Pre­mière pipe d’o­pium. Ce qui est dif­fi­cile dans l’ap­pren­tis­sage d’une langue, ce ne sont pas tant les règles de gram­maire, qui pour un esprit nor­ma­le­ment consti­tué, ne sont que des règles par­mi tant d’autres, à apprendre, à mémo­ri­ser, à faire siennes, à retrans­crire, à appli­quer, comme un jeu de construc­tion, comme sa propre langue, non ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus la pro­non­cia­tion, ceci n’est qu’une affaire de com­pré­hen­sion ; on écoute, on se fond dans la langue et on s’en­traîne à dire. Non, c’est le voca­bu­laire qui consti­tue la plus grande dif­fi­cul­té, avec ses nuances de sens, et si la langue est méta­pho­rique comme le fran­çais, nous voi­là dans de beaux draps. C’est le tra­vail de toute une vie. Et quand on y ajoute des règles spé­ci­fiques comme ces hor­ribles articles clas­si­fiants qu’on trouve en viet­na­mien, voi­là de quoi se pré­pa­rer de belles migraines. Il existe un article pour ne dési­gner que les évé­ne­ments en cours (việc) et un autre pour les objets fins en papier (tờ), un autre encore pour les objets sucrés ou salés (bánh). Lorsque deux mots acco­lés prennent un autre sens, voi­ci une dif­fi­cul­té de plus. Il est à vrai dire assez facile de prendre la déci­sion de ne pas apprendre, la ten­ta­tion est grande. Autant s’y appli­quer. N’en faire qu’à sa tête. Pipe d’o­pium : ống thuốc phiện. On aurait pu don­ner ce titre à cette histoire.

Deuxième pipe d’o­pium. L’homme est facé­tieux. Tous en géné­ral mais celui-ci en par­ti­cu­lier. Auguste Fran­çois, né en 1857 à Luné­ville, ville elle-même facé­tieuse, et mort en 1935 à Bel­li­gné, ville de Loire-Atlan­tique de 1844 habi­tants (si ça ce n’est pas de la facé­tie, je mange mon cha­peau). Pour un type qui a pas­sé le plus clair de son temps à ten­ter de construire une ligne de che­min-de-fer au Yun­nan et qui se fai­sait appe­ler 方苏雅 (Fang Su Ya, autant dire Fran­çois) et dont aujourd’­hui on retrouve le nom sur les pan­neaux d’un parc public en plein cœur de la capi­tale du Yun­nan, Kun­ming, mou­rir à Bel­li­gné est en soi une facé­tie. On avait déjà par­lé du bon­homme, acces­soi­re­ment Consul de France à Guangxi puis Consul Géné­ral du Yun­nan, dans deux articles (Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1 et #2), les­quelles démon­traient à quel point l’homme pou­vait déro­ger aux conve­nances à une époque qui les tenaient pour plus impor­tantes qu’une vie humaine. Auguste Fran­çois méri­te­rait qu’on passe une vie à écrire sur son par­cours, mais arrê­tons-nous quelques ins­tants sur une pho­to­gra­phie de lui prise en 1896 à Guangxi où l’on peut le voir assis en tailleur, le bras posé sur un gué­ri­don et sur un fond de ten­ture tis­sée. Il est habillé à la chi­noise, por­tant fausse natte et calot, ain­si que les épaisses lunettes opaques des fumeurs d’o­pium (pour se lais­ser intoxi­quer par la mor­phine, autant ne pas voir la lumière pour faire adve­nir les démons). Celui qui parais­sait si soi­gné sur les pho­tos offi­cielles porte ici sa légen­daire mous­tache à l’im­pé­riale mais éga­le­ment la barbe, une barbe négli­gée lui man­geant les joues jus­qu’à la nais­sance du col. Tête reje­tée en arrière, il n’est déjà plus là. Por­trait de l’homme en fumeur d’opium.

Auguste Fran­çois en fumeur d’o­pium, Guangxi, 1896

Troi­sième pipe d’o­pium. L’ombre et le soleil jouent à cache-cache de part et d’autre de ma mai­son — trop tôt le soleil a fichu le camp de la ter­rasse de devant où je pre­nais mon café en musar­dant — déjà il est pas­sé der­rière, bai­gnant mon salon d’une lumière crue qui me caresse tan­dis que j’é­cris dans le calme — quelques pages lues ce matin — pas vrai­ment eu envie de m’y attar­der — un grand verre d’eau pétillante — tou­jours pas rasé, le corps embau­mé des effluves de la douche — engon­cé dans un sweat-shirt trop grand, bien chaud, le soleil, rien d’autre. Pro­gramme éta­bli, ma jour­née com­mence bien — un der­nier café, une lan­gueur de plus, le corps déten­du — des pommes sur le plan de tra­vail pour en faire de petits chaus­sons. En fin d’a­près-midi, je fais un saut à la biblio­thèque dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis près de huit ans… tou­jours la même odeur de vinyle, de sol plas­ti­fié, de pages jau­nies et de cou­ver­tures tri­po­tées par des cen­taines de mains — je retrouve des livres que j’ai lus il y a des années, et qui me replongent dans l’am­biance de cette époque, j’en découvre d’autres — avant que le soleil ne se couche, j’a­chète des pleu­rotes, des chan­te­relles, des poi­reaux et du jam­bon, du pain et de la sau­cisse de canard — il fait un temps superbe, des flammes roses dans le ciel — le vent char­gé des odeurs des arbres, les bou­leaux et les peu­pliers — le chat dépose comme une offrande le cadavre d’une sou­ris encore chaude sur les lames de plancher…

Qua­trième pipe d’o­pium. L’au­teur porte sur le visage le nombre des années. Quelque chose d’à la fois sédui­sant et un tan­ti­net aga­çant, railleur, hau­tain. Patrick Deville raconte comme per­sonne com­ment on s’y prend à deux pour s’a­ga­cer, pour toutes les mau­vaises réso­lu­tions qu’on a prises dans sa vie, les mau­vaises déci­sions, tous les ins­tants où l’on aurait mieux fait de ne pas réflé­chir plus de sept fois dans sa bouche et qu’il aurait mieux fal­lu pas­ser sous silence.

Cha­cun en vou­lait à l’autre de lui fusiller ain­si sa vie, de ne pas être à la hau­teur d’un amour qui nous broyait tous les deux, et je m’é­tais enfui.
Je l’a­vais aban­don­née en France, en plein été, pour aller me réfu­gier dans un hiver aus­tral qui sem­blait sus­cep­tible de me rafraî­chir les idées et de mieux conve­nir à mon humeur maus­sade. La veille de mon départ, nous pris un der­nier verre ensemble au casi­no de L’O­céan, et je m’é­tais enga­gé à ne plus lui don­ner aucune nou­velle avant l’au­tomne dans l’hé­mi­sphère Nord, ni lettre, ni télé­phone, et alors nous verrions.
Il va sans dire que debout dans mon man­teau d’hi­ver et les mains au fond de mes poches, au-des­sus des eaux froides de l’ar­royo de Migue­lete, dans les­quelles je n’en­vi­sa­geais pas spé­cia­le­ment de me pré­ci­pi­ter, je regret­tais déjà cette réso­lu­tion. Et que j’au­rais peut-être offert une de mes mains pour pou­voir, de l’autre, cares­ser ses longs che­veux noirs et très lisses — presque asiatiques.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Cin­quième pipe d’o­pium. Ils étaient friands de chi­noi­se­ries, d’exo­tisme et s’en dégui­saient comme on accroche des boules sur un sapin de Noël. L’o­rien­ta­lisme dans les grandes lar­geurs était un luxe pour bour­geois qui s’en­ca­naillaient dans les ruelles sombres de Chi­na­town, par­tout dans le monde, par­tout où les Chi­nois avaient émi­gré et s’é­taient concen­trés pour recréer à l’a­bri du monde exté­rieur leur com­mu­nau­té. Sous les lam­pions rouges des échoppes confi­den­tielles, on repo­sait sur les nattes de jonc posées sur le sol, dans cette posi­tion carac­té­ris­tique du fumeur d’o­pium, allon­gé sur le côté, bras croi­sés, pipe d’o­pium encras­sée à proxi­mi­té tan­dis que le som­meil agi­té et pro­fond empor­tait les Amé­ri­cains bien-pen­sants dans leurs songes démo­niaques et démo­cra­tiques, comme autre­fois les Anglais à Hong-Kong. Au cœur des ténèbres tenues par des Chi­nois en habits traditionnels.

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Sixième pipe d’o­pium. C’est une jour­née d’au­tomne comme une autre, ven­teuse, odo­rante — l’au­tomne est une sta­tue odo­rante (par oppo­si­tion à une sta­tue qui pue), une jour­née pour écou­ter Agnès Obel, une jour­née pour évi­ter le dis­cours du pati­nage (j’au­rais dû pas­ser par là… j’au­rais dû évi­ter de dire cette conne­rie… comme si dire ces phrases pati­neuses pou­vaient chan­ger quelque chose à ce qui s’est pas­sé), une jour­née pour se sou­ve­nir d’un moment tout par­ti­cu­lier, avec une odeur par­ti­cu­lière, dans un lieu par­ti­cu­lier, loin d’i­ci, der­rière la récep­tion d’un hôtel de Bang­kok, dans une petite salle odo­rante où tintent des cloches boud­dhistes, une jour­née pour lire ou pour se sou­ve­nir des lec­tures pas­sées, de tout cet embou­qui­nage, ou pour se fondre dans les yeux d’une femme, d’une cou­leur noi­sette claire et inconnue…

Je m’é­tais deman­dé, dans le cas où on retrou­ve­rait le len­de­main matin mon cadavre, per­cé d’une balle, dans cette chambre d’un hôtel du quar­tier Los Condes de San­tia­go du Chi­li, qui pour­rait bien ache­ter les livres de ma biblio­thèque, épar­pillés sur les trot­toirs, et pour les empor­ter où. Les mêler à quelle nou­velle his­toire. Comme si tous ces livres ali­gnés, par­mi les­quels figure aujourd’­hui Après le feu d’ar­ti­fice, atten­dait ma mort pour choi­sir leur nou­veau pro­prié­taire et bou­le­ver­ser sa vie.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Il y a une belle fille qui habite là-bas. Une fille que connaît Cor­to Mal­tese et qu’il n’a pas revue depuis une quin­zaine d’an­nées, dans les bas quar­tiers de Bue­nos Aires. C’est Esme­ral­da, la fille tatouée aux quatre cou­leurs du jeu de carte sur la joue droite.

Hugo Pratt — Tan­go — 1987

Mais la belle fille a pris quelques années et n’est plus aus­si belle que dans ton sou­ve­nir. Elle a vieilli et les rides marquent son visage — et toi ? A quoi res­sembles-tu ? Qu’es-tu deve­nu ? Tu n’as pas vieilli toi aus­si ? Vieux men­teur ! Lâche ! Toi aus­si tu as vieilli et tu refuses de voir que les autres, tous les visages que tu as croi­sés ne vieillissent qu’à ton propre rythme. Les autres ne vieillissent que parce que toi aus­si tu vieillis.

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Inter­lope : Emprun­té à l’anglais inter­lo­per, lui-même déri­vé du verbe to inter­lope com­po­sé de inter- (idem en fran­çais) et de lope, qui serait une forme dia­lec­tale de to leap (« cou­rir, sau­ter »). To inter­lope signi­fie­rait alors cou­rir entre deux par­ties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre, d’où le sens de s’introduire, de tra­fi­quer dans un domaine réser­vé à d’autres que l’expression a pris ensuite. (Wiki­pe­dia).

Et main­te­nant, tu fais quoi ? Tu repren­dras bien un autre pipe d’opium ?

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