Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Et Miche­lan­ge­lo le peintre écrit un poème dédié à Gior­gio Vasari…

Dans les mots et les entre­lacs des autres…

Ne trouves-tu pas inouï ces vers de Bau­de­laire (par­lant de Michel-Ange) :

«… lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fan­tômes puis­sants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en éti­rant leurs doigts. »

Et ceux-ci de Michel-Ange lui-même :

« Les pen­sers d’a­mour bien­heu­reu­se­ment vains,
Que font-ils alors que deux morts s’acheminent
Dont l’un menace l’autre et dont l’autre me vainc.

Ni sculp­ter, ni peindre ne rendent plus coi
Le cœur conver­ti à cette amour divine
Qui pour nous ravir ouvre ses bras en croix. »

Pas mal ! Hein !
Eh bien ! Fais mieux que Bau­de­laire ! Tu en es capable.

Lettre de Thier­ry Ver­net à Nico­las Bou­vier (juillet 1945)
in Cor­res­pon­dances des routes croisées
Édi­tions Zoé, 2010

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Mar­gi­nales chinoises

Mar­gi­nales chinoises

Pour moi, pour plus tard, pour ceux qui y voient de l’intérêt…

Le Christ au tombeau, Hans Holbein dit Holbein Le Jeune, 1522

Le Christ au tom­beau, Hans Hol­bein dit Hol­bein Le Jeune, 1522

DOS­TOÏEVS­KI EST FRAP­PÉ D’UNE CRISE D’É­PI­LEP­SIE dans le musée de Bâle, devant le Christ mort de Hol­bein. La pein­ture occi­den­tale, de Grü­ne­wald à Goya, de Gre­co à Van Gogh et à Munch, ne manque pas, il me semble, d’œuvres sus­cep­tibles de déclen­cher de sem­blables acci­dents dans des orga­nismes hyper­sen­sibles. En revanche, il serait incon­ce­vable, par défi­ni­tion même, qu’une pein­ture chi­noise pro­dui­sît pareil effet — même la vio­lence d’un Xu Wei ou l’in­quié­tante bizar­re­rie d’un Wu Bin ou d’un Cheng Hong­shou ne sau­raient vrai­ment infir­mer cette obser­va­tion. Une seule excep­tion cepen­dant : l’an­gois­sant Gong Xian de la col­lec­tion Dre­no­watz (Mille pics et dix mille ravins, musée Rit­berg, Zurich) : pein­ture si dense, que nul air n’y cir­cule — le seul pay­sage suf­fo­cant que je connaisse.

CE QUI CIMENTE UN GROUPE SOCIAL, armé de tous les rites et ins­tru­ments du pou­voir et de la reli­gion, c’est moins une néces­si­té éco­no­mique qu’un sen­ti­ment de ter­reur devant le mys­tère du monde et la menace des choses. Au fond, Lord of the Flies (Sa Majes­té des mouches), de William Gol­ding, est une sorte de para­phrase du pro­pos d’A­lain : « La socié­té n’est pas fille de la faim, mais de la peur. »

Ça, c’est pour l’air du temps…

Au temps des Royaumes Com­bat­tants, la cava­le­rie avait une grande impor­tance mili­taire, et aus­si les divers sou­ve­rains employaient-ils des experts pour leur pro­cu­rer de bons che­vaux. On pri­sait par-des­sus tout le « super-che­val » (qian mi la), une mon­ture capable de galo­per mille lieues en un jour sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de pous­sière. Pareils che­vaux étaient très recher­chés, mais ils étaient aus­si exces­si­ve­ment rares, et dif­fi­ciles à iden­ti­fier — d’où le besoin de recou­rir aux ser­vices de connais­seurs spé­cia­li­sés. Le plus célèbre de ces experts était un homme appe­lé Bole, et il était employé par le duc de Qin. Bole étant deve­nu fina­le­ment trop âgé pour pour­suivre ses pros­pec­tions aux quatre coins du pays, le duc lui demande s’il ne pou­vait pas lui recom­man­der un expert capable de le rem­pla­cer. « Si, lui répon­dit Bole, j’ai un ami, un col­por­teur qui vend des fagots au mar­ché ; c’est un bon connais­seur de che­vaux. » Sur les conseils de Bole , le duc char­gea donc l’in­di­vi­du en ques­tion de se mettre en recherche d’un super-che­val. Trois mois plus tard, l’homme était de retour et annon­ça au duc : « J’ai trou­vé votre ani­mal dans tel vil­lage : c’est une jument brune. » Le duc envoya aus­si­tôt ses gens, qui ne trou­vèrent là qu’un éta­lon noir. Fort mécon­tent, le duc convo­qua Bole : « Il n’est pas très com­pé­tent, votre ami ! Il ne sait même pas dis­tin­guer cor­rec­te­ment la cou­leur et le sexe d’un che­val ! » En enten­dant ces mots, Bole s’ex­cla­ma, stu­pé­fait : « For­mi­dable ! Il est encore plus fort que je ne pen­sais — il me sur­passe cent et mille fois ! Ce qu’il détecte, c’est la nature interne de l’a­ni­mal. Il recherche et voit seule­ment ce qu’il a besoin de voir, et il ignore tout le reste. Sans se lais­ser dis­traire par les appa­rences externes, il va droit à l’es­sence inté­rieure. La façon dont il juge ce che­val montre qu’il serait qua­li­fié pour juger des choses plus impor­tantes que des che­vaux ! » Et, inutile de l’a­jou­ter, l’a­ni­mal en ques­tion se révé­la être un super-che­val capable de galo­per mille lieues en un jour, sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de poussière.

千里马 - Qian li ma

Les trois cita­tions sont extraites de Le bon­heur des petits pois­sons, de Simon Leys.

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De l’in­con­vé­nient de ne pas lire les notes en fin d’ouvrage…

De l’in­con­vé­nient de ne pas lire les notes en fin d’ouvrage…

C’est un autre uni­vers, en marge de l’é­cri­ture de l’au­teur, une case à part, une malle un peu fourre-tout par­fois déce­vante lorsque l’on y trouve que des réfé­rences tech­niques qui ne font que nous bar­ber ou nous endor­mir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, sou­haite faire des recherches appro­fon­dies et qui sont autant d’obs­tacles à la lec­ture « plai­sir ». Pour­tant, par­fois, je me lance dans la lec­ture des notes avant de com­men­cer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordon­né et on navigue sou­vent entre des notions qu’on ne maî­trise abso­lu­ment pas tant qu’on n’a pas lu le texte à pro­pre­ment par­ler. Ce que j’aime sur­tout dans ces notes, c’est l’ab­sence totale de for­ma­lisme, la pos­si­bi­li­té que se laisse l’au­teur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rem­pli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de consta­ter que si les notes consti­tuent un uni­vers conden­sé, le texte, lui, est sou­vent beau­coup plus délayé.
Edgar Allan Poe écri­vait dans les marges de ses livres, recueillant ain­si la sub­stance de ses lec­tures ; ces Mar­gi­na­lia ont été publiées il y a quelques années aux édi­tions Allia. Des frag­ments qui sont comme la pen­sée brute de l’au­teur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bart­le­by & cie, un livre uni­que­ment com­po­sé de notes de bas de pages, une ency­clo­pé­die dont il ne res­te­rait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’i­nu­tile et de l’in­cer­tain, pari pas­ca­lien et lit­té­raire. Livre des agra­phiques et des écri­vains du non, cette petite pépite fait office d’ob­jet lit­té­raire non identifié.
Quant à moi, je conti­nue à lire cer­tains livres par la fin, en éplu­chant les notes avant de lire le texte, et je m’en satis­fais très bien.

Dans ce livre que je viens de com­men­cer, Quat­tro­cen­to de Ste­phen Green­blatt, dans lequel il est ques­tion d’un cer­tain Pog­gio Brac­cio­li­ni, un huma­niste flo­ren­tin dont le nom fran­ci­sé est Le Pogge sur­tout connu pour avoir déter­ré des éta­gères pous­sié­reuses d’un monas­tère per­du un des plus beaux textes de l’An­ti­qui­té romaine : De rerum natu­ra, le très beau poème de Lucrèce. Voi­ci ce qu’on trouve dès la qua­trième note du pre­mier chapitre :

De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « mes­sa­ger ailé » de Vénus est Cupi­don, que Bot­ti­cel­li repré­sente les yeux ban­dés, et poin­tant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales ras­sem­blés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fer­tile, étreint la nymphe Chlo­ris. Concer­nant l’in­fluence de Lucrèce sur Bot­ti­cel­li, par l’in­ter­mé­diaire de l’hu­ma­niste Poli­zia­no, voir Charles Demp­sey… etc.

Alors on peut tou­jours faire l’é­co­no­mie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ou­vrage ; le texte n’en demeure pas moins com­pré­hen­sible. Sim­ple­ment, on évite le détail, la spé­ci­fi­ca­tion. Pire, on pour­rait pas­ser à côté d’une infor­ma­tion importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secré­taire d’un anti­pape, un réprou­vé à qui les Médi­cis ont fait l’hon­neur de com­man­der un superbe mau­so­lée qu’on peut voir aujourd’­hui dans le bap­tis­tère Saint-Jean de Flo­rence, l’an­ti­pape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’é­tait un anti­pape…), j’ai appris donc que cet homme bat­tait la cam­pagne, bra­vant le mau­vais temps et les détrous­seurs de grands che­min pour retrou­ver les objets de l’An­ti­qui­té qui pour­ris­saient sur les éta­gères des monas­tères les plus recu­lés et que sans la décou­verte du poème de Lucrèce, Bot­ti­cel­li n’au­rait peut-être jamais peint Le prin­temps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Fina­le­ment, la curio­si­té ne tient pas à grand-chose…

Le printemps - Sandro Botticelli

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Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Ça com­mence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout dou­ce­ment. Salaam Lon­don (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pour­quoi les édi­teurs veulent tou­jours tra­duire les titres…) est un livre qui s’en­tend d’a­bord comme un livre de l’an­goisse, de la dif­fi­cul­té de son auteur, Lon­do­nien de nais­sance, à retour­ner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et sur­tout de s’y retrou­ver. Ce récit du retour dou­lou­reux, de l’at­tente dans laquelle le jour­na­liste Tar­quin Hall s’ins­talle, dans l’es­poir de faire venir la femme qu’il aime dans la méga­pole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flam­bé lors­qu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’au­teur peut s’ins­tal­ler à nou­veau sans trop s’ex­cen­trer et c’est à contre-cœur qu’il loue une man­sarde miteuse à un Ban­gla­dais cyclo­thy­mique et alcoo­lique. C’est alors toute une palette de per­son­nages et de lieux aty­piques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tour­nure étrange puis­qu’il devient le récit de voyage d’un Lon­do­nien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quar­tier ten­du comme un élas­tique et pris dans ses pro­blé­ma­tiques de diver­si­té cultu­relle : cock­neys, skin­heads, Ban­gla­dais, Juifs, Irlan­dais, Ben­ga­lis, reje­tons de l’empire bri­tan­nique en décom­po­si­tion, tous se côtoient sans pour autant se mélan­ger, dans la droite ligne du grand récit d’in­ves­ti­ga­tion de Jack Lon­don, Le peuple d’en-bas et sur fond de réha­bi­li­ta­tion du tris­te­ment célèbre quar­tier de Whi­te­cha­pel. En dépit des ami­tiés impro­bables que Tar­quin Hall noue dans le quar­tier, il cherche tout de même à en sor­tir, même s’il y découvre une vie insoup­çon­née. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans conces­sion, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y res­sent toute l’af­fec­tion qui s’empare de lui pour ce quar­tier en déshé­rence mais tout de même vic­time de l’i­né­vi­table gen­tri­fi­ca­tion, ces dents creuses, mais aus­si le rejet com­pré­hen­sible qui le pousse à en sor­tir. C’est le récit de l’é­tran­gè­re­té, du déra­ci­ne­ment de soi chez soi, de la condi­tion de l’é­tran­ger de l’in­té­rieur, un récit qui fait écho à la condi­tion nomade, à la décons­truc­tion per­pé­tuelle de soi dans l’ab­sence de repé­rage et de volon­té de res­ter. Toute l’es­sence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :

Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les par­quets lui­sants et les murs de brique nus des lofts réno­vés. Mais on voyait sur­tout des mai­sons mitoyennes déla­brées datant du règne de la reine Vic­to­ria, par les fenêtres noir­cies des­quelles on aper­ce­vait des cui­sines minus­cules. Dans des cen­taines d’im­meubles minables, des immi­grants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq pré­pa­raient leur dîner en rêvant d’a­voir une mai­son à eux et en s’ef­for­çant de tirer le meilleur par­ti d’une vie misé­rable. Même au XXIè siècle, l’East End mon­trait peu de signes de chan­ge­ment et contrai­gnait des gens de cultures radi­ca­le­ment dif­fé­rentes à vivre côte à côte et à s’a­dap­ter les uns aux autres.
« Entrez affa­mé, sor­tez bran­ché », pro­cla­mait un pan­neau que j’a­vais repé­ré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nou­veau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slo­gan parais­sait résu­mer l’ex­pé­rience que fai­saient les immi­grants de l’East End — et que j’a­vais faite aussi.
Brick Lane m’a­vait for­cé à m’ac­com­mo­der d’un Londres que je n’a­vais jamais connu et m’a­vait aidé à com­prendre que Barnes n’é­tait plus pour moi. Je me sen­tais à pré­sent plus en accord avec mon envi­ron­ne­ment que je ne l’a­vais été lorsque je vivais en étran­ger immer­gé dans d’autres cultures. Et pour cela, je res­sen­tais une immense gra­ti­tude. Mais au moment où le train pas­sait devant les immeubles ruti­lants de Cana­ry Wharf et entrait dans un bruit de fer­raille en gare de Liver­pool Street, je me deman­dais si je me sen­ti­rais de nou­veau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre déten­du , d’as­su­mer confor­ta­ble­ment mon sta­tut d’Anglais.
Peut-être res­te­rais-je tou­jours un peu étran­ger ? Peut-être n’é­tait-ce pas le pire sta­tut qui soit ?

Tar­quin Hall, Salaam Lon­don
Folio col­lec­tion Voyages
Gal­li­mard 2007

Pho­to d’en-tête © Richer Fischer (Mor­ning in Whitechapel)

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« Des Égypte de l’esprit »

« Des Égypte de l’esprit »

Sagesse de Ryckmans…

Le fait est que seules les impres­sions acci­den­telles laissent une empreinte durable sur notre sen­si­bi­li­té ; nous ne les avions pas recher­chées — et moins encore, nous n’a­vions réser­vé à cette fin une place dans un tour orga­ni­sé. Comme le disait à peu près E. M. Fors­ter, la mémoire ne retient vrai­ment que ce que l’on a sai­si de biais. Il y aus­si des Égypte de l’es­prit ; et en fin de compte, c’est peut-être le hasard des lec­tures et des notes mar­gi­nales qui per­met encore le mieux d’é­chap­per à leur aridité.

Simon Leys, Mar­gi­nales,
in Le bon­heur des petits pois­sons, Lettres des antipodes
JC Lat­tès, 2008

Image d’en-tête : Colonnes du temple d’Ed­fu. Litho­gra­phie colo­ri­sée par Louis Haghe d’a­près David Roberts, 1846

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