Pipes d’o­pium #8

Pipes d’o­pium #8

Où il est ques­tion d’une ville sainte qui se trans­forme en bor­del, d’un Ita­lien au Japon, d’un Hon­grois au Viet­nam, d’un Bre­ton en Chine et d’une Chi­noise qui res­semble à une Islandaise…

Pre­mière pipe d’o­pium. Finir une belle lec­ture, pas­sion­nante et âpre, de celles que l’on n’ou­blie pas et qu’on rede­mande. Il devient suf­fi­sam­ment rare pour moi de trou­ver une lec­ture dans laquelle me lover que lorsque cela m’ar­rive, je fais tout pour faire durer le plai­sir. Encore quelques lignes heu­reuses qui sont comme des petites feuilles de papier de soie qui fini­ront bien par s’en­vo­ler au vent d’hiver.

Le soir, Lhas­sa se méta­mor­phose. « Les eaux heu­reuses » de la rivière Kyi­chu bruissent. Nées des gla­ciers, elles séparent, à Lhas­sa, la quié­tude du Bar­khor de l’or­gie de la nuit. Car, une fois fran­chi le pont Yum­tok Sam­pa qui paraît-il était jadis orné de tur­quoise, « peint en rouge et cou­vert d’un toit en tuiles vertes », les élans bachiques et le sexe payant prévalent.
Le jour, l’île de Jama­ling­ka res­semble à un quar­tier ordi­naire de Pékin où les cabines de mas­sage, dis­co­thèques et karao­kés rem­pla­ce­raient les hutong. La nuit, ces centres deviennent les hauts lieux de la pros­ti­tu­tion à Lhas­sa. Le gré­sille­ment des enseignes fluo­res­centes des karao­kés brise le silence d’une irri­tante et entê­tante mélo­pée, ce que la pudeur du jour avait omis de révé­ler quelques heures plus tôt. Je m’at­tarde le soir dans un lieu qui est de jour le théâtre de mes soli­taires errances, empor­tée dans la lumière impure de la lune, un peu angois­sée aus­si de ne pas avoir suf­fi­sam­ment vu pour aujourd’­hui. Le rouge des pan­neaux com­mer­ciaux se reflètent sur les trot­toirs et les murs. Les ombres se font chi­noises. Il est minuit passé.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. Adol­fo Far­sa­ri. Voi­ci un drôle de bon­homme, Ita­lien de son état, ins­tal­lé au Japon après une car­rière mili­taire où il alla batailler en Amé­rique pen­dant la Guerre de Séces­sion, il est sur­tout connu pour avoir été pré­cur­seur de la pho­to­gra­phie de stu­dio au pays du Soleil Levant, avec ses pho­tos un peu kitch, très scé­na­ri­sées dans un cadre léché. S’il contri­bua à faire connaître les mœurs de la socié­té tra­di­tion­nelle japo­naise en Europe, il fut aus­si celui qui mon­tra un visage réa­liste des pay­sages japo­nais de la fin du XIXe siècle grâce à ses cli­chés albu­mi­nés colo­rés. Voir sur Fli­ckr une belle col­lec­tion de cli­chés de l’ar­tiste.

Mais avant tout, Adol­fo Far­sa­ri, c’est pour moi la pho­to du Dai­but­su (Grand Boud­dha shin­to) du Kōto­ku-in de Kamakura.

Adol­fo Far­sa­ri — Dai­but­su de Kamakura

Troi­sième pipe d’o­pium. Rév Miklós, un Hon­grois au Vietnam.

Voi­ci un pho­to­graphe dont je ne sais pas grand-chose, mais qui exé­cu­ta en 1959 une série de pho­tos à Hanoï, sur­tout des scènes de rue, dans un envi­ron­ne­ment de pro­fu­sion et de détails, que sa pho­to un peu gra­nu­leuse rend presque pal­pable. Le Viet­nam en 1959, un autre monde…

Qua­trième pipe d’o­pium. Vic­tor Sega­len. Qui se sou­vient de lui ? Qui se sou­vient de cet homme né à Brest et mort à Huel­goat en 1919 à 41 ans ? Qui se sou­vient qu’il fut méde­cin, poète, roman­cier, essayiste, archéo­logue et sur­tout sino­logue ? Qui se sou­vient qu’on le retrou­va mort qua­rante-huit heures après qu’il fût par­ti se pro­me­ner en forêt, au gouffre de Huel­goat, maquillant cer­tai­ne­ment son sui­cide en une banale bles­sure ? Le visage aigui­sé et plan­té d’une mous­tache brous­sailleuse, le regard per­çant et ouvert, légè­re­ment éteint à la lumière de la pré­sence au monde, comme si déjà on per­ce­vait en lui que son esprit vaga­bon­dait dans les ailleurs qu’il sillon­na en d’autre temps. Peut-être était-il en Poly­né­sie, ou peut-être en Chine, peu importe. Il n’é­tait pas vrai­ment là. Des Stèles qu’il rap­por­te­ra de Chine, on trouve une écri­ture mys­tique et salu­taire, à la fois her­mé­tique et claire. Dans les pages d’Élodie Ber­nard encore, je trouve de lui un poème solaire, quelque chose qui n’a pas vrai­ment besoin d’être com­men­té, et qui, comme par hasard, évoque pour Élo­die Ber­nard l’é­trange ambiance mor­ti­fère qui règne à Lhassa.

Lève, voix antique, et pro­fond Vent des Royaumes.
Relent du pas­sé ; odeur des moments défunts.
Long écho sans mur et goût salé des embruns
Des âges ; reflux assaillant comme les Huns.

Mais tu ne viens pas de leurs plaines maléfiques :
Tu n’es point comme eux pou­dré de sable et de brique,
Tu ne des­cends pas des pla­teaux géographiques
Ni des ailleurs, — des autre­fois : du fond du temps.

Non point char­gé d’eau, tu n’as pas désaltéré
Des gens au désert : tu vas sans but, ignoré
Du pôle, igno­rant le méri­dion doré
Et ne passes point sur les palmes et les baumes.

Tu es riche et lourd et suave et frais, pourtant.
Une fois encor, des­cends avec la sagesse
Ancienne, et mal­gré mon dégoût et ma mollesse
Viens res­sus­ci­ter tout de ta grande caresse.

Cin­quième pipe d’o­pium. 丁薇 (Ding Wei). Elle est Chi­noise, pas très sou­riante, son clip est super bizarre, mais voi­là la nou­velle vague chi­noise qui arrive. Rete­nez son nom, Ding Wei…

Sixième pipe d’o­pium. Alors voi­là, nous y sommes, c’est la der­nière ligne droite. L’an­née du coq de feu se replie comme une feuille de papier dont on n’a plus besoin et qui va bien­tôt finir dans les cendres. L’an­née du chien s’ouvre tout dou­ce­ment, avec plai­sir, comme la papillote d’un cho­co­lat qu’on effeuille ten­dre­ment pour ne pas le désha­biller d’un seul coup. Depuis le début de l’an­née, le nombre d’heures d’en­so­leille­ment est tel­le­ment faible sur Paris qu’on en est à se deman­der si le soleil revien­dra un jour. Hier soir, j’é­tais per­du dans mes lec­tures du Grand Nord et je me disais que je pré­fé­rais encore subir des tem­pé­ra­tures de ‑30°C dans la neige dure et le ciel qui n’ap­pa­raît clair que quelques heures par jour plu­tôt que ce maré­cage boueux dans lequel nous vivons actuel­le­ment. Je n’ose même pas mettre les pieds au jar­din tel­le­ment l’hu­mi­di­té s’in­filtre par­tout. Je devais plan­ter des bulbes d’aulx et de tulipes mais le cou­rage m’a man­qué pour sor­tir. La lumière tendre d’Ayut­thaya me manque. La cha­leur moite me manque. Je n’en peux plus de ce froid humide…

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Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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Un récit qui donne un beau visage

Un récit qui donne un beau visage

Encore un billet sau­vé des terres de l’oubli…

Tout a com­men­cé le jour où j’ai ouvert un livre de Jorge Luis Borges, un livre pré­fa­cé par l’auteur lui-même, El informe de Bro­die. Sans avoir per­sé­vé­ré dans la lec­ture de ce recueil de nou­velles, je me suis plon­gé dans la pré­face (que je n’aime pas lire en règle géné­rale, pour me plon­ger tout de suite dans la lec­ture), un texte court et dont la tour­nure m’a tout de suite inter­pel­lé. Voi­ci un extrait de ces mots:

Les der­niers contes de Kipling ne sont pas moins laby­rin­thiques et angois­sants que ceux de Kaf­ka ou ceux de James et leur sont, sans aucun doute, supé­rieurs ; mais en 1885, à Lahore, Kipling avait com­men­cé à écrire une série de récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il ras­sem­ble­rait dans un recueil en 1890. Beau­coup d’entre eux – In the House of Sud­dhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hun­dred Sor­rows – sont des chefs‑d’œuvre laco­niques ; je me suis dit un jour que ce qu’avait ima­gi­né et réus­si un jeune homme de génie pou­vait, sans outre­cui­dance, être imi­té par un homme de métier, au seuil de la vieillesse. Le pré­sent volume, que mes lec­teurs juge­ront, est le fruit de cette réflexion.

Je recom­mande cha­leu­reu­se­ment la lec­ture de ce livre, et sur­tout de la pré­face. C’est une mine d’or dans un salon. Ces mots, je le disais, m’ont inter­pel­lé, pour la simple et bonne rai­son que j’ai lu les contes de Kipling dont Borges parle. Ras­sem­blés en France et de manière très par­cel­laire dans un volume nom­mée L’homme qui vou­lut être roi (au Royaume-Uni aug­men­té et nom­mé Indian tales), ce recueil fait selon moi par­tie des plus beaux ouvrages qu’il m’ait été don­né de lire. J’en veux pour preuve ce magni­fique poème, L’Envoi:

And they were stron­ger hands than mine
That dig­ged the Ruby from the earth
More cun­ning brains that made it worth
The large desire of a King;
And bol­der hearts that through the brine
Went down the Per­fect Pearl to bring.

Lo, I have wrought in com­mon clay
Rude figures of a rough-hewn race;
For Pearls strew not the market-place
In this my town of banishment,
Where with the shif­ting dust I play
And eat the bread of Discontent.
Yet is there life in that I make,
Oh, Thou who kno­west, turn and see.
As Thou hast power over me,
So have I power over these,
Because I wrought them for Thy sake,
And breathe in them mine agonies.

Small mirth was in the making. Now
I lift the cloth that cloaks the clay,
And, wea­ried, at Thy feet I lay
My wares ere I go forth to sell.
The long bazar will praise but Thou
Heart of my heart, have I done well?

Hôpi­tal déser­té de Pove­glia à Venise — Pho­to © Rebec­ca Bathory

Borges, un vision­naire ayant per­du la vue. J’ai retrou­vé sa trace un peu plus loin, dans un livre que j’ai ache­té il y a bien long­temps uni­que­ment parce que je trou­vais la cou­ver­ture aus­si intri­gante que le nom de l’auteur. Il s’agit de L’invention de Morel d’Adol­fo Bioy Casares. Racon­ter cette his­toire sera faire insulte à son auteur, car il s’agit réel­le­ment d’un texte excep­tion­nel. Borges y est encore pré­sent car il est l’auteur de la pré­face, une autre pré­face étonnante.

Ste­ven­son, vers 1882, obser­vait que les lec­teurs bri­tan­niques dédai­gnaient un peu les péri­pé­ties roma­nesques et pen­saient qu’il était plus habile d’écrire un roman sans sujet, ou avec un sujet infime, atro­phié. (…) Telle est, sans doute, l’opinion com­mune en 1882, en 1925 et même en 1940. Quelques écri­vains (par­mi les­quels il me plaît de comp­ter Adol­fo Bioy Casares) croient rai­son­nable de n’être pas d’accord. (…) En espa­gnol, les œuvres d’imagination rai­son­née sont peu fré­quentes et même très rares. Nos clas­siques pra­ti­quèrent l’allégorie, les exa­gé­ra­tions de la satire ou bien, par­fois, la pure inco­hé­rence ver­bale ; par­mi les œuvres récentes, et je n’en vois pas, sinon tel conte des Forces étranges ou tel autre de San­tia­go Dabove : tom­bé dans un injuste oubli. L’invention de Morel (dont le titre fait filia­le­ment allu­sion à un autre inven­teur insu­laire, à Moreau) accli­mate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.

Quelle audace de sa part quand il finit par:

J’ai dis­cu­té avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue : il ne me semble pas que ce soit une inexac­ti­tude ou une hyper­bole de la qua­li­fier de parfaite.

A la lec­ture de l’invention de Morel, on tombe dans un monde étrange, une île moite et soli­taire, sur laquelle s’ébat (ou plu­tôt tente de sur­vivre) un homme en fuite, seul, arpen­tant des endroits autre­fois somp­tueux mais désor­mais à l’abandon. J’avoue que suivre le fil de l’aventure ne m’a pas été facile, car l’auteur brouille les cartes du début à la fin.

Je mon­tai l’escalier : c’était le silence, le bruit soli­taire de la mer, une immo­bi­li­té tra­ver­sée de fuites de mille-pattes. J’eus peur d’une inva­sion de fan­tômes, une inva­sion de poli­ciers étant moins vrai­sem­blable. Je pas­sai des heures, ou peut-être des minutes, der­rière les rideaux, affo­lé à l’idée de la cachette que j’avais choi­sie (…). Puis, je me ris­quai à visi­ter soi­gneu­se­ment la mai­son, mais mon inquié­tude per­sis­tait : n’avais-je pas enten­du, tout autour de moi, ces pas clairs qui se dépla­çaient à dif­fé­rentes hauteurs ?

Le décor est plan­té, il s’y passe quelque chose de tota­le­ment irréel, dans une ambiance ter­ri­ble­ment ten­due alors qu’un seul per­son­nage évo­lue dans un décor situé entre Shi­ning et Apo­ca­lypse now.

C’est dans ces moments d’extrême angoisse que j’ai ima­gi­né ces expli­ca­tions vaines et injus­ti­fiables. L’homme et le coït ne sup­portent pas de trop longues intensités.

Pho­to d’en-tête © Mass­mo Relsig

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Cli­na­men, le pas de côté

Cli­na­men, le pas de côté

Au sou­ve­nir des mots de Simon Leys citant, à peu de choses près, E.M. Fors­ter, comme quoi « la mémoire ne retient vrai­ment que ce que l’on a sai­si de biais », je ne pou­vais pas­ser à côté de cette décla­ra­tion de Ste­phen Green­blatt dans son livre Quat­tro­cen­to :

Le poème de Lucrèce était sans doute voué à dis­pa­raître défi­ni­ti­ve­ment avec les œuvres qui l’a­vaient ins­pi­ré. Le fait qu’il n’ait pas dis­pa­ru, qu’il ait refait sur­face au bout de nom­breux siècles, dif­fu­sant à nou­veau ses thèses émi­nem­ment sub­ver­sives, relève presque du miracle. Mais l’au­teur du poème en ques­tion ne croyait pas aux miracles. A ses yeux, rien ne pou­vait enfreindre les lois de la nature. Lucrèce pos­tu­lait l’exis­tence de ce qu’il appe­lait une « dévia­tion » — il emploie le mot latin cli­na­men —, un mou­ve­ment inat­ten­du et impré­vi­sible de la matière. La réap­pa­ri­tion de ce poème fut elle-même une dévia­tion, un écart impré­vu dans la tra­jec­toire directe que sem­blaient suivre ce poème et sa phi­lo­so­phie — qui aurait dû les mener vers l’oubli.

Et cette phrase, extraite du poème-même de Lucrèce, de natu­ra rerum, (I, v. 1031–1305)

Ain­si les fleuves comblent à grands flots la mer avide,
la terre mûrit au soleil de nou­veaux fruits,
ain­si s’é­pa­nouissent les races animales
et vivent les feux mobiles de l’éther.

Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to
Flam­ma­rion, 2013

Plus que tout, je crois aux écrits…

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Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Dans les mots et les entre­lacs des autres…

Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Bau­de­laire (par­lant de Michel-Ange) :

«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fan­tômes puis­sants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en éti­rant leurs doigts. »

Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :

« Les pen­sers d’a­mour bien­heu­reu­se­ment vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.

Ni sculp­ter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur conver­ti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »

Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Bau­de­laire ! Tu en es capable.

Lettre de Thier­ry Ver­net à Nico­las Bou­vier (juillet 1945)
in Cor­res­pon­dances des routes croisées
Édi­tions Zoé, 2010

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