Stav­kirke, l’é­glise en bois debout (zone norvégienne)

Stav­kirke, l’é­glise en bois debout (zone norvégienne)

Stav­kirke, l’é­glise en bois debout

Zone nor­vé­gienne

Quel nom étrange… Église en bois debout… En bois debout… Le nom de ces églises qu’on ne trouve plus guère qu’en Nor­vège vient de la manière dont le bois est tra­vaillé. En réa­li­té, l’ex­pres­sion est “bois de bout”, par oppo­si­tion à “bois de fil”. Le bois de bout est tout sim­ple­ment le bois tra­vaillé dans le sens ver­ti­cal, dans le sens de la fibre, ce qui en fait un maté­riau très résis­tant à la com­pres­sion. Éri­gées à par­tir de pieux fichés dans le sol, la struc­ture toute entière est sup­por­tée par ces blocs de bois qui sont par­fois tout sim­ple­ment des troncs entiers, qu’on appelle stav en nor­vé­gien et qui en anglais, stave, signi­fie “por­tée”. Ce sont ces poteaux d’angle qui donnent leur nom à ces églises ; stav­kirke, ou stav­kyrkje. Entiè­re­ment en bois, ce sont des chefs‑d’œuvre d’in­gé­nie­rie médié­vale. Si on estime que l’Eu­rope du Nord pou­vait comp­ter envi­ron 1300 églises, peut-être plus, il n’en reste aujourd’­hui que 28, toutes en Norvège.

Pho­tos © Håkon Li

Gefðu Að Móðurmá­lið Mitt

by Ragn­heiður Grön­dal | Þjóðlög

Lais­sons-nous empor­ter dans les cam­pagnes du sud de la Nor­vège, en dehors des grandes villes, avec la voix cris­tal­line de la chan­teuse islan­daise Ragn­heiður Grön­dal et ce mer­veilleux titre par­fai­te­ment impro­non­çable, Gefðu Að Móðurmá­lið Mitt.

Je le disais plus haut, il ne reste que 28 églises conser­vées de ce type alors que les églises en bois debout étaient légion en Europe du Nord. La plu­part ont fini brû­lées, aban­don­nées ou tout sim­ple­ment désos­sées pour finir en bois de chauffage.

L’é­di­fi­ca­tion de ces petites églises cor­res­pond à la période de chris­tia­ni­sa­tion des terres nor­vé­giennes entre 1150 et 1350, tan­dis que la reli­gion natu­relle pré-chré­tienne finit d’être chas­sée par le chris­tia­nisme ; le qua­drillage des terres habi­tées est un for­mi­dable outil de pro­pa­gande qui fait son œuvre. Aux alen­tours de 1700, ces églises répu­tées rurales sont aban­don­nées au pro­fit d’é­glises en pierre construites en cœur de ville.

Le défi tech­nique de ce type de construc­tion est de pou­voir résis­ter aux vents forts, dans une région qui ne dis­posent que de feuillus peu hauts ; la tech­nique du bois debout avec ses semelles d’angles per­met de sim­ple­ment poser la struc­ture sur une semelle de pierre, ce qui réduit les risques d’en­li­se­ment et de pour­ris­se­ment des piliers dans le sol. Ain­si, il existe deux sortes de stav­kirke qui cor­res­pondent à leur point d’é­vo­lu­tion. Les pre­mières sont petites, car­rées et peu éle­vées, comme celles de Halt­da­len ou d’Uvdal. Les secondes sont plus élan­cées, ce sont les plus connues, car elles sortent de la terre nor­vé­gienne avec fier­té, par­fois bis­cor­nues et un peu tor­dues, on les croi­rait prêtes à s’é­crou­ler parce qu’elles prennent de la hau­teur et le tran­sept est éle­vé (comme l’at­teste la pho­to (© Micha L. Rie­ser) du pla­fond de celle de Hop­pers­tad ci-des­sous) ; elles sont la quin­tes­sence de l’art scan­di­nave, ornées de volutes et de têtes sculptées.

Que ce soit les por­tails, les cha­pi­teaux, les pein­tures, tout ce qui de loin peut paraître tris­te­ment sobre est en réa­li­té incroya­ble­ment pro­lixe d’originalité.

Si la plus connue est celle de Bor­gund, nichée dans un écrin de ver­dure, la plus ancienne est celle d’Urnes, plan­tée au bord d’un petit fjord. La plus grande est celle de Hed­dal, avec ses bois dorés qui flam­boient dans le soleil et son orne­men­ta­tion exté­rieure qui lui donne des airs de ruche… Celle de Gol est construite en bois sombre, celle de Rin­ge­bu porte fiè­re­ment une flèche peinte en rouge et celle de Øye semble per­due au-des­sus des eaux sombres d’un fjord, celle de Fan­toft est la plus intri­guante, sombre et fan­tô­ma­tique, la nou­velle car l’an­cienne a été détruite par un sombre cré­tin incen­diaire en 1992…

Il existe une carte inter­ac­tive des églises en bois debout de Nor­vège sur le site VisitNorway.com, qui peut don­ner des idées de voyage…

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Le miracle de Saint Jan­vier de Bénévent

Le miracle de Saint Jan­vier de Bénévent

C’est un saint qui est pas­sé rela­ti­ve­ment inaper­çu dans les hagio­gra­phies prin­ci­pales. Pour­tant, Jan­vier de Bénévent est l’hé­ri­tier direct d’un dieu romain dont il tire son nom, Janus, le dieu bifrons, à deux têtes, dieu des débuts et des fins, des choix et des portes, célé­bré le 1er jan­vier et qui marque le début de l’an­née du calen­drier romain. Ce qui fit de Jan­vier de Bénévent un saint, c’est son mar­tyr pen­dant la période de per­sé­cu­tion anti-chré­tienne de la Tétrar­chie sous Dio­clé­tien, suite à quoi il mou­rut déca­pi­té en 305 après avoir pas­sé une vie exem­plaire emplie de miracles plus ou moins extra­or­di­naires, rela­tés notam­ment par Alexandre Dumas qui déploya ses talents lit­té­raires au ser­vice du saint lors de son voyage à Naples, ville dont Saint Jan­vier est le saint patron. Voi­là pour le décor. Pour des rai­sons pra­tiques, nous appel­le­rons l’homme San Gen­na­ro. Dans l’his­toire, ce n’est ni l’his­toire de son mar­tyr, ce qui est somme toute com­mun à presque tous les saints de la Chré­tien­té (et par­fois fati­gant à entendre), ni l’i­co­no­gra­phie hagio­gra­phique du saint dont la plus célèbre repré­sen­ta­tion est ce très beau tableau peint par le cara­va­giste fla­mand Louis Fin­son (Ludo­vi­cus Fin­so­nius) entre 1610 et 1612, qui nous inté­resse, mais bien plu­tôt ce qui en reste aujourd’­hui, à savoir le miracle de la liqué­fac­tion de son sang…

Louis Fin­son ‑Saint Jan­vier — 1610–1612 — Pal­mer Art Museum at Penn­syl­va­nia State University

La légende veut que le sang du saint homme ait été recueilli dans deux ampoules de verre suite à sa déca­pi­ta­tion en 305 après- J.-C., lors du trans­fert de sa dépouille vers sa cata­combe. Après une his­toire pour le moins épique et confuse, le corps du saint repose en par­tie dans une urne de bronze, tan­dis que le sang séché pla­cé dans les ampoules sont conser­vées dans le reli­quaire de la cathé­drale Notre-Dame de l’As­somp­tion à Naples. Aujourd’­hui, le miracle ne peut avoir lieu que si les deux ampoules sont rap­pro­chées des restes du corps du saint, phé­no­mène qui a été attes­té plus de mille ans après la mort du saint, en 1389. Depuis ce jour, le phé­no­mène de l’os­ten­sion du sang dans la cathé­drale est opé­ré trois fois par an, et la liqué­fac­tion, si elle est obser­vée, est consi­dé­rée comme un signe béné­fique pour la ville ; il arrive même par­fois que le sans entre en ébul­li­tion. Tou­te­fois, il arrive régu­liè­re­ment que le sang ne se liqué­fie pas.

Voi­ci pour la légende et pour le miracle, miracle que tou­te­fois, l’Église ne recon­nait pas en tant que tel. Il est arri­vé au cours de l’his­toire de ce miracle, plu­sieurs ano­ma­lies. Tan­tôt le sang est liqué­fié dès l’ou­ver­ture de la châsse, tan­tôt il ne se liqué­fie pas du tout lors de l’os­ten­sion. Signe des temps, le Pape Fran­çois est venu assis­ter à la céré­mo­nie, mais voyant que le sang ne se liqué­fia que par­tiel­le­ment, il eut ce trait d’hu­mour de cir­cons­tances : « On voit que le saint nous aime seule­ment à moi­tié… »

Pro­ces­sion de San Gen­na­ro à Naples. Pho­to © Ita­ly Magazine

Bien évi­dem­ment, cette his­toire est étrange, agi­tant aus­si bien la fer­veur aveu­glée d’un peuple joyeux et fier que les hypo­thèses les plus sau­gre­nues des scien­ti­fiques qui ne peuvent admettre que cela se passe comme cela se passe… Le fait que l’Église elle-même n’at­teste pas ce miracle comme un miracle 100% pur miracle est un signe que l’on se trouve face à un évé­ne­ment dont per­sonne ne com­prend l’o­ri­gine. On pour­rait croire à une orga­ni­sa­tion bien rodée qui consiste à mon­trer aux gens ce qu’ils sont prêts à voir, ou tout au moins à induire leur per­cep­tion des choses, mais le fait est que, quelle que soit la nature de la « chose » qui se trouve dans ces deux ampoules, cela se trans­forme bien en liquide. Alors peut-être qu’un jour on décou­vri­ra le secret, ou alors la super­che­rie, mais pour l’ins­tant la ville de Naples conti­nue de vivre au rythme des trois pro­ces­sions annuelles qui rendent son peuple atten­tif à leur saint pro­tec­teur, à la vie de leur com­mu­nau­té et au bien-être de cha­cun. Au fond, c’est tout ce qui compte…

A lire éga­le­ment : les doubles vies de Pom­péi.

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Trèves (Trier) sur la Moselle, la plus ancienne ville d’Allemagne

Trèves (Trier) sur la Moselle, la plus ancienne ville d’Allemagne

En sor­tant de Vian­den, je vou­lais reve­nir en Alle­magne, pro­fi­ter d’être dans les parages pour nager sur cette fron­tière incer­taine que je n’ai pas arrê­té de tra­ver­ser toute la jour­née. C’est sur la fron­tière et non pas de chaque côté qu’il se passe réel­le­ment quelque chose, que les iden­ti­tés se brouillent et se dépar­tagent pour refon­der quelque chose de nou­veau, que les cer­ti­tudes que l’on a d’être soi se dépar­tissent de leur ori­peaux. Je vou­lais res­sen­tir cette sen­sa­tion étrange encore une fois, alors j’ai pris les che­mins de tra­verse, les petites routes pas­sant dans des vil­lages insi­gni­fiants pour celui qui est en mal de sen­sa­tions mais où l’âme est cer­tai­ne­ment la plus pure de tout pré­ju­gé. J’ai l’ha­bi­tude de dire que c’est lors­qu’il ne se passe rien que les révo­lu­tions sont en marche. C’est la même chose pour les lieux ; c’est là où il ne se passe rien que j’aime musar­der, parce que je suis cer­tain d’y trou­ver quelque chose.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 001 - Route de Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 028 - Porta Nigra

En arri­vant aux portes de Trèves, je des­cends une grand côte qui me donne une vue spec­ta­cu­laire sur ce qu’est la ville ; quelques flèches annoncent de grandes églises au clo­cher poin­tu, noyées dans un urba­nisme dense et com­plexe. Je ne sais pas ce que je vais décou­vrir là, mais je fais plu­sieurs fois le tour du centre sans arri­ver à m’en rap­pro­cher. Des rues pié­tonnes en entravent l’ac­cès, appa­rem­ment dans une volon­té d’en vider la cir­cu­la­tion. Quelques places modernes où trônent un ciné­ma, un centre com­mer­cial, rien de très typique, rien de très exci­tant, à part peut-être une jeu­nesse désin­volte qui arpente les petites rues et pro­fite de la tem­pé­ra­ture encore clé­mente. Je finis par trou­ver de quoi me garer sur une grand artère où l’on trouve quelques hôtels un peu cos­sus, Chris­tophs­traße. Inévi­ta­ble­ment, je tombe sur ce superbe monu­ment qui devait autre­fois fer­mer la ville et qui remonte à l’é­poque romaine tar­dive ; la Por­ta Nigra. Son nom fait réfé­rence à la cou­leur de sa pierre, qui sans être véri­ta­ble­ment noire est recou­verte d’une patine fon­cée pré­sente depuis quelques cen­taines d’an­nées. Il paraît que le moine Siméon (un ermite ayant trou­vé refuge à Beth­léem et sur le Mont Sinaï) s’y fit enfer­mer jus­qu’à sa mort en 1035. Drôle d’i­dée que de quit­ter les cha­leurs de la Judée pour venir se faire enfer­mer dans un monu­ment romain, en pleine val­lée mosel­lane où la neige doit tom­ber drue l’hi­ver. Une église fut construite pour célé­brer le saint, puis détruite par Napo­léon pour lui rendre son aspect romain. Ce qui attire mon atten­tion immé­dia­te­ment, c’est la taille gigan­tesque des pierres qui com­posent l’é­di­fice ; on n’est pas face à de la bri­quette, ni même à de la belle pierre de taille, mais face à des blocs énormes taillés de manière grossière.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 007 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 011 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 014 - Hauptmarkt

La nuit a fini par tom­ber et c’est dans un semi-soir rosé que je des­cends l’ar­tère de Simeons­traße, une longue rue com­mer­çante des­cen­dant jus­qu’à la place du mar­ché, la Haupt­markt qui paraît être le vrai centre névral­gique de la ville. Avec ses belles mai­sons hautes à fron­ton baroque, res­sem­blant fort aux aus­tères mai­sons fla­mandes, c’est une place magni­fique que la lumière rend irréelle. Ici un carillon sonne l’heure, accro­ché à la façade d’un café, ici une église se cache dans un recoin, sous un por­tique où vous atten­dant trois las­cars titu­bant, prêts à vous deman­der l’au­mône, gen­til chré­tien. Une magni­fique fon­taine trône sur le côté de la place, sur­mon­tée d’un saint que je ne prends pas la peine de détailler, peut-être Saint Siméon, peut-être pas. Les saints me sortent par les yeux et ne sont que les signes d’un temps révo­lu dont je veux m’ex­traire. Je ne regarde plus que les cou­leurs de pein­tures, les dorures, les courbes des mai­sons hautes et ce pavé gros­sier qui ondule sous les pas. Je détourne le regard de ces vitrines flam­boyantes où les marques s’af­fichent comme dans tous les centres-villes désor­mais. La fla­gor­ne­rie du monde moderne.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 018 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 020 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 022 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 024 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 025 - Dom Trier

En contour­nant la place, mon regard est atti­ré par une flèche qui dépasse du pay­sage. Une petite rue part sur ma gauche et rejoint une autre place, de belles dimen­sions. Je trouve ici deux églises col­lées l’une à l’autre, deux grosses églises, impo­santes, de dimen­sions telles qu’on pour­rait les croire cathé­drales… La plus grande, avec sa façade aus­tère, son évident style roman, ses deux beaux gros clo­chers et ses étranges tou­relles d’angles est assu­ré­ment un monu­ment puis­sant et ancien. Une chose m’é­tonne tout de suite. On est mani­fes­te­ment du côté de l’en­trée de l’é­glise, du côté ouest, mais un ren­fle­ment dans la struc­ture indique qu’il y a comme un chœur de ce côté-ci, ce qui est vrai­ment inha­bi­tuel. Les arcades en façade et les arcs en pierre de dif­fé­rentes cou­leurs donnent l’im­pres­sion d’être face à un monu­ment roman du sud de la France. La com­pa­rai­son me vient immé­dia­te­ment avec l’é­glise de Saint-Nec­taire. Je n’y m’y suis pas trom­pé, c’est bien une cathé­drale, la cathé­drale Saint-Pierre de Trèves. Le nom de son patron indique une auto­ri­té supé­rieure, mais son petit nom, celui qu’on lui donne ici est tout sim­ple­ment Dom Trier. Je m’ex­ta­sie éga­le­ment sur le por­tail his­to­rié de sa voi­sine, l’église Notre-Dame-de-Trèves, qu’on appelle plu­tôt Lieb­frauen­kirche. Plus élan­cée, moins large, moins mas­sive, tout indique qu’elle est tout de même ancienne. C’est une illu­sion, elles ont été construite à la même période, à la moi­tié du XIIIè siècle. L’ef­fet est sai­sis­sant car ces deux églises dont la date de début des tra­vaux est 1235 sont en réa­li­té dans deux styles dif­fé­rents ; la pre­mière en style roman, la seconde dans un gothique pri­mi­tif. Ma frus­tra­tion est énorme car il est tard et les deux églises sont fer­mées depuis plus d’une demi-heure ; je rêve d’un monde où les églises seraient ouvertes la nuit, comme au Moyen-âge où l’on pou­vait y entrer à n’im­porte quelle heure, ouvertes aux quatre vents et dénuées de ces hor­ribles bancs en bois qui brisent la pers­pec­tive et en feraient oublier cer­tains pavages par­fois plus inté­res­sants que les pla­fonds. A part reve­nir demain, je ne vois pas com­ment faire. Reve­nir dans une autre vie ? Ce serait trop idiot. On en sait jamais si on revien­dra dans ses pas, à moins de le dési­rer très fort.

Je retourne vers la Por­ta Nigra car mon esto­mac me fait vio­lence et je me mets en quête d’un res­tau­rant. Une gar­gote un tan­ti­net bour­geoise me fait de l’œil, mais les prix pra­ti­qués me cou­pe­raient presque l’ap­pé­tit. J’ai fina­le­ment trou­vé, dans un endroit tota­le­ment impro­bable, une bras­se­rie moderne, à deux pas de la Por­ta Nigra, mais com­plè­te­ment cachée, cette enseigne qu’on peut trou­ver en entrant dans la cour du cloître qui porte le nom de Simeons­tift­platz. La bras­se­rie Brun­nen­hof pro­pose des plats copieux et fins pour une dizaine d’eu­ros, à l’a­bri du vent mau­vais qui souffle le soir, dans un lieu cap­ti­vant, un ancien cloître illu­mi­né et d’un calme ines­pé­ré au beau milieu de la ville. J’y ai man­gé une fine tranche de sau­mon cuite en papillote, avec des zestes de citron et une poê­lée de légumes, accom­pa­gnée d’une pinte de la bière locale, la Bit­bur­ger (Bitte ein bit ! dit le slo­gan). Je ne cache pas que mes trois mots d’al­le­mand ne m’ont pas beau­coup ser­vi pour tra­duire le menu et pas­ser la com­mande auprès du gar­çon. On m’a­vait pour­tant juré qu’a­vec la proxi­mi­té de la fron­tière fran­çaise et luxem­bour­geoise, les gens par­laient for­cé­ment quelques mots de fran­çais. Tu parles… Une bonne dose de bonne volon­té de sa part et une ten­ta­tive de la mienne à par­ler anglais sont venus à bout de la com­mande. Pas­sée l’é­mo­tion, je me suis vau­tré dans mon fau­teuil pour pro­fi­ter de l’air frais de cette belle soi­rée d’oc­tobre, en siro­tant ma bière gla­cée sous l’ombre impo­sante de la Por­ta Nigra, légè­re­ment ivre de fatigue, ivre de vivre cet ins­tant déli­cat et somptueux.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 034 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 035 - Dom Trier

Je ne pou­vais tout sim­ple­ment pas en res­ter là. Après être ren­tré tard sur une route que j’ai eu du mal à appri­voi­ser, je me suis levé avec une seule idée en tête… déjeu­ner au beau milieu de ces visages sans âme de l’hô­tel Double Tree, ces couples muets et bla­fards, ces retrai­tés gouailleurs, pour repar­tir vite fait vers Trier. Sous un ciel bileux qui s’est décou­vert au fur et à mesure, j’ai décou­vert l’autre ver­sant du Dom Trier ; son che­vet baroque, tout en ron­deur et que j’al­lais décou­vrir de l’in­té­rieur, le tré­sor qui s’y cache, et son impo­sante sta­ture, avec ses angles nets, et deux autres clo­chers mas­sifs et carrés.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 039 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 042 - Dom Trier

J’ai décou­vert à l’in­té­rieur un autre monde, la rudesse et la fan­tai­sie alle­mande, le contre-poids entre la Réforme et la Contre-Réforme, la séche­resse et la gau­driole. Dans ce qui me parais­sait être une chœur à l’en­trée en est peut-être un, je n’en sais rien, mais son pla­fond en demi-cou­pole est ornée d’une superbe déco­ra­tion de plâtres fine­ment exé­cu­tés, sur un fond bleu roi, don­nant au tout une étrange impres­sion de camée, appor­tant une lumière écla­tante de crème Chan­tilly tout juste battue.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 037 - Dom Trier

A la découverte de Trier (Allemagne) - 047 - Dom Trier

Au beau milieu de la nef trône dans les airs les plus belles des orgues, sus­pen­dues en l’air ; on appelle ça des orgues en nid d’hi­ron­delle. Celles-ci ont la par­ti­cu­la­ri­té d’en avoir éga­le­ment la cou­leur. D’une beau­té épous­tou­flante, d’une har­mo­nie gra­cieuse et presque hau­taine, c’est de loin le plus beau buf­fet d’orgues que j’ai jamais vu.

La crypte, comme sou­vent les cryptes, n’a pas grand inté­rêt, si ce n’est que j’y découvre des cuves en étain conte­nant cer­tai­ne­ment de l’eau bénite et dont je n’ar­rive presque pas à lire les éti­quettes. C’est trop peu évident pour moi et je ne cherche pas à com­prendre ce que cela peut vou­loir dire. Je m’en éton­ne­rai plus tard.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 057 - Dom Trier

La véri­table sur­prise de cette jour­née, c’est l’ab­side, celle que j’ai vue de l’ex­té­rieur, car elle contient quelque chose d’u­nique. On y trouve, enfer­mée, enchâs­sée dans une gangue de verre, hors de por­tée de mains, et de fidèles, la très sainte et très véri­table tunique du Christ. Enfin une des véri­tables. Car il en existe plu­sieurs. Les mau­vaises langues diront que le fait qu’il en existent plu­sieurs est le déter­mi­nant même du fait qu’elles sont toutes fausses, c’est ce qu’on appelle la délé­gi­ti­ma­tion mutuelle. Mais c’est sans comp­ter que le Christ avait peut-être un dres­sing avec plu­sieurs tuniques, qu’on a toutes retrou­vées. Plus sérieu­se­ment, les deux tuniques “sérieuses” sont ici, et à… Argen­teuil, à deux pas de mon lieu de tra­vail, dans la Basi­lique. J’y suis allé un midi, mais je ne l’ai jamais trouvée…

A la découverte de Trier (Allemagne) - 062 - Cloître du Dom Trier

A l’ex­té­rieur, un cloître magni­fique entoure un jar­di­net dans lequel sont enter­rés des pré­lats qu’on ima­gine impor­tants et d’où l’on peut voir l’im­po­sante église sous un autre angle. Dans une des ailes, une plaque en cuivre ajou­rée annonce qu’i­ci se trouve un ossuaire… De quoi faire trot­ter l’imagination.

A la découverte de Trier (Allemagne) - 069 - Liebfrauenkirche

A la découverte de Trier (Allemagne) - 071 - Liebfrauenkirche

On entre ensuite dans la Lieb­frauen­kirche, étrange église construite sur un plan de croix grecque, ce qui est pas­sa­ble­ment éton­nant pour une église gothique, alors que les églises romanes étaient déjà construite sur un plan de croix latine. Ses vitraux lumi­neux et son pla­fond fleu­ri sont du plus bel effet et son plan ramas­sé lui donne une impres­sion de légè­re­té et d’é­troi­tesse que sa hau­teur élève vers… le Très-Haut ?… Je n’ai rien trou­vé d’autre à dire. Sans me sen­tir écra­sé par la puis­sance mys­tique des deux églises, je sens quand-même que le lieu dégage une cer­taine aura, peut-être un peu accen­tuée par la pré­sence de nom­breuses per­sonnes venues visi­ter ces deux églises, en pleine période automnale…

A la découverte de Trier (Allemagne) - 075 - Konstantin Basilika

A la découverte de Trier (Allemagne) - 078 - Konstantin Basilika

A la découverte de Trier (Allemagne) - 081 - Konstantin Basilika

Dans les rues, de grandes mai­sons ornées de por­tails impo­sants, sur­mon­tés d’é­cus­sons tenus par des lions debout donnent une impres­sion de richesse à la ville. Je marche jus­qu’à un autre monu­ment que je ne pour­rais mal­heu­reu­se­ment pas visi­ter, car fer­mé pour tra­vaux. C’est la Kons­tan­tin­ba­si­li­ka, une ancienne aula romaine ayant de ser­vi de salle du trône à Constan­tin, recon­ver­tie en église pro­tes­tante et dont la forme est stric­te­ment byzan­tine. On se croi­rait dans un fau­bourg d’Is­tan­bul. D’une rigueur extrême, impo­sant avec ses 67 mètres de long, ce bâti­ment nous vient tout droit de l’An­ti­qui­té et demeure le plus grand monu­ment encore intact qui nous soit par­ve­nu de cette époque. Son aspect dépouillé paraît conve­nir par­fai­te­ment à ses nou­velles fonc­tions de temple pro­tes­tant, mais la proxi­mi­té d’un palais baroque rose bon­bon col­lé sur son flanc, construit par Lothaire de Met­ter­nich au XVIè siècle, gâche un peu l’en­semble. Aus­si bien les Alle­mands sont capables du meilleur goût que par­fois leurs choix esthé­tiques sont hasar­deux. En l’oc­cur­rence, com­ment s’en sen­tir res­pon­sable lorsque ledit bâti­ment a 400 ans ?

A la découverte de Trier (Allemagne) - 088 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 091 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 093 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 094 - Hauptmarkt

A la découverte de Trier (Allemagne) - 095 - Hauptmarkt

Je n’ai plus beau­coup de temps à pas­ser ici. Je dois ren­trer ce soir, pas trop tard de pré­fé­rence, et pour l’heure, je dois aller dépla­cer la voi­ture si je ne veux pas me prendre une amende. Sur le che­min, j’ef­fleure à nou­veau les murs du Dom, je repasse par la Haupt­markt enva­hie de monde, fié­vreuse, entre dans Fleischs­traße (rue de la viande) et m’a­ven­ture jus­qu’à une bou­lan­ge­rie où j’a­chète bret­zels encore tout chauds, mar­zi­pans­tol­len et apfel­stru­del à empor­ter, mais je mets tel­le­ment de temps à choi­sir que j’ai l’im­pres­sion que son flegme alle­mand com­mence à bouillir sous son tablier bava­rois de pacotille.

Il fait encore beau pour un mois d’oc­tobre, le temps est même excep­tion­nel­le­ment doux pour la sai­son. Dans quelques semaines à peine, la région sera recou­verte par la neige et res­sem­ble­ra peut-être un peu à l’i­mage tra­di­tion­nelle qu’on se fait de l’Al­le­magne. Je n’ai pas vrai­ment pris le temps de par­ler avec les gens mais je res­sens plus la bar­rière de la langue qu’à Istan­bul, étran­ge­ment. Ce n’est cer­tai­ne­ment qu’une impres­sion, parce que les heures sont comp­tées, parce que le temps file à une vitesse incroyable. Il est temps pour moi de repar­tir. Je quitte la Haupt­markt et m’en­gouffre dans la der­nière rue dont je retiens le nom ; Wind­straße, la rue du vent qui longe le Dom, comme si on m’in­di­quait la sor­tie, ou peut-être ce qui me pousse à ne jamais res­ter en place, comme une méta­phore du pas­sage incer­tain dans les lieux qui m’ha­bitent et dans les­quels je n’ar­rive jamais à res­ter autant que je le souhaiterais…

A la découverte de Trier (Allemagne) - 098 - Windstraße

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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 035 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 037 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 042 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 045 - Sainte-Sophie

Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 049 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 050 - Sainte-Sophie

Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 052 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 053 - Sainte-Sophie

Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

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Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 068 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 071 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 073 - Sainte-Sophie

Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 074 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 104 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 119 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 122 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 131 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 135 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 138 - Sainte-Sophie

Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

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Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

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Bul­le­tin météo de la jour­née (ven­dre­di 17 août 2012) :

Sta­tion de Nevşehir

10h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 7 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 18% / vent 6 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 31% / vent 20 km/h

Sta­tion d’İstanbul

10h00 : 28°C / humi­di­té : 55% / vent 15 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 28% / vent 22 km/h
22h00 : 30°C / humi­di­té : 55% / vent 19 km/h

Je suis levé très tôt, en même temps que le soleil, peut-être même avant. La fatigue n’a plus de prise sur moi ; je me sens incroya­ble­ment léger, déga­gé de toute contrainte, presque incons­cient du monde envi­ron­nant. Dans cette chambre immense où j’ai la sen­sa­tion d’a­voir fina­le­ment pas­sé trop peu de temps, je com­mence à ras­sem­bler mes quelques affaires. Mais étran­ge­ment, j’ai la bou­geotte et comme il est encore trop tôt pour aller déjeu­ner, je m’as­sieds sur le rebord de la fenêtre pour regar­der les bal­lons per­cer le ciel frais du matin. Il est encore tôt… mais je chausse mes chaus­sures et je m’ha­bille som­mai­re­ment, je prends les clefs de la voi­ture et je sors de la chambre presque comme un voleur, pas­sant devant le type avec un petit geste de la main et l’air satis­fait du sale gamin qui va faire une conne­rie. Pour une conne­rie, c’est une sacrée conne­rie. Je file à toute vitesse vers Göreme sur la route pous­sié­reuse ; la voi­ture fait de dan­ge­reuses embar­dées dans les virages, me rap­pe­lant tout à coup que mon tacot a les pneus lisses. Je prends la direc­tion du musée en plein air et je rejoins un pan­neau qui m’in­trigue pour être pas­sé plu­sieurs fois devant. Le pan­neau jaune indique Saklı Kilise, ce qui signi­fie « église cachée ». En me ren­sei­gnant un peu sur le guide, j’ap­prends que cette église porte ce nom car un ébou­le­ment en avait caché l’en­trée pen­dant plu­sieurs siècles, au-des­sus de la val­lée de Zemi qui rejoint la val­lée des pigeon­niers. Elle n’a été mise au jour qu’en 1957, révé­lant des fresques peintes direc­te­ment sur le roc, excep­tion­nel­le­ment conser­vées du fait de leur iso­le­ment du monde exté­rieur et c’est cette église-là que je sou­haite voir avant de quit­ter la Cappadoce.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 001 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 004 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 013 - Göreme

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 018 - Göreme

La ville dort encore, il n’est que 7h00 et tout semble se réveiller dou­ce­ment. Le soleil est déjà chaud, mais je sup­porte bien un petit pull qui me rap­pelle qu’on est quand-même dans les mon­tagnes. Au point le plus bas d’Ü­ç­hi­sar, on est déjà à près de 1300 mètres au-des­sus du niveau de la mer. Je m’en­gage sur le sen­tier qui emprunte un che­min der­rière une ancienne église recon­ver­tie en écu­ries ; le che­min monte sacré­ment et passe sur une crête un peu escar­pée. D’i­ci je peux voir toute la val­lée qui s’é­tend devant moi. Le coin est truf­fé d’é­glises dans la roche, mais je n’ai pas de carte suf­fi­sam­ment détaillée et exhaus­tive pour ima­gi­ner les visi­ter toutes un jour. Je m’en­gage sur le pla­teau de tuf où l’on trouve des champs culti­vés, des abri­co­tiers en nombre. Le soleil du matin rase ce pay­sage dont la blan­cheur écla­tante est à la fois un sup­plice et un régal pour les yeux. Mon che­min s’é­tend sur quelques dizaines de mètres, mais alors que je m’at­tends à tom­ber sur une indi­ca­tion, sur un pan­neau qui pour­rait m’ai­der, rien ne me laisse pré­sa­ger qu’il existe ici une église, et je me laisse fina­le­ment à croire que le mot « église cachée » ne soit fina­le­ment qu’un calem­bour indi­quant qu’elle est tel­le­ment bien cachée qu’on ne peut la trou­ver. Je finis par des­cendre dans la val­lée par un che­min hasar­deux et tente de repé­rer les lieux depuis le contre­bas mais je ne vois rien d’autre que des vignes, du tuf bien lisse et bien glis­sant. Il est pour­tant dit sur le guide que quelques mètres sur le pla­teau donnent accès à une volée de marches abruptes qui des­cendent à l’é­glise mais je ne vois rien et ça com­mence à m’é­ner­ver. Je décide alors de remon­ter sur le pla­teau par un che­min dans un gou­let d’é­tran­gle­ment en pas­sant mes pieds dans les creux entre les cônes de tuf. J’ar­rive à me débrouiller plu­tôt bien jusque là, jus­qu’à ce que je me retrouve avec le pied bien coin­cé dans la roche. Et là, je com­mence à avoir peur. Je suis tout seul, per­sonne ne sait que je suis là… Au mieux on retrou­ve­ra la voi­ture dans quelques jours et on se pose­ra la ques­tion… Je n’ar­rive plus à mon­ter et sous mes pieds il y a cinq bons mètres de vide, je ne peux pas me retour­ner et oser espé­rer sau­ter sans me cas­ser quelque chose, mais de toute façon, ma chaus­sure est tel­le­ment bien encas­trée que je ne peux pas bou­ger. Je com­mence à fati­guer, à m’es­souf­fler et pour ne rien cacher, je com­mence à avoir fran­che­ment peur. Je com­mence à rire ner­veu­se­ment en me disant que je suis un peu incons­cient par­fois, mais j’es­saie de gar­der la tête froide et je com­mence à réflé­chir pour me sor­tir de là. Et là, j’ai comme un coup de génie ; je dénoue mon lacet et arrive à reti­rer ma chaus­sure de mon pied endo­lo­ri, que j’ar­rive fina­le­ment à poser plus bas. Après avoir récu­pé­ré la chaus­sure, je redes­cends tout dou­ce­ment pour ne pas tom­ber et j’ar­rive fina­le­ment en contre­bas. Après ce gros coup de trouille, je finis par remon­ter par où je suis des­cen­du. Je dois me rendre à la réa­li­té, je n’ar­ri­ve­rai pas à trou­ver l’é­glise cachée et quit­ter la Cap­pa­doce sur cet échec me rend un peu amer.
Fina­le­ment, c’est quand je reviens sur mes pas que je vois sur le bord du pré­ci­pice une volée de marches taillées dans le roc et qui des­cendent vers une exca­va­tion. Je n’en crois pas mes yeux, je suis pas­sé devant peut-être trois ou quatre fois sans voir les marches. Voi­ci une église qui mérite bien son nom. Évi­dem­ment, elle est fer­mée, comme sou­vent appa­rem­ment, mais ce que j’ar­rive à en voir me per­met d’i­den­ti­fier les dif­fé­rentes scènes avec ma lampe torche (usten­sile fina­le­ment indis­pen­sable en Cap­pa­doce) : la Dei­sis, l’An­non­cia­tion, la Nati­vi­té, la Pré­sen­ta­tion de Jésus au temple, le Bap­tême, la Trans­fi­gu­ra­tion, la Cru­ci­fixion du Christ, La Dor­mi­tion de Marie et quelques saints. Les cou­leurs sont encore vives et la pein­ture pas trop abi­mée. J’au­rais fina­le­ment trou­vé cette belle église cachée et je reviens à l’hô­tel fier de moi, même si j’ai presque failli ne pas en reve­nir vivant…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 021 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 025 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 028 - Göreme - Saklı Kilise

Je suis accom­pa­gné jus­qu’à la voi­ture par des nuées de mous­tiques qui viennent de se réveiller et me dévorent les jambes. C’est mon der­nier jour ici, je reprends l’a­vion dans la soi­rée pour Istan­bul, mais j’ai le cœur gros et je n’ai pas vrai­ment envie de par­tir d’i­ci. C’est sans pré­ci­pi­ta­tion que je me douche et que je finis de bou­cler ma valise avant de des­cendre déjeu­ner sur la ter­rasse, une der­nière fois. Le lieu est si magique que je sais qu’il y aura quoi qu’il en soit une deuxième fois.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 035 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 041 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 043 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 046 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 048 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 054 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 055 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 058 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 062 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 065 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 069 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 071 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Une fois le ventre plein, je laisse mes valises à l’ac­cueil après avoir conve­nu d’un accord tout à fait inté­res­sant avec Abdul­lah par l’in­ter­mé­diaire de l’an­glais rudi­men­taire de Fatoş. En fin de jour­née, je ramène la voi­ture — que je paie dans le prix de la chambre — et je pars avec et le pro­prié­taire jus­qu’à l’aé­ro­port de Nevşe­hir qui me dépose là-bas. Seule contre­par­tie, je paie le plein d’es­sence arri­vé près de l’aé­ro­port. C’est plus qu’­hon­nête. Nous nous ser­rons la main et je repars sur les routes, pro­fi­ter un der­nier ins­tant des pay­sages. Je me dirige vers la val­lée de Devrent et je m’ar­rête à un endroit que m’a­vait chau­de­ment recom­man­dé Adbul­lah : Paşa­bağ (le jar­din du Pacha). Plu­tôt qu’un jar­din, c’est un immense champ de che­mi­nées de fée où tous les Turcs des envi­rons semblent s’être don­nés ren­dez-vous en famille. Cer­taines anciennes cel­lules des moines sont acces­sibles par la roche, mais sont lit­té­ra­le­ment enva­his de petits enfants Turcs un peu bruyants et désor­don­nés. Un superbe ter­rain de jeu pour eux, mais je n’ar­rive pas vrai­ment à goû­ter l’en­droit, que je trouve sans charme. Il y a, paraît-il, une église, que je n’ai pas vue, mais pour tout dire je ne m’é­ter­nise pas ici. A part quelques poly­chro­mies, une val­lée soli­taire et la pré­sence d’un énorme lézard à la peau lar­dée de piquants, je ne retiens pas grand-chose de l’en­droit. Je file et m’ar­rête sur un pla­teau d’où je peux voir la Cap­pa­doce à 360° ; d’un côté, le pla­teau de Çavuşin avec ses jolies val­lées, de l’autre la plaine qui s’é­tend jus­qu’à Orta­hi­sar et Ürgüp. C’est une terre acci­den­tée, tein­tée de rouges là où poussent les vignes qui servent aux vins (répu­tés) d’Ürgüp, de jaune souffre là où la caillasse effleure, de roses là où sortent de terre les cônes de tuf, de blancs lorsque la terre est rin­cée par les pluies et la neige de l’hi­ver, de verts pâles là où poussent des touffes dis­pa­rates et des buis­sons ché­tifs, par­fois dans la terre aus­si qui arbore ces étranges teintes qu’on trouve incroyables en ces lieux…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 072 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 073 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 075 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 077 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 081 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 085 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 089 - Pancarlık Vadisi

Je reprends la voi­ture pour aller voir la fameuse Pan­carlık Kili­se­si que j’ai failli voir il y a trois jours si je n’é­tais pas arri­vé aus­si tard… Je passe par la route qui part d’Or­ta­hi­sar ; c’est une vieille route cabos­sée, étroite et pous­sié­reuse, pleine de trous. Je déplace des tonnes de pous­sière et de sable qui ne me font pas pas­ser inaper­çu sur cette route iso­lée. Rien de tel pour signa­ler sa pré­sence. Je pense aus­si que je finis de rui­ner la voi­ture qui va en prendre un sacré coup dans les amortisseurs.
Cette fois-ci, c’est ouvert, mais le type qui garde l’é­glise n’est vrai­ment pas débor­dé, à tel point qu’il dort, en toute sim­pli­ci­té. Je suis obli­gé de tous­ser, ce qui ne le réveille pas. Je lâche fina­le­ment un petit éclat de rire qui le bous­cule ; il se met debout comme si de rien n’é­tait et d’un sou­rire franc sous sa belle mous­tache poivre et sel, il me demande les 4TL de droits d’en­trée — dört lira. L’é­glise est toute simple, avec une domi­nante de cou­leurs vertes et ocres. La marche de l’au­tel est sculp­tée en onde, ce qui est extrê­me­ment rare et qui sym­bo­lise cer­tai­ne­ment l’eau du bap­tême, et le chœur est une demi-cou­pole où est peint un Christ en majes­té, ain­si que le tétra­morphe et des séra­phins. Les saints repré­sen­tés le sont sous forme de bandes historiées.
Des ouver­tures creu­sées dans la pierre laissent pas­ser un petit cou­rant d’air agréable, tan­dis que deux hommes sont vau­trés sur les tapis à l’en­trée de l’é­glise, pre­nant un thé qui a dû refroi­dir depuis long­temps. Je pro­fite de ces der­niers ins­tants, car je sais que je ne revien­drai pas tout de suite ; alors j’im­prime dans mes sou­ve­nirs les cou­leurs et les formes de ce pay­sage dans lequel je me sens comme en ter­rain connu, les odeurs de tabac et d’eau de rose, d’herbes cuites par le soleil et de terre crayeuse, les chants des muez­zin de la région qui sont comme des can­tiques anciens dont la mélo­pée se retient comme une chan­son entêtante.

Retour à Göreme pour déjeu­ner en plein milieu d’a­près-midi, au Mac­can Café, sur le grand place près de la gare rou­tière. J’y déjeune d’une coban sala­ta faite à la com­mande et d’un mene­mem bien rele­vé avec un ayran pour éteindre le feu. Il est temps de par­tir ; je retourne à l’hô­tel où attend le chauf­feur. Ma valise attend sage­ment dans un coin et je sens déjà que quit­ter cet hôtel va être un vrai déchi­re­ment. C’est la pre­mière fois de ma vie que je pars un mois loin de chez moi, dans un pays étran­ger qui plus est, et ma déchi­rure se mesure à l’im­pré­gna­tion de mon âme par ces terres étranges, empreintes de mys­ti­cisme et de reli­gion aux contours un peu flous, d’his­toire grecque rele­vée à la sauce otto­mane, tein­tée de la dou­leur des dépla­ce­ments de popu­la­tions et d’une his­toire récente pas tou­jours très drôle. Abdul­lah est là, ain­si que Fatoş. Bukem est absente aujourd’­hui. Les adieux me déchirent le ventre, sur­tout lorsque je sais que ce n’est pas sim­ple­ment une rela­tion com­mer­ciale, et que der­rière ce qu’on voit, des gens qui se plient en quatre pour leurs clients, ce n’est pas une vaine obsé­quio­si­té, mais quelque chose qu’on a, me semble-t-il par chez nous, défi­ni­ti­ve­ment per­du et dont le nom lui-même res­semble à une vaste blague au par­fum sur­an­né de naph­ta­line ; l’hospitalité. Tout a été fait pour me faci­li­ter la vie, et cela, sans sur­coût. Je me rap­pelle encore ces moments où en plein milieu de la nuit Abdul­lah me deman­dait de patien­ter un peu pour me pré­pa­rer des tranches de pas­tèque alors que la fatigue m’é­trillait ou lors­qu’il par­ta­geait avec moi ses noi­settes (fındık) et ses abri­cots (kayısı) avant que je ne parte pas­ser la jour­née dans la pous­sière. Il était hors de ques­tion que je sorte de son hôtel sans avoir pris une petite bou­teille d’eau dont le meuble à l’en­trée regor­geait. Ce n’est presque rien, mais c’est une rela­tion ins­tau­rée qui ne souffre pas le refus, et dont j’ai vu sur place peu de Fran­çais se saisir…

Je monte à côté du chauf­feur, ma valise dans le coffre, et après avoir embras­sé Abdul­lah qui m’en­toure lit­té­ra­le­ment dans ses bras puis­sants, mon nez four­ré dans le tis­su de sa che­mise qui sent l’eau de rose, après avoir ser­ré la main à Fatoş (oui, on n’embrasse pas les femmes comme ça…) et à un autre type qui était là mais dont je ne savais rien, je leur fais signe par la fenêtre. Abdul­lah se sai­sit d’une petite jarre rem­plie d’eau qu’il jette d’un mou­ve­ment de la main vers la voi­ture… il me dit que c’est une tra­di­tion pour sou­hai­ter bonne route. Je trouve l’at­ten­tion ter­ri­ble­ment char­mante et ma gorge se serre.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 092 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 093 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 095 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 097 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 098 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 099 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

La voi­ture file vers Nevşe­hir que nous tra­ver­sons à toute vitesse, les rues sont désertes et le soleil com­mence à décroître. Après avoir dépas­sé la ville, le chauf­feur qui ne parle ni fran­çais ni anglais m’in­dique la rivière qui file le long de la route et me dit « Kızılır­mak »…
Le fleuve rouge conti­nue donc de m’ac­com­pa­gner jus­qu’à l’aé­ro­port. Nous dépas­sons Gülşe­hir, l’aé­ro­port se trouve à la sor­tie de la ville, au milieu de rien. Ce n’est qu’un bâti­ment tout en lon­gueur où l’on ne sent pas une grosse acti­vi­té. Der­nier sur­saut avant de pas­ser les contrôles, je passe aux toi­lettes avec un petit sachet en plas­tique dans lequel j’a­vais récol­té de la terre rouge de Cap­pa­doce. Sor­tir des élé­ments miné­raux, natu­rels ou vivants de Tur­quie est pas­sible de pri­son, alors plu­tôt que de prendre des risques inutiles, je pré­fère me déles­ter de cette poudre dans les entrailles de la terre avant de prendre l’avion.

Après les contrôles, je patiente dans une grande salle vitrée don­nant sur la piste et der­rière, de courtes mon­tagnes éro­dées. L’embarquement est annon­cé. Je me rends compte que l’aé­ro­port de Nevşe­hir (Nevşe­hir Kapa­do­kya Havaa­lanı) ne pro­pose des vols que pour Istan­bul, deux fois par jour avec Tur­kish Air­lines. C’est vrai­ment le strict mini­mum, bien loin du gros aéro­port de Kay­se­ri. Une fois le vol par­ti, je pense que tout fer­me­ra jus­qu’au len­de­main midi. L’a­vion se poste devant les portes qui donnent direc­te­ment sur le tar­mac et lorsque les portes s’ouvrent, on nous invite à nous diri­ger vers l’a­vion à pied. C’est la pre­mière fois que je marche sur un tar­mac et ce sera loin d’être la der­nière. Le soleil se couche sur la piste dans une atmo­sphère irréelle de fin du monde comme on aime­rait en vivre tous les soirs, le vent char­riant une odeur salée d’herbes riches. Avant de m’en­gouf­frer dans l’a­vion, je déguste cet ins­tant tant que per­sonne ne me presse. Le bon­heur ne tient pas à grand-chose. Ce sont ces petits moments de tran­sit qui vous extraient un moment de l’en­crou­te­ment dans lequel on se vautre lors­qu’on prend ses aises dans une ville et qu’on a l’im­pres­sion que le temps s’arrête.

Dans l’a­vion, puisque c’est Rama­dan et que le soleil ne va pas tar­der à se cou­cher, on me pro­pose un pla­teau repas spé­cial rama­dan, une boîte sur laquelle est ins­crit iyi Rama­zan­lar (Bon Rama­dan). Tout le monde a droit de goû­ter à ces petites dou­ceurs, du riz au sésame, des galettes salées et de l’ay­ran. Le bak­la­va finit de me faire fondre. L’a­vion est un A321 qui porte le nom de Saka­rya, une pro­vince à proxi­mi­té d’Izmit.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 100 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 102 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 103 - İstanbul'da Ramazan

L’ar­ri­vée à Istan­bul de nuit est magique. Le taxi m’emmène dans le quar­tier de Sul­ta­nah­met mais ne connait pas l’hô­tel Sul­tan Hill. A proxi­mi­té, comme c’est l’u­sage, il demande au pre­mier venu où se trouve l’hô­tel. C’est un petit hôtel der­rière une façade de bois, une grande mai­son otto­mane, dont la par­ti­cu­la­ri­té est de se trou­ver juste der­rière les murs de la Mos­quée Bleue. Après avoir dîné, je monte sur la ter­rasse pour pro­fi­ter de la vue… d’un côté Sul­ta­nah­met Camii, la superbe mos­quée dont le muez­zin a déjà chan­té le der­nier chant du jour, de l’autre la mer de Mar­ma­ra, la pointe du Sérail, le tout dans une lumière bru­meuse et sur­na­tu­relle. Avant d’al­ler me cou­cher, je fais un tour sur l’hip­po­drome, lieu de vie extra­or­di­naire où tout le monde mange dans une ambiance bon enfant, au milieu des cris des enfants, des femmes qui rient et des hommes qui fument sous leurs mous­taches. Istan­bul est une ville qui se laisse prendre au creux de la main. Vivre le rama­dan à Istan­bul dans la cha­leur des soirs brû­lants est une expé­rience qu’on aime­rait pou­voir éti­rer à l’in­fi­ni et je me dis qu’il fau­dra que j’at­tende douze ans pour revivre un mois d’août dans les mêmes condi­tions. Istan­bul en août 2024… Le ren­dez-vous est pris.

La chambre de ce petit hôtel en bois est toute petite mais je m’en­dors sans deman­der mon reste, en son­geant déjà à cette heure tar­dive de la nuit (ou du matin) où le muez­zin de Sul­ta­nah­met me réveille­ra avec son chant.

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Etape sui­vante : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

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