Une semaine longue comme s’il pleu­vait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se col­ti­ner de l’im­pré­vu et pen­dant laquelle il se passe en réa­li­té tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en sou­ve­nir. Des ren­dez-vous qui se suc­cèdent, une ren­contre for­tuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une suc­ces­sion de hasards qui amènent deux per­sonnes qui se connaissent à se retrou­ver au même endroit et à rou­gir de conserve, des moments éton­nants alors qu’on ne s’at­tend à rien et que tout se pro­duit, des rebon­dis­se­ments… Et puis j’ap­prends que mon fils a tota­le­ment écrit un med­ley des œuvres de Joe Hisai­shi, à plu­sieurs ins­tru­ments, conduc­teur d’or­chestre. Le bou­chon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’ar­rête parce que sur l’a­gen­da, une annonce vous rap­pelle gen­ti­ment à la réa­li­té et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés…  On se réveille avec le cou endo­lo­ri et la tête qui tourne (et toi tu te demandes com­bien de fois tu as fait tour­ner la tête aux autres en aus­si peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore com­men­cé, après une nuit mor­ce­lée, un peu étrange. Et puis on se sou­vient d’une ren­contre avec un homme en imper­méable pas­sé qui, en voyant les pho­tos japo­naises impri­mées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nico­las Bou­vier qui les a prises, et qui vous dit que lui aus­si est atten­dri autant par Bou­vier que par Ray­mond Chand­ler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réa­li­té une per­sonne qui fait par­tie de son cercle d’a­mis… Un étrange double sor­ti des méandres du hasard. Les points com­muns ne sont que des petits acci­dents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’a­vance. Il n’y a pas de hasards, que des cor­res­pon­dances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache sim­ple­ment dans les détails, comme le diable).

Nico­las Bou­vier par Eliane Bouvier

Ce same­di com­mence avec la lec­ture de Nico­las Bou­vier, puis­qu’on en est là. Pour après, j’ai pré­vu de relire Le Clé­zio que je n’ai plus fré­quen­té depuis le col­lège avec L’A­fri­cain, Le musée ima­gi­naire de Mal­raux et Un hiver sur le Nil d’An­tho­ny Sat­tin. Puisque désor­mais je ne lirai que de belles choses. Pré­face de His­toires d’une image de Nico­las Bou­vier, un tout petit livre fait d’ar­ticles publiés dans une revue hel­vète pres­ti­gieuse : « Le métier d’i­co­no­graphe est presque aus­si répan­du que celui de char­meur de rats ». Ce qui fait l’o­ri­gi­na­li­té de Bou­vier, c’est son par­ler enle­vé et ima­gé, comme une his­toire pour enfants dans un vieux livre d’illus­tra­tions, un ima­gier du Père Cas­tor et consorts. Consort… qui par­tage le sort. Bou­vier n’est pas seule­ment un écri­vain, c’est un ima­gi­neur, il fabrique de l’his­toire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sor­tie d’un Moyen-âge éclai­ré, faite des par­lers hel­vètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la fron­tière, et que Fabienne, en lec­trice éclai­rée, a cru bon de me faire décou­vrir, en me disant sim­ple­ment, je pense qu’il va te plaire, et regar­dez main­te­nant où j’en suis…

Et si cette lune, tan­tôt citrouille rousse, tan­tôt fau­cille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se las­sait de jouer les seconds rôles, d’être tou­jours relé­guée der­rière la forêt, le Taj Mahal, la che­mi­née d’u­sine ou les mâtures à peine balan­cées des grands voi­liers à l’ancre, et quit­tait son orbite pour aller cher­cher for­tune ailleurs, vers une pla­nète sans pers­pec­tive qui lui per­mette l’a­vant-scène au moins une fois par révo­lu­tion ? Alors quel vide dans ce ciel sans lumi­naire, quel deuil dans notre fir­ma­ment men­tal : la moi­tié de nos reli­gions et de nos « arts libé­raux » dis­pa­raî­traient sans crier gare, les amants man­que­raient leurs ren­dez-vous noc­turnes pour s’é­pou­mo­ner en courses obs­cures et vaines, le chœur des gre­nouilles d’A­ris­to­phane et les Pier­rots lunaires poin­te­raient au chô­mage, les peintres chi­nois ava­le­raient leurs pin­ceaux, l’is­lam en serait réduit à chan­ger sa ban­nière, et les bou­lan­gers, de Vienne à Van­cou­ver, à bra­der leurs crois­sants. Mieux vaut ne pas y penser.

C’est quoi un ico­no­graphe ? Si l’i­co­no­graphe scru­pu­leux risque sa san­té men­tale au ser­vice de causes qu’il n’a pas choi­sies, il ne pro­fite pas moins des musées ou biblio­thèques aux­quels il a accès pour satis­faire son goût per­son­nel et consti­tuer son musée ima­gi­naire avec des images que per­sonne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.

Ecri­vain de la len­teur, des petites choses tri­viales mais non sans impor­tance, il man­que­rait au pay­sage de mes lec­tures et donc, de ma vie. Pes­soa disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie ne suf­fit pas, tan­dis que Jean-Jacques Schal­ler à qui je repor­tais cette cita­tion disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie suf­fit. Cabot. Debus­sy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bou­vier, qu’on peut très bien vivre sans Bou­vier, mais on vit mieux avec.

Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus mer­veilleuse des choses qui puisse vous arri­ver, il y a des tonnes d’en­re­gis­tre­ments, de la matière à foi­son, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Fran­çais que nous sommes, c’est étrange de consul­ter des archives sonores d’une radio hel­vé­tique, mais ce qui est bon ne souffre pas les fron­tières). Par ici.

A écou­ter de pré­fé­rence avec une tasse de thé Earl Grey et des muf­fins tar­ti­nés de mar­me­lade, petit déjeu­ner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruis­sèle sur les feuilles char­nues de mes hostas (玉簪属 en japo­nais, si ça inté­resse quel­qu’un…) qui ont com­men­cé à se faire dévo­rer par les limaces que je vais m’ap­pli­quer à éradiquer.

C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…

Pho­to d’en-tête © Tom D.

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