Mar 24, 2015 | Livres et carnets |
Dans les mots et les entrelacs des autres…
Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Baudelaire (parlant de Michel-Ange) :
«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts. »
Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :
« Les pensers d’amour bienheureusement vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.
Ni sculpter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur converti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »
Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Baudelaire ! Tu en es capable.
Lettre de Thierry Vernet à Nicolas Bouvier (juillet 1945)
in Correspondances des routes croisées
Éditions Zoé, 2010
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Mar 22, 2015 | Livres et carnets |
Pour moi, pour plus tard, pour ceux qui y voient de l’intérêt…
Le Christ au tombeau, Hans Holbein dit Holbein Le Jeune, 1522
DOSTOÏEVSKI EST FRAPPÉ D’UNE CRISE D’ÉPILEPSIE dans le musée de Bâle, devant le Christ mort de Holbein. La peinture occidentale, de Grünewald à Goya, de Greco à Van Gogh et à Munch, ne manque pas, il me semble, d’œuvres susceptibles de déclencher de semblables accidents dans des organismes hypersensibles. En revanche, il serait inconcevable, par définition même, qu’une peinture chinoise produisît pareil effet — même la violence d’un Xu Wei ou l’inquiétante bizarrerie d’un Wu Bin ou d’un Cheng Hongshou ne sauraient vraiment infirmer cette observation. Une seule exception cependant : l’angoissant Gong Xian de la collection Drenowatz (Mille pics et dix mille ravins, musée Ritberg, Zurich) : peinture si dense, que nul air n’y circule — le seul paysage suffocant que je connaisse.
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Chrysanthèmes et bambous (菊竹图) — Xu Wei — Musée de Liaoning
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Fantaisie de Chen Hongshou
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Mille Pics et Ravins en myriades — Gong Xian
CE QUI CIMENTE UN GROUPE SOCIAL, armé de tous les rites et instruments du pouvoir et de la religion, c’est moins une nécessité économique qu’un sentiment de terreur devant le mystère du monde et la menace des choses. Au fond, Lord of the Flies (Sa Majesté des mouches), de William Golding, est une sorte de paraphrase du propos d’Alain : « La société n’est pas fille de la faim, mais de la peur. »
Ça, c’est pour l’air du temps…
Au temps des Royaumes Combattants, la cavalerie avait une grande importance militaire, et aussi les divers souverains employaient-ils des experts pour leur procurer de bons chevaux. On prisait par-dessus tout le « super-cheval » (qian mi la), une monture capable de galoper mille lieues en un jour sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne soulèvent de poussière. Pareils chevaux étaient très recherchés, mais ils étaient aussi excessivement rares, et difficiles à identifier — d’où le besoin de recourir aux services de connaisseurs spécialisés. Le plus célèbre de ces experts était un homme appelé Bole, et il était employé par le duc de Qin. Bole étant devenu finalement trop âgé pour poursuivre ses prospections aux quatre coins du pays, le duc lui demande s’il ne pouvait pas lui recommander un expert capable de le remplacer. « Si, lui répondit Bole, j’ai un ami, un colporteur qui vend des fagots au marché ; c’est un bon connaisseur de chevaux. » Sur les conseils de Bole , le duc chargea donc l’individu en question de se mettre en recherche d’un super-cheval. Trois mois plus tard, l’homme était de retour et annonça au duc : « J’ai trouvé votre animal dans tel village : c’est une jument brune. » Le duc envoya aussitôt ses gens, qui ne trouvèrent là qu’un étalon noir. Fort mécontent, le duc convoqua Bole : « Il n’est pas très compétent, votre ami ! Il ne sait même pas distinguer correctement la couleur et le sexe d’un cheval ! » En entendant ces mots, Bole s’exclama, stupéfait : « Formidable ! Il est encore plus fort que je ne pensais — il me surpasse cent et mille fois ! Ce qu’il détecte, c’est la nature interne de l’animal. Il recherche et voit seulement ce qu’il a besoin de voir, et il ignore tout le reste. Sans se laisser distraire par les apparences externes, il va droit à l’essence intérieure. La façon dont il juge ce cheval montre qu’il serait qualifié pour juger des choses plus importantes que des chevaux ! » Et, inutile de l’ajouter, l’animal en question se révéla être un super-cheval capable de galoper mille lieues en un jour, sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne soulèvent de poussière.
Les trois citations sont extraites de Le bonheur des petits poissons, de Simon Leys.
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Mar 20, 2015 | Arts, Livres et carnets |
C’est un autre univers, en marge de l’écriture de l’auteur, une case à part, une malle un peu fourre-tout parfois décevante lorsque l’on y trouve que des références techniques qui ne font que nous barber ou nous endormir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, souhaite faire des recherches approfondies et qui sont autant d’obstacles à la lecture « plaisir ». Pourtant, parfois, je me lance dans la lecture des notes avant de commencer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordonné et on navigue souvent entre des notions qu’on ne maîtrise absolument pas tant qu’on n’a pas lu le texte à proprement parler. Ce que j’aime surtout dans ces notes, c’est l’absence totale de formalisme, la possibilité que se laisse l’auteur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rempli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de constater que si les notes constituent un univers condensé, le texte, lui, est souvent beaucoup plus délayé.
Edgar Allan Poe écrivait dans les marges de ses livres, recueillant ainsi la substance de ses lectures ; ces Marginalia ont été publiées il y a quelques années aux éditions Allia. Des fragments qui sont comme la pensée brute de l’auteur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bartleby & cie, un livre uniquement composé de notes de bas de pages, une encyclopédie dont il ne resterait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’inutile et de l’incertain, pari pascalien et littéraire. Livre des agraphiques et des écrivains du non, cette petite pépite fait office d’objet littéraire non identifié.
Quant à moi, je continue à lire certains livres par la fin, en épluchant les notes avant de lire le texte, et je m’en satisfais très bien.
Dans ce livre que je viens de commencer, Quattrocento de Stephen Greenblatt, dans lequel il est question d’un certain Poggio Bracciolini, un humaniste florentin dont le nom francisé est Le Pogge surtout connu pour avoir déterré des étagères poussiéreuses d’un monastère perdu un des plus beaux textes de l’Antiquité romaine : De rerum natura, le très beau poème de Lucrèce. Voici ce qu’on trouve dès la quatrième note du premier chapitre :
De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « messager ailé » de Vénus est Cupidon, que Botticelli représente les yeux bandés, et pointant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales rassemblés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fertile, étreint la nymphe Chloris. Concernant l’influence de Lucrèce sur Botticelli, par l’intermédiaire de l’humaniste Poliziano, voir Charles Dempsey… etc.
Alors on peut toujours faire l’économie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ouvrage ; le texte n’en demeure pas moins compréhensible. Simplement, on évite le détail, la spécification. Pire, on pourrait passer à côté d’une information importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secrétaire d’un antipape, un réprouvé à qui les Médicis ont fait l’honneur de commander un superbe mausolée qu’on peut voir aujourd’hui dans le baptistère Saint-Jean de Florence, l’antipape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’était un antipape…), j’ai appris donc que cet homme battait la campagne, bravant le mauvais temps et les détrousseurs de grands chemin pour retrouver les objets de l’Antiquité qui pourrissaient sur les étagères des monastères les plus reculés et que sans la découverte du poème de Lucrèce, Botticelli n’aurait peut-être jamais peint Le printemps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Finalement, la curiosité ne tient pas à grand-chose…
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Mar 14, 2015 | Livres et carnets |
Ça commence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout doucement. Salaam London (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pourquoi les éditeurs veulent toujours traduire les titres…) est un livre qui s’entend d’abord comme un livre de l’angoisse, de la difficulté de son auteur, Londonien de naissance, à retourner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et surtout de s’y retrouver. Ce récit du retour douloureux, de l’attente dans laquelle le journaliste Tarquin Hall s’installe, dans l’espoir de faire venir la femme qu’il aime dans la mégapole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flambé lorsqu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’auteur peut s’installer à nouveau sans trop s’excentrer et c’est à contre-cœur qu’il loue une mansarde miteuse à un Bangladais cyclothymique et alcoolique. C’est alors toute une palette de personnages et de lieux atypiques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tournure étrange puisqu’il devient le récit de voyage d’un Londonien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quartier tendu comme un élastique et pris dans ses problématiques de diversité culturelle : cockneys, skinheads, Bangladais, Juifs, Irlandais, Bengalis, rejetons de l’empire britannique en décomposition, tous se côtoient sans pour autant se mélanger, dans la droite ligne du grand récit d’investigation de Jack London, Le peuple d’en-bas et sur fond de réhabilitation du tristement célèbre quartier de Whitechapel. En dépit des amitiés improbables que Tarquin Hall noue dans le quartier, il cherche tout de même à en sortir, même s’il y découvre une vie insoupçonnée. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans concession, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y ressent toute l’affection qui s’empare de lui pour ce quartier en déshérence mais tout de même victime de l’inévitable gentrification, ces dents creuses, mais aussi le rejet compréhensible qui le pousse à en sortir. C’est le récit de l’étrangèreté, du déracinement de soi chez soi, de la condition de l’étranger de l’intérieur, un récit qui fait écho à la condition nomade, à la déconstruction perpétuelle de soi dans l’absence de repérage et de volonté de rester. Toute l’essence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :
Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les parquets luisants et les murs de brique nus des lofts rénovés. Mais on voyait surtout des maisons mitoyennes délabrées datant du règne de la reine Victoria, par les fenêtres noircies desquelles on apercevait des cuisines minuscules. Dans des centaines d’immeubles minables, des immigrants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq préparaient leur dîner en rêvant d’avoir une maison à eux et en s’efforçant de tirer le meilleur parti d’une vie misérable. Même au XXIè siècle, l’East End montrait peu de signes de changement et contraignait des gens de cultures radicalement différentes à vivre côte à côte et à s’adapter les uns aux autres.
« Entrez affamé, sortez branché », proclamait un panneau que j’avais repéré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nouveau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slogan paraissait résumer l’expérience que faisaient les immigrants de l’East End — et que j’avais faite aussi.
Brick Lane m’avait forcé à m’accommoder d’un Londres que je n’avais jamais connu et m’avait aidé à comprendre que Barnes n’était plus pour moi. Je me sentais à présent plus en accord avec mon environnement que je ne l’avais été lorsque je vivais en étranger immergé dans d’autres cultures. Et pour cela, je ressentais une immense gratitude. Mais au moment où le train passait devant les immeubles rutilants de Canary Wharf et entrait dans un bruit de ferraille en gare de Liverpool Street, je me demandais si je me sentirais de nouveau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre détendu , d’assumer confortablement mon statut d’Anglais.
Peut-être resterais-je toujours un peu étranger ? Peut-être n’était-ce pas le pire statut qui soit ?
Tarquin Hall, Salaam London
Folio collection Voyages
Gallimard 2007
Photo d’en-tête © Richer Fischer (Morning in Whitechapel)
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Mar 12, 2015 | Barattages |
Sagesse de Ryckmans…
Le fait est que seules les impressions accidentelles laissent une empreinte durable sur notre sensibilité ; nous ne les avions pas recherchées — et moins encore, nous n’avions réservé à cette fin une place dans un tour organisé. Comme le disait à peu près E. M. Forster, la mémoire ne retient vraiment que ce que l’on a saisi de biais. Il y aussi des Égypte de l’esprit ; et en fin de compte, c’est peut-être le hasard des lectures et des notes marginales qui permet encore le mieux d’échapper à leur aridité.
Simon Leys, Marginales,
in Le bonheur des petits poissons, Lettres des antipodes
JC Lattès, 2008
Image d’en-tête : Colonnes du temple d’Edfu. Lithographie colorisée par Louis Haghe d’après David Roberts, 1846
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