Voi­là. Ko Phan­gan, c’est ter­mi­né. Quelques jours dans un enfer vert qui res­semble au para­dis. Il fait 32°C sur les rives du Golfe de Thaï­lande tan­dis qu’à Paris, la tem­pé­ra­ture de la jour­née ne dépasse pas les 7°C. C’est aujourd’­hui le 10 mars, jour de l’an­ni­ver­saire de ma grand-mère et à qui je pense énor­mé­ment, parce qu’elle est seule en ce jour par­ti­cu­lier. Je lui envoie un e‑mail qu’elle lira, je l’es­père, dans la jour­née, avec quelques heures de décalage.

Ce soir, je serai pro­je­té dans la grande métro­pole, à Bang­kok, « Ville des anges, grande ville, rési­dence du Boud­dha d’é­me­raude, ville impre­nable du dieu Indra, grande capi­tale du monde cise­lée de neuf pierres pré­cieuses, ville heu­reuse, géné­reuse dans l’é­norme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réin­car­né, ville dédiée à Indra et construite par Vish­nu­karn » Sacré pro­gramme, mais je n’en suis pas encore là. Pour l’heure, je suis englué dans une tor­peur moite. Hier soir, avec le peu de connexion inter­net que j’ai réus­si à sta­bi­li­ser, j’ai réus­si à trou­ver un billet pour le len­de­main soir pour l’aé­ro­port Suvar­nabhu­mi, départ à 21h30, ce qui me laisse fina­le­ment encore un peu de temps pour pro­fi­ter de cette plage qui court au pied de l’hô­tel. Pré­cau­tion­neux, j’ai envoyé dans la fou­lée un mail à l’hô­tel où je suis cen­sé arri­ver que je serai là cer­tai­ne­ment après 23h00 en deman­dant si ça ne posait pas de sou­ci, mais aucune réponse, silence radio… Le check-in sur inter­net ne fonc­tionne pas ce matin. Aurais-je des rai­sons de m’in­quié­ter ? Trop d’in­cer­ti­tudes d’un seul coup ; le voyage reste trop incer­tain pour mon esprit qui a besoin d’être rassuré.

6 - Carnet de Thaïlande - 02 - Port de Thong Sala

Petit déjeu­ner, chambre libé­rée, les valises en consigne à la récep­tion. La fille me donne une ser­viette pour aller à la plage où je reste deux bonnes heures à me dis­soudre comme un sucre can­di dans une tasse de thé. Sur la plage, un chien a fait son trou dans le sable et se mor­fond à l’ombre. Der­nier déjeu­ner devant le spec­tacle de l’eau qui cla­pote et le soleil qui écrase les pentes arbo­rées plon­geant dans la mer tur­quoise. Ma valise part en scoo­ter pour rejoindre le taxi tout en haut du che­min escar­pé ; on a tout pré­vu à ma place. Le taxi, les billets du bateau pour rejoindre Samui, le trans­fert à l’aé­ro­port… C’est impres­sion­nant de voir à quel point tout ceci est coor­don­né par des per­sonnes qui n’ont qu’un seul inté­rêt : se mon­trer hos­pi­ta­liers pour que vous ayiez le moins de choses pos­sibles à pen­ser, et c’est exac­te­ment ce qui se passe. Je salue les deux ser­veurs du res­tau­rant, Mr Sim et Mr Sia, que je remer­cie d’un wai res­pec­tueux qu’ils me rendent au cen­tuple. Ce sera mon der­nier signe ici, comme le moment d’une rup­ture qui, à ce moment-là sans le savoir, n’en était pas vrai­ment une.

6 - Carnet de Thaïlande - 03 - Port de Thong Sala

Le taxi conduit comme une brute et passe par une route qui n’est pas la route côtière que j’ai vue tout au long de cette semaine. Il me fait presque regret­ter de ne pas avoir loué de scoo­ter pour visi­ter l’in­té­rieur de l’île, en pas­sant devant des temples que j’au­rais aimé visi­ter. Il me dépose sur le port en me lan­çant une for­mule qui me fait encore rire aujourd’­hui ; Thank you Khrap… J’en ris parce que j’ai bien sai­si que les for­mules de poli­tesse sont ponc­tuées de ces petites par­ti­cules finales, khrap si c’est un homme qui parle, peu importe le sexe de la per­sonne à qui il s’a­dresse, ka (son long) si c’est une femme qui parle. Le mer­ci pro­non­cé par un homme donne quelque chose comme khop kun khrap (le r après le kh est une sorte de son aspi­ré qui fait qu’on ne le pro­nonce pas). Ce qui signi­fie que le taxi, avec ses che­veux longs et son éter­nelle cas­quette de base-ball défraî­chie mélange allé­gre­ment le mer­ci anglais avec la for­mule de poli­tesse thaïe.

6 - Carnet de Thaïlande - 04 - Port de Thong Sala

6 - Carnet de Thaïlande - 06 - Port de Thong Sala

Le hall de la gare mari­time est un vaste han­gar ouvert aux quatre vents autour duquel gra­vitent les stands des com­pa­gnies mari­times et dans lequel le vent s’en­gouffre de tous les côtés, fai­sant de cette étuve métal­lique un lieu fina­le­ment assez frais. Lais­sant ma valise dans l’en­clos pré­vu à cet effet, l’é­ti­quette de la com­pa­gnie Sea­tran Dis­co­ve­ry Link col­lée sur la poi­trine, je longe le quai jus­qu’aux échoppes ambu­lantes ins­tal­lées autour de motos tra­fi­quées ven­dant pad thaï et jus de fruits frais, canettes de soda et man­gous­tans blets sous un soleil impla­cable don­nant une teinte jaune cha­leu­reuse aux lieux. L’at­tente est longue. J’at­tends sous l’a­bri, mor­fon­du sur un banc en fer­raille, trans­pi­rant comme une vache, tan­dis qu’une petite musique hip­pie locale finit d’en­dor­mir tous ceux qui font la même chose que moi, c’est-à-dire rien, rien d’autre qu’at­tendre. Attendre ici est une dimen­sion dif­fé­rente de ce que peut signi­fier l’at­tente dans une gare ou à un arrêt de bus chez nous, moment qui me paraît tou­jours inter­mi­nable et fas­ti­dieux. Je ne sau­rais dire si c’est la cha­leur ou l’am­biance, ter­ri­ble­ment décon­trac­tée, qui fait que ces moments de pure oisi­ve­té deviennent à la fois pré­cieux et consis­tants. Une femme qui vend des billets pour une tra­ver­sée est vau­trée dans une chaise longue, n’at­ten­dant qu’une seule chose, qu’on la dérange. Une grosse peluche de télé­tub­by pen­douille sur une chaise en bois à ses côtés. De l’autre côté du quai, des car­tons de mar­chan­dises attendent sous un toit en tôle près d’un bateau en bois sur lequel sont peints en gros les mots Sura­t­tha­ni-Koh Phan­gan. Sur la cabine peinte en blanc et rose est écrite une ins­crip­tion ondu­lante : N. San­dee­ma­ne­thrup 5. Le nom du pro­prié­taire ? Sur son pont, des dizaines de sacs de pommes de terre et d’autres légumes indé­fi­nis­sables, expo­sés en plein soleil. C’est sur ce quai que je quitte l’île, où le temps s’est éti­ré comme un vieux che­wing-gum col­lé à mes semelles.

6 - Carnet de Thaïlande - 08 - Port de Thong Sala

6 - Carnet de Thaïlande - 11 - Au large de Ko Phangan

6 - Carnet de Thaïlande - 12 - Au large de Ko Phangan

Je monte sur le bateau qui crache une épaisse fumée noire et m’ins­talle sur le pont arrière, com­plè­te­ment décou­vert, le soleil en pleine face. Un dra­peau thaï flotte dans le vent tan­dis que le port de Thong Sala dis­pa­raît dans la lumière de cette fin de jour­née un peu magique. Quelques pages lues, assis par terre, arrivent à trom­per le doux ennui dans lequel je me drape, entre deux bou­chées d’un sand­wich au thon presque sans saveur. Samui arrive en ligne de mire et le débar­que­ment se fait dans un joyeux bor­del et tout le monde monte dans les vans cli­ma­ti­sés qui font le tran­sit jus­qu’à l’aé­ro­port à moins de dix minutes de route. L’aé­ro­port est un lieu coquet, affu­blé d’une allée imi­tant le luxe sur­fait d’une ave­nue digne de Sin­ga­pour ou de Kua­la Lum­pur où se suc­cèdent bou­tiques de luxe et res­tau­rants. La salle d’at­tente est vaste et confor­table ; le mur des toi­lettes est un immense aqua­rium où végètent d’é­normes pois­sons rouges aux yeux glo­bu­leux. Je m’ins­talle dans la salle d’at­tente pour un bon moment, j’ai trois heures d’at­tente pour mon vol, qui n’est même pas encore affi­ché. Je dévore les pages de mon livre d’un air dis­trait tan­dis que les ATR-72 décollent et atter­rissent sans dis­con­ti­nuer, dans un vacarme de tur­bo-pro­pul­seurs que per­sonne ne semble plus remar­quer. Je me rends compte à quel point le temps n’a plus la même valeur, et pen­dant ces quelques jours ici, j’ai l’im­pres­sion de m’être lais­sé désar­mer par une ambiance où le temps s’est affais­sé. C’est cer­tai­ne­ment ça le sens du mot “se repo­ser”. Je me sens incroya­ble­ment bien ici, sans pré­su­mer de ce que je vais trou­ver à Bang­kok et qu’à ce moment-là je m’i­ma­gine comme étant une capi­tale de pro­vince, douce et calme. Je suis un gros naïf.

6 - Carnet de Thaïlande - 18 - Aéroport de Ko Samui

6 - Carnet de Thaïlande - 19 - Dans l'avion pour Bangkok

Dans l’a­vion, les gens sont bruyants. Der­rière moi, deux Ita­liennes doivent se croire dans leur salon. Les deux hôtesses sont magni­fiques, un phy­sique d’une finesse toute thaï, une d’elle a les yeux très bri­dés et fins, l’autre porte un ber­mu­da court, les che­veux cou­pés au car­ré et un sou­rire cra­quant. Il y a cinq jours, un avion du même type s’est écra­sé dans l’in­té­rieur de la Thaï­lande, sur la même com­pa­gnie (Bang­kok Air­ways), mais le mien se pose sans encombre sur le tar­mac de Suvar­nabhu­mi. Je récu­père ma valise sur laquelle un ban­deau jaune a été col­lé ; Secu­ri­ty che­cked. Je ne sais pas trop si elle a été ouverte ou non. J’at­trape un taxi qui roule comme un dingue jusque dans le centre de Bang­kok. Il faut payer un péage en plus de la course, déjà chère. Le chauf­feur, un type d’une qua­ran­taine d’an­nées veut abso­lu­ment m’emmener le len­de­main voir des tigres dro­gués à 250km de là et un mar­ché flot­tant “typi­cal”. Je suis obli­gé de lui dire que je repars demain pour qu’il arrête d’es­sayer de me vendre sa soupe tiède. La ville que je tra­verse me donne l’im­pres­sion d’être dans le quar­tier de La Défense, juste à côté de Paris, à cette dif­fé­rence près que ça semble s’é­tendre sur des dizaines de kilo­mètres. Juste avant d’ar­ri­ver à l’hô­tel Gol­den Tulip (qui n’existe plus aujourd’­hui sous ce nom), c’est un quar­tier de petites rues sans per­sonne. Wisut­ka­sat Rd est une artère pas­sante où la route passe sur deux étages. Il est temps pour moi de poser ma valise. Un 7/11 encore ouvert alors qu’il est minuit et demi me per­met de me res­tau­rer d’un fan­ta, un paquet de chips et d’un bol de nouilles déshy­dra­tées que je me pré­pare avant de ten­ter de m’en­dor­mir ; la chambre donne sur la pis­cine dans laquelle bar­botent en braillant de jeunes Russes pleins de bière que per­sonne ne rabroue.

Bang­kok est là, sous mes pieds, mais je sens d’ores et déjà que ce ne sera pas la même his­toire que Phangan…

Voir les 19 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

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