme de son enver­gure et c’est la chute d’un Luria qui ne pour­ra fina­le­ment conti­nuer à vivre sans sa pre­mière femme, morte et la seconde, par­tie avec un autre. Grein chute, il n’en peut plus de tom­ber entre sa femme malade d’un can­cer, Esther son ancienne maî­tresse qu’il n’ar­rive pas à chas­ser de sa vie et qui le retient sans arrêt et sa com­pagne qu’il ché­rit depuis qu’il la connaît, toute enfant. Grein se perd dans la ville, dans sa vie et les bras des femmes qu’il aime, jus­qu’à quel point, jus­qu’à retrou­ver sa foi, revê­tir le châle de prière et les phylactères ?
Ombres sur l’Hud­son, c’est une fresque immense dans une ville qui l’est tout autant, ani­mée par des per­son­nages qui n’ar­rivent plus à savoir qui ils sont, entre un pays qui les accueille à bras ouverts mais qu’ils n’ar­rivent pas à adop­ter et une Europe qui les a exter­mi­né, chas­sé… Il flotte dans ce livre comme un par­fum de fin du monde par­mi des hommes damnés…

Comme une ode sau­vage, je tiens par­ti­cu­liè­re­ment à ce para­graphe, une des plus belles des­crip­tions que j’ai lues depuis bien long­temps, une ambiance de renais­sance après une nuit ombrageuse…

Quand Grein quit­ta la syna­gogue, le soleil brillait. La rue était pleine d’en­fants. Les éboueurs tiraient les pou­belles jus­qu’aux bennes où les ordures seraient broyées. A demi-nus, en che­mises mul­ti­co­lores, le visage mar­qué par d’in­nom­brables guerres, des siècles de métis­sage, des actes de vio­lence, venus des pre­miers âges, des peines sans nombre que des géné­ra­tions entières ne pou­vaient effa­cer, des Por­to­ri­cains étaient assis sur le pas de leur porte. Un cha­riot pas­sa, rem­pli de tomates à moi­tié pour­ries, tiré par un vieux che­val et le mar­chand criait comme un pos­sé­dé. Un poli­cier noir sur­git de nulle part, fai­sant adroi­te­ment tour­noyer son bâton. Sur le trot­toir, à côté d’une pou­belle, un ivrogne était éten­du, le visage tumé­fié, rouge comme s’il avait la peste, en train de bre­douiller et de baver, tan­dis que ses yeux expri­maient la dou­leur de ceux qui ont per­du tout contrôle d’eux-mêmes. Cette épave humaine sem­blait imbi­bée d’al­cool au point d’être prête à s’en­flam­mer à n’im­porte quel instant.

Notes:
1 — Edi­tions Mille Et Une Nuits, 1998.

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шпиона радио — Sta­tion de nombres

[audio:irdial.xol]

Je suis tom­bé dans un monde abso­lu­ment hal­lu­ci­nant, un monde qui, j’en suis cer­tain, n’est pas for­cé­ment étran­ger à tous les ama­teurs d’his­toire des guerres et d’es­pion­nage mais aus­si des radio-ama­teurs. C’est le monde très her­mé­tique des sta­tions de nombre. Ces sta­tions, dont l’u­ti­li­té est a prio­ri entiè­re­ment dédiée au contre-espion­nage (a prio­ri, ce n’est pas cer­tain, per­sonne ne vous le confir­me­ra) dif­fusent des séries de chiffres, de lettres, des bips, ou même rien du tout, avec une régu­la­ri­té incroyable et avec une constance qui aga­ce­rait un joueur d’é­chec. La plus connue de ces sta­tions de nombres, c’est UVB-76, connue éga­le­ment sous le nom “the Buz­zer”. Elle émet depuis 1982 à rai­son de 25 bour­don­ne­ments par minute sans dis­con­ti­nuer, sauf trois fois en tout et pour tout, pen­dant les­quelles ont été dérou­lés des séries de chiffres et de lettres.

De quoi se plon­ger dans une ambiance à la limite du réel qui conjugue tous les fan­tasmes tour­nant autour de l’es­pion­nage et des plus folles théo­ries du com­plot, car les sta­tions de nombres ont leur fans sur You­tube (d’é­tranges per­sonnes qui filment leur récep­teur radio sur une fré­quence fixe). Il faut écou­ter UVB-76, la fameuse cubaine Aten­ción, la chi­noise 8375kHz, 13.420kHz la pseu­do fran­çaise qui est en fait russe ou E10 Mos­sad. Bref, il y a de quoi faire sur You­tube, et si tou­te­fois vous étiez en manque, The Conet Pro­ject vous pro­pose un CD uni­que­ment fait d’en­re­gis­tre­ments de sta­tions de nombres. On en salive d’avance…

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Le mariage annon­cé de l’en­cy­clo­pé­diste et du bibliothécaire

Je lisais il y a peu de temps un article sur le fait que le nombre de contri­bu­teurs à Wiki­pe­dia — je me sou­viens éga­le­ment que MSN avait déve­lop­pé une ency­clo­pé­die en ligne payante, Encar­ta, qui semble pour le coup avoir été inhu­mée en bonne et due forme face à la mon­tée d’au­dience spec­ta­cu­laire de Wiki­pe­dia(1) — était en baisse constante (une baisse qui se chiffre tout de même à un effec­tif de 50000 sur 2009). C’est la prin­ci­pale rai­son pour laquelle le site a mis en test ces der­niers mois une ver­sion bêta, cen­sée amé­lio­rer la navi­ga­tion et l’é­di­tion du texte par les contri­bu­teurs, tout en offrant au simple uti­li­sa­teur une recherche plus fluide. Il est vrai que ques­tion desi­gn, le texte pre­nant par nature une place impor­tante (c’est la moindre des choses pour une ency­clo­pé­die), on est par­fois noyé dans une page un peu sté­rile et pas réel­le­ment fonc­tion­nelle. Les écrans d’au­jourd’­hui étant par­ti­cu­liè­re­ment larges, lire une ligne du début à la fin sur une plage d’en­vi­ron cin­quante cen­ti­mètres de large, ça devient un sport de com­pé­ti­tion pour nos yeux déjà fati­gués par plus d’une décen­nie de tra­vail sur ordi­na­teur. Étant moi-même un fervent défen­seur du mul­ti-colon­nage à la “feuille de chou” que rend notam­ment pos­sible CSS3, j’i­ma­gine que ça aurait du faire par­tie des pre­mières amé­lio­ra­tions de l’ap­pli­ca­tion (je me contre­fiche à peu près com­plè­te­ment du reste des chan­ge­ments opérés).

D’ailleurs à mon sens, tout ceci est un faux pro­blème. L’ac­cès à Wiki­pe­dia est deve­nu de plus en plus com­pli­qué pour une rai­son qui ne tient pas tel­le­ment au fait que des contri­bu­teurs quittent le navire en cours de route ou que la navi­ga­tion soit fina­le­ment moins aisée que sur cer­tains autre sites, mais le fait est que le nombre d’ar­ticles et de cor­rec­tions (il faut bien dis­tin­guer les deux acti­vi­tés du wiki­pé­diste ; rédac­tion et modé­ra­tion) n’est pas exten­sible à l’in­fi­ni va de toute façon rendre la vie dif­fi­cile au nombre d’en­trées res­tant à créer. Aujourd’­hui, on compte 935 223 articles, et pas besoin d’être énarque pour com­prendre qu’on ne pour­ra pas créer des articles à l’in­fi­ni et que le nombre de modi­fi­ca­tions va finir par se tas­ser, comme en témoigne les gra­phiques des sta­tis­tiques de visites du site, notam­ment cette courbe qui montre la répar­ti­tion du nombre de modi­fi­ca­tions par jour depuis 2002(2). La connais­sance a ses limites, a for­tio­ri parce que cet outil est un outil semi-pro­fes­sion­nel qui n’a été mis­sion­né par aucun ins­ti­tut d’é­tat ou un quel­conque organe offi­ciel. La ques­tion de la fré­quen­ta­tion par les contri­bu­teurs n’est tou­te­fois pas un pro­blème qu’il faut prendre à la légère car au-delà du fait que le nombre de visi­teurs, lui, aug­mente constam­ment pour faire de Wiki­pe­dia un des acteurs du top 10 des sites les plus visi­tés en France(3), c’est tout le pro­blème du van­da­lisme (est-il besoin de rap­pe­ler que Wiki­pe­dia est un wiki, et donc modi­fiable par n’im­porte qui ?) et du spam (moins de contri­bu­teurs pour véri­fier les articles) qui est en ques­tion. Le pire tou­te­fois est à mon sens la crainte de voir arri­ver une aris­to­cra­tie de l’en­cy­clo­pé­die, une caste supé­rieure qui ten­te­rait de main­te­nir sa main­mise sur l’ou­til, voire sur la connais­sance (on ima­gine aisé­ment la catas­trophe mon­diale que pour­rait être la prise d’o­tage d’une telle ency­clo­pé­die par une entre­prise sectaire).
L’ac­ti­vi­té de Wiki­pé­dia n’est pas immé­dia­te­ment mena­cée, il reste encore bon nombre de per­sonnes pour s’oc­cu­per de cette superbe machine, et c’est dans ce contexte semi-cri­tique que Gal­li­ca vient d’an­non­cer un par­te­na­riat entre Wiki­Source et la Biblio­thèque Natio­nale de France ; 1 400 textes en fran­çais tom­bés dans le domaine public vont être ver­sés au fond de Wiki­source. Le blog de la BnF annonce que ces textes ayant été trai­tés par OCR(4), le nombre d’er­reurs tex­tuelles lié à des ambi­guï­tés typo­gra­phiques ris­quant d’être impor­tant, la puis­sance de feu de Wiki­pé­dia aura pour but avoué de mettre à contri­bu­tion les col­la­bo­ra­teurs pour pro­cé­der aux cor­rec­tions des textes.
Un beau pro­jet col­la­bo­ra­tif qui fera à mon sens rayon­ner les deux enti­tés et qui ouvre la porte, enfin, à la col­la­bo­ra­tion entre un Wiki­pé­dia long­temps décrié, un organe du monde vir­tuel et une des plus grandes et belles ins­ti­tu­tions du pays.

Notes:
1- On retrouve d’ailleurs, iro­ni­que­ment, sur Wiki­pe­dia l’ar­ticle annon­çant la fin d’Encar­ta : En mars 2009, Micro­soft a annon­cé la fin d’Encarta et la fer­me­ture des sites Web pour le 31octobre 2009, recon­nais­sant le chan­ge­ment du mar­ché. En effet, Encar­ta ne repré­sente plus en jan­vier 2009 aux États-Unis que 1,27 % des visites d’encyclopédies en ligne contre 97 % pour Wikipédia.
2- Il aurait fal­lu croi­ser cette courbe avec le nombre d’u­ti­li­sa­teurs avec un indi­ca­teurs nombres de modi­fi­ca­tions par jour et par uti­li­sa­teur, on aurait vu à mon sens éga­le­ment une perte énorme.
3- Le site est vu par 15 mil­lions de per­sonnes tous les mois (sources Médiamétrie//NetRatings)
4- Recon­nais­sance optique des carac­tères ou vidéodécodage

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Mini­ma­liste du same­di matin #3

DistanceJe me répète sou­vent comme pour se récon­for­ter que je suis bien dans mon blog — signe des temps et concept moderne, on n’est plus “bien dans sa tête”, ou “bien dans ses bas­kets” (ça fait exces­si­ve­ment 80’s), désor­mais on est bien dans son blog — que j’y trouve un cer­tain équi­libre en ne suc­com­bant pas devant les affres de la faci­li­té et en réus­sis­sant tout de même à embar­quer avec moi un petit nombre de lec­teurs plus ou moins visibles. C’est avec une cer­taine joie que ce matin je le retrouve pour ma mini­ma­liste, après une soi­rée courte et fati­gante, faite de ravio­lis, de gin et de limo­nade pour boire à rien, de quelques lapins cré­tins et d’une émis­sion d’Arte, sur la rura­li­té en Alle­magne — j’ai vu une vache mettre bas et un ber­ger jouer du fouet (et un homme dire Heu­reu­se­ment que l’eau tombe vers le bas, si elle tom­bait vers le haut, ça débor­de­rait…) — et enfin de quelques lignes de la Mer de la Tran­quilli­té, du qué­bé­cois Syl­vain Tru­del. Un jour, je vous dirai.

 

Le soleil ce matin emplit mon appar­te­ment et le réchauffe de sa nuit ter­ro­ri­sante. Je me répète à l’in­fi­ni ces lignes du poète Pes­soa, lita­nie des temps anciens, ode dio­ny­siaque ou chant dédié à Pan…

Le clair de lune à tra­vers les branches hautes,
Ils disent les poètes, tous les poètes, qu’il est davantage
Que le clair de lune à tra­vers les branches hautes.

Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
Ce que le clair de lune à tra­vers les branches hautes
Est, en plus d’être
Le clair de lune à tra­vers les branches hautes
(Ain­si que je le dis, puis­sé-je aus­si l’entendre)
C’est qu’il n’est rien de plus
Que le clair de lune à tra­vers les branches hautes.

Fer­nan­do Pes­soa, le Gar­deur de trou­peaux, XXXV

PS: ce matin, il fait 23°C à Assouan, en Nubie.
PPS: en forme de mes­sage per­so, je vais cher­cher ma voiture…

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Les méha­rées de vieux Théodore

L’a­ven­ture de Théo­dore Monod dans le Saha­ra, celle qui donne nais­sance au célèbre livre Méha­rées est avant tout une aven­ture scien­ti­fique. En cours de lec­ture, on se rend compte que l’in­ten­tion n’est pas d’é­crire un trai­té sur le désert, ni même un roman épique, et encore moins un livre qui serait le témoin d’une époque ou d’un exploit. C’est en fait un recueil de notes, une col­lec­tion ordon­née d’une équi­pée scien­ti­fique dans un des milieux les plus hos­tiles qui soit sur Terre ; le style en est sou­vent enle­vé, d’une pré­ci­sion et d’une rapi­di­té abso­lu­ment efficace.

3,11 m x 1,60 m, soit 5m² ; une cel­lule d’a­na­cho­rète marin, à bord du Grim­sby 877, en août 1923. Par­tout coquillages, étoiles de mer, bocaux, tubes, fla­cons, cuvette, tout un bric-à-brac océa­no­gra­phique, auquel viennent fra­ter­nel­le­ment se mêler, aux coups de rou­lis, quand on vient en tra­vers pour filer ou virer le cha­lut, des livres mouillés, des pape­rasses gluantes, de l’eau de mer sale et des bottes en caoutchouc.

Canyon du Tas­si­li — Pho­to © Josef Giral

Avec un lan­gage d’une par­faite clar­té, il dépeint ces pay­sages for­mant son quo­ti­dien, avec une cer­taine poé­sie confi­nant au mys­ti­cisme. Ses des­crip­tions sont poi­gnantes et plongent au cœur de ce milieu éton­nant qui contrai­re­ment aux idées reçues n’est pas fait que de sables et n’est pas tou­jours écra­sé par la cha­leur impla­cable d’un soleil au zénith.

Sinistre pays. Le pre­mier arbre — un petit aca­cia — est à qua­rante-cinq kilo­mètres d’i­ci. La terre net­toyée, déchar­née jus­qu’à l’os, pul­vé­ri­sée au souffle des siècles, est morte. Le vent, qui siffle sur les dunes cou­ron­nées d’une légère buée de pous­sière, chante un cycle révo­lu et le repos défi­ni­tif d’un sol qui ne connaî­tra plus la pluie.

Mais lorsque le soleil est là, il est l’élé­ment domi­nant, ver­sant sans consis­tance face à l’autre pro­blé­ma­tique de la vie dans le désert ; le besoin d’eau. On en trans­pi­re­rait presque à l’autre bout des pages.…

Au milieu du jour, la four­naise flam­boie ; le ciel est tout déco­lo­ré tant il est lumi­neux ; la cha­leur, tor­ride, s’a­bat d’un soleil ver­ti­cal en nappes brû­lantes ; elle monte du sable incan­des­cent et des pier­railles sur­chauf­fées. Impos­sible alors de poser le pied nu par terre, quand le sol peut atteindre 80°C. Ma gan­dou­ra sent le brû­lé, le linge où vient de se pro­me­ner le fer de la repas­seuse. Nulle ombre sur l’ho­ri­zon, inva­ria­ble­ment plat et mono­tone, où l’air chaud pal­pite et où le mirage étale les flaques d’im­pos­sibles et déce­vantes lagunes.

Saha­ra — Pho­to © LOPE

Sur­tout, mal­gré une répu­ta­tion d’homme aus­tère et peu cau­sant, l’ar­ché­type imbé­cile du pro­tes­tant aride, il nous appa­raît au tra­vers de son texte sua­ve­ment drôle et cabot, un tan­ti­net sar­cas­tique, mais tou­jours d’un esprit d’à-pro­pos très bien amené.

Pas de lit, bien enten­du. C’est un engin d’air non agi­té — celui de la chambre, ou de la tente — pas de plein vent. Je sais qu’il existe des lits pliants, dits de camp (“Modèle ren­for­cé pour les Explo­ra­teurs”, spé­ci­fie le cata­logue), mais ce sont de pauvres fer­railles : a‑t-on idée d’une affaire comme ça dres­sée sur un reg ?
Cas spé­ciaux : 1. Le sol inon­dé ? C’est bien rare et le lit-esca­lade, voire le lit flot­tant, ne sont pas d’u­sage cou­rant. 2. Le cram-cram ? Oui à l’oc­ca­sion, mais alors, ce n’est plus vrai­ment le Saha­ra. 3. Les bêtes ? — Quelles bêtes ? — Mais les “méchantes” (sic). — Inutile, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui dorment, ils le font au Saha­ra, à même le sol. Nous ferons comme eux.
Dans le sable, c’est déli­cieux,  bien que la matière ne soit nul­le­ment com­pres­sible et qu’il faille pré­voir le loge­ment de la tête du fémur et de la tête iliaque. Dans le reg dur, ou dans les cailloux, c’est par­fois moins voluptueux.

Algerien_4_0042

Dans ce livre, les réfé­rences bibliques sont légions, comme autant de points d’orgues venant appor­tant un éclai­rage nou­veau à l’ex­pé­di­tion scien­ti­fique de la méha­rée, et colorent le texte d’in­for­ma­tions qui se téles­copent avec la réa­li­té. Ça don­ne­rait presque envie de plon­ger dans l’An­cien Testament.

L’Ah­met est chaud en été. Il est aus­si aéré. Vents de sable, re-vents de sable, re-re-vents de sable et ain­si de suite. Cela manque déci­dé­ment de fan­tai­sie : un vent de sucre en poudre, d’é­cailles de harengs, de pépins de cor­ni­chons, à la bonne heure, mais tou­jours et seule­ment de grains de quartz à la longue, cela se fait monotone.
Fin du monde ou début ? Genèse ou Apo­ca­lypse ? La terre, radeau ivre, plonge dans un chaos décoloré.

De l’é­ru­di­tion à en perdre la tête, et de l’hu­mour, toujours…

[…] Je viens de décou­vrir dans la falaise une vaste grotte aux parois abon­dam­ment illus­trées par des artistes pré­his­to­riques ; des sil­houettes d’a­ni­maux, des corps fémi­nins stéa­to­pyges, comme disent les eth­no­logues, ou, pour par­ler avec Jean Tem­po­ral, “ayant les par­ties du der­rière pleines et moufflètes” […]

Si le livre de Monod est une ode à la joie du désert né d’un fort esprit scien­ti­fique, c’est avant tout un livre qui réha­bi­lite les longues éten­dues de sable et cherche à balayer les pré­ju­gés. S’il trouve des copro­lithes de cro­co­diles et des hame­çons dans les amas de ruines de cer­tains oueds, c’est pour prou­ver que la consti­tu­tion géo­lo­gique de l’en­droit a un jour été qua­si­ment iden­tique à cer­tains lieux euro­péens. S’il parle du sel en grande quan­ti­té que l’on trouve sur cer­taines plaines, c’est pour mieux réfu­ter l’i­dée que le Saha­ra a un jour été une mer et rap­pe­ler que c’est le sel qui va à la mer et non la mer qui apporte le sel. Enfin, il dit que le désert n’est pas tou­jours chaud, que le sable gèle et que ses pieds prennent l’on­glée et ses talons se cre­vassent sous l’ef­fet du froid… On y apprend éga­le­ment, que les noyades dans le désert ne sont pas choses rares car les pluies y sont vio­lentes que les rares ravines ont tôt fait de se trans­for­mer en lit de tor­rents. Les sales bêtes ? Rares sont ceux qui meurent de mor­sures de ser­pent ou de piqûres de scorpion.
Au-delà de l’a­nec­dote, la thé­ma­tique qui sou­tient sou­vent le texte, c’est la seule chose avec laquelle il faut comp­ter, c’est l’eau. L’eau, source de vie, élé­ment indis­pen­sable, objet de tous les com­bats, mais aus­si sou­vent source de mort. Les puits sont sou­vent faits d’eau sale, crou­pie, souillée, affu­blée de nombre de qua­li­fi­ca­tifs aus­si bigar­rés que plai­sant, c’est sans par­ler de l’eau “piquante”, “pour­rie”, des puits souillés par les déjec­tions ani­males, quand ce n’est pas car­ré­ment de cadavres.

Méha­rées, un grand livre qu’il faut prendre le temps de lire à l’ombre d’un pal­mier, sur le sable chaud, ou froid, selon l’en­vie du moment…

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