Oct 22, 2014 | Arts |
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
C’est en tout cas ce que prétend la légende colportée depuis Giorgio Vasari, depuis la rédaction de ses Vite en 1550… Au-delà de la légende, on sait depuis bien longtemps que l’ange de gauche sur le tableau d’Andrea del Verrocchio, Le baptême du Christ, peint entre 1472 et 1475 n’est pas réellement de l’auteur qui a signé, mais de son élève le plus talentueux, un certain Leonardo da Vinci. Ainsi Vasari reporte-t-il cette petite légende :
Son très jeune disciple, Léonard de Vinci, y peignit un ange bien meilleur que tout le reste. Puisque Léonard, malgré sa jeunesse, l’avait ainsi surpassé, Andrea décida de ne plus jamais toucher un pinceau.
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ (détail des anges) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
Tandis que l’ange de Leonardo regarde le visage du Christ baptisé par Jean-Baptiste, celui de Verrocchio regarde l’ange de Leonardo, d’un air peut-être un peu soupçonneux (et pas vraiment dans l’axe de son sujet). Celui de Leonardo, s’il semble regarder effectivement le Christ, est un regard qui regarde ailleurs, presque déjà lointain, au-delà de tout ce que l’autre est capable de comprendre. Une belle image illustrée des rapports entre les deux peintres.
Avec cette liberté que prend Vasari en appelant ces maîtres par leur prénom, il forge à jamais la réputation de Léonard, tout en enterrant précocement Verrocchio, bien loin d’être mort. A cette époque, on travaille en atelier et le maître n’est souvent pas à l’origine de toutes ses pièces, qui sont retravaillées pendant des années, retouchées, refaites, refondues, etc. En l’occurrence, on peut observer au moins trois mains sur cette œuvre. La présence de l’ange aux côtés du palmier a de quoi surprendre tant la facture de l’un semble sensible et l’autre grossière. Verrocchio, lui, se consacrera essentiellement par la suite à ses arts de prédilection ; la sculpture et l’orfèvrerie. Alors la peinture, hein, il pouvait bien laisser cela à plus expert que lui…
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ (détail des drapés) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
L’oeuvre est assez hétéroclite avec toutes ces mains qui lui sont passées dessus. Selon les spécialistes, dont fait partie Kenneth Clark (Leonard de Vinci, 1967), l’ange en entier a été peint par Leonardo ; cela se voit surtout dans le drapé de la robe de l’ange, un drapé sur un tissu très rigide, sans souplesse, comme s’il était empesé.
Ce qui est le plus étonnant dans cette œuvre, c’est le paysage, un paysage qui n’est pas du tout dans la tradition des arrière-plans peints à cette époque, et c’est ici qu’on se rend compte que Leonardo ne s’est pas contenté de peindre un ange sur le tableau du maître. On voit clairement ici les prémices de ce que sera le paysage accompagnant le portrait de la Joconde.
Leonardo da Vinci — La Joconde (1503–1506) — Paysage droit — Le Louvre — Paris
Leonardo da Vinci — La Joconde (1503–1506) — Paysage gauche — Le Louvre — Paris
Ce qui atteste de l’authenticité de ce paysage de la main de Leonardo, c’est un dessin qu’on trouve dans la Galerie des Offices de Florence, un dessin datant du 5 août 1473, haché et nerveux, signé du futur peintre, reproduisant une vue classique de l’Arno, tel qu’on avait l’habitude de l’employer dans les peintures florentines de cette période.
Leonardo da Vinci — Paysage de la vallée de l’Arno — 1473 — Galerie des Offices — Florence
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ (détail du paysage) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ (détail de l’ange) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci — Le baptême du Christ (détail du paysage — HD) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Galerie des Offices — Florence
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Oct 21, 2014 | Routes croisées |
Lundi 13 octobre
Le week-end a passé vite, comme tous les week-end et m’a apporté son lot de réconfort. J’ai des envies de rangement terribles, de classement, parce que j’ai trop laissé trainer les choses et que je me retrouve avec tout ce que j’ai accumulé pendant de longs mois à l’abandon. J’ai mis dans des sacs tout ce que j’ai ramené de Turquie, de Thaïlande et d’Indonésie, des petits sacs épars pleins d’étiquettes, de tickets de bus ou d’entrée de temple et de sites archéologiques, des capsules de bouteilles de sodas aux noms exotiques, des pièces de pays où je n’ai fait que passer, des étiquettes de supermarché, des tracts publicitaires, de tout un tas de choses que je n’ai pas pris le soin de trier et que je n’arrive pas à jeter. Je suis toujours entouré de ma propre multitude dont je n’arrive pas à me départir. Alors j’ai fait un premier tri, jeté beaucoup de choses, me concentrant sur l’essentiel, ne gardant que le significatif, ce qui attire l’œil et l’esprit.
Nous buvons nos verres de menthe dans un silence rare sous les Tropiques et que ne trouble pas même le ventilateur arrêté. Silence sans cris chantants de marchands ambulants, sans pétards chinois, sans oiseaux, sans cigales. Un vent très léger venu de la baie incline mollement les nattes tendues au travers des fenêtres, découvre un triangle du mur blanc couvert de lézards endormis et apporte l’odeur de la route dont le goudron cuit ; parfois, seul, l’appel d’une sirène lointaine, solitaire et comme étouffé, monte de la mer…
André Malraux, Les conquérants, 1928
Mardi 14 octobre
Pris dans mon élan, j’ai continué à classer mes affaires, à jeter. Demain, troisième phase. Le rangement participe de l’harmonie du monde.
Mercredi 15 octobre
Encore un projet dans le tête. Sans le faire exprès, en regardant les œuvres d’Aurel Stein, et en me rendant compte qu’aucun de ses livres n’avait été traduit en français, j’ai bien envie de me lancer dans l’aventure, comme si je n’avais pas assez de choses à faire comme ça. Mais à peine en ai-je déjà parlé que je me suis lancé. Ruines enfouies du Khotan…
Jeudi 16 octobre
Juste terminé le livre d’Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sunnites et des chiites, en forme de réquisitoire contre la peur qu’inspire l’état théocratique d’Iran. Un simple rappel semble remettre les choses à leurs places :
La diabolisation de l’Iran touche le peuple, mais ne gène pas le régime. Il est vrai que ce régime théocratique dérange les Occidentaux, alors que les régimes théocratiques séoudien ou qatari ne leur posent aucun problème, alors même que le Qatar est en train d’acheter les banlieues et de s’implanter durablement en France en y important un islam rigoriste. Ce sont d’ailleurs des alliés. Deux poids, deux mesures. Ce que les Iraniens dénoncent et ont du mal à accepter.
Quoi qu’il en soit, la France a du mal avec l’islam et le comprend tellement peu qu’elle fait des alliances contre-nature et ne sait même plus où sont ses amis. Elle n’arrive plus à dialoguer avec l’Algérie, avec le Liban, avec la Libye, et encore moins avec la Syrie qui a été arrosée pendant des années depuis les accords Sykes-Picot. Des gens qui ont signé un accord en 1916 et dont on a même oublié les fonctions sont à l’origine de ce qui se passe cent ans plus tard. La France ne sait pas dialoguer avec les pays arabes, et encore moins avec les musulmans, qu’ils soient de France oui d’ailleurs. Lorsque j’entends que les musulmans ne font aucun effort pour s’intégrer en France et que les jeunes qui naissent aujourd’hui, même après des générations d’installation sur le territoire, devraient quand-même porter des prénoms français, je me demande ce qui n’a pas fonctionné dans les avancées éthiques que nous nous sommes pris en pleine figure. Où en sont certains ? Où en êtes-vous avec votre sentiment d’appartenance française ? Où en êtes-vous avec l’islam ? Comprenez-vous suffisamment mal cette religion pour la diaboliser ainsi et poser de manière radicale sur les tarés qu’on connaît aujourd’hui le nom d’ « islamistes »? J’entendais parler un jeune imam à la télévision qui disait que la première chose à faire avec ces tarés était de ne pas les appeler comme ça, car ils n’ont plus rien à voir avec l’islam ; ils le dévoient en le corrompant et en l’interprétant dans n’importe quel sens. Ce que les Français n’ont pas compris, c’est que plus ils se braqueront contre l’islam, et plus l’État laissera les banlieues se faire pénétrer par un islam radical, plus les banlieues se braqueront contre l’État. Rien de bon ne sortira de tout ça. Une fois encore, le meilleur moyen de faire d’une religion qu’on ne connaît pas une ressource pour son propre pays, c’est d’essayer de la comprendre. Mais si c’était dans les habitudes de la France, ça se saurait depuis longtemps.
Vendredi 17 octobre
La semaine tire à sa fin, les jours sombrent et l’angoisse d’un nouveau départ, même pour une destination très proche, me saisit à nouveau. Demain je pars pour trois jours au Luxembourg, sur les traces de ces quelques jours passés avec mes grands-parents il y a bien des années.
Photo d’en-tête © Alexandre Moreau
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Oct 14, 2014 | Arts, Livres et carnets |
Je tiens Aurel Stein en très haute estime dans le panthéon de mes idoles. Découvreur des Manuscrits de Dunhuang dans la grotte de Mogao, des momies de Loulan et de sanctuaires oubliés dans le désert de Lop Nor et du Taklamakan, il a ressuscité l’image du passé des anciens royaumes d’Asie Centrale et de Chine. Auteur de plusieurs livres, dont aucun n’est traduit en français, c’est un des explorateurs les plus sympathiques qu’il m’ait été donné de croiser au fil de mes lectures. C’est principalement grâce à Colin Thubron et son livre L’ombre de la route de la soie, que j’ai pu faire connaissance avec ce monsieur né en Hongrie et mort en Afghanistan en 1943. Au cœur de son ouvrage, il nous raconte comment Aurel Stein a fait une découverte archéologique majeure, la découverte des premiers écrits sur papier :
Momie, Loulan, Sir Marc Aurel Stein, 1914. Photo © The British Library Board
Ce n’est qu’en 751 après Jésus-Christ, quand les Arabes écrasèrent les Chinois à la bataille de Talas, que l’art — jalousement gardé — de la fabrication du papier partit pour Samarcande, à l’ouest, en même temps que des artisans chinois capturés. Il ne devait pas atteindre l’Europe avant trois autres siècles. Dans le musée feutré, cette page, la première de toutes, semble trop grossière pour porter des inscriptions. Cependant, des lettres écrites sur de l’écorce de mûrier voyageaient déjà sur la route de la Soie, cent ans après Jésus-Christ. L’archéologue Aurel Stein, qui travaillait sur une tour de guet dans le désert du Lop, tomba sur une cache de courrier non distribué, qui renfermait des messages en sogdien datant de 313 après Jésus-Christ. Ce sont les premiers écrits sur papier que l’on connaisse. Les mots sont tracés au noir de fumée. L’un des messages livre l’éclat de colère d’une épouse négligée: « Je préférerais être mariée à un chien ou à un porc, qu’à toi ! ». Un autre évoque la défaillance de l’Etat chinois — sac des villes, fuite de l’empereur — et ses conséquences sur le commerce. Quant au reste, les écrits qui couvrent les fragments ont la netteté d’un bilan de société : « A Gunzand, il y a 2500 mesures de poivre à envoyer… Kharstang vous devait 20 statères d’argent… Il m’a donné l’argent, je l’ai pesé et n’ai trouvé que 4,4 statères en tout. J’ai demandé… »
Dunhuang — Grottes de Mogao — Photo © Aurel Stein — 1921
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Oct 11, 2014 | Routes croisées |
Dimanche 5 octobre
Toujours en état de léthargie flottante, un ukiyo‑é qui n’a rien de japonais. Des moments où je me dis que la rancœur est un poison, tandis que la rancune est une source de vie… A condition de ne pas en consommer trop. Tout est affaire de mesure, de vide à remplir entre les interstices afin d’arriver à un certain équilibre.
Ne sachant comment me faire pervertir devant la télévision, j’opte pour un retour en arrière ; Chantons sous la pluie, de Gene Kelly. Standard, la prise de risque est minimale. Je ne sais pas pourquoi, j’étais persuadé que c’était Fred Astaire qui accompagnait Gene Kelly, mais je n’arrivais pas à le reconnaître avec sa tignasse rousse. Pour cause, c’est Donald O’Connor qui tient le rôle ; rien à voir. J’étais persuadé ne l’avoir jamais vu ce film, mais au fur et à mesure que je le regardais (d’un seul œil, il est vrai), je me suis souvenu précisément du soir où je l’avais regardé avec mes grands-parents, il y a des années de ça. C’est tout-de-même un film cruel pour le rôle de Lina Lamont, joué par Jean Hagen. C’est un film sur la médiocrité.
Lundi 6 octobre
Lire Les conquérants de Malraux tandis que Hong Kong s’embrase (modérément, il est vrai) n’est pas réellement anodin. Est-ce que je l’ai fait exprès ? Non, certes non.
Hongkong. L’île est là sur la carte, noire et nette, fermant comme un verrou cette rivière des Perles sur laquelle s’étend la masse grise de Canton, avec ses pointillés qui indiquent des faubourgs incertains, à quelques heures à peine des canons anglais. Des passagers, chaque jour, regardent sa petite tache noire comme s’ils en attendaient quelque révélation, inquiets d’abord, angoissés maintenant, et anxieux de deviner quelle sera la défense de ce lieu dont dépend leur vie — le plus riche rocher du monde.
André Malraux, Les conquérants, 1928
Rien au planning aujourd’hui, si ce n’est du temps pour répondre à l’appel à projet. Du temps, délayé dans l’espace, selon la loi de Parkinson.
Fin de journée, il pleut des vaches qui pissent, et le vent s’emmêle les pinceaux. Le retour de bâton de l’été indien est un peu rude.
Mardi 7 octobre
Mes mains s’engourdissent de froid, deviennent sèches comme des tranches de jambons à l’air libre, même si mes cicatrices ont laissé place à une nouvelle peau, plus lisse, plus ferme. Les travaux s’estompent, la peinture revient à l’honneur. Dans mes malles, j’ai accumulé tout un matériel que je n’arrive pas à utiliser ; les pastels et les godets d’aquarelle n’arrivent à pas sortir de leur gangue. Je deviens fainéant pour certaines choses et la tendance à l’éparpillement n’y est pas pour rien.
Je crois que la publicité est en train de tuer le site de Libération. Des bugs d’affichage empêchent l’affichage des articles. Le travail des médiaplanneurs et des publicitaires est en train de ronger l’espace public qui ne s’en rend même pas compte. Libé en difficulté est en train de mourir ; je n’ai plus envie. mais heureusement, les oiseaux se mettent à chanter, et l’État Islamique continue d’avancer. Je me demande quand-même pourquoi personne n’intervient, et surtout pourquoi cet enfoiré d’al Assad ne bouge pas le petit doigt. Qu’est-ce qui passe réellement ?
Pendant ce temps-là, Hong Kong s’essouffle, les manifestants rentrent chez eux dépités, les commerçants se plaignent du manque à gagner. La Chine ne bougera pas de sitôt.
Mercredi 8 octobre
Terminé Les conquérants de Malraux, dans une ultime suée, dans un ultime sursaut de chaleur moite, de chinoises ténèbres et d’ombres malsaines.
Nous traversons la rue : « bistrot Nam-long», c’est en face. Café silencieux, au plafond les petits lézards beiges font la sieste. Deux domestiques, portant des pipes à opium et des cubes de porcelaine sur lesquels les fumeurs posent leurs têtes, se croisent dans l’escalier ; devant nous les boys dorment, nus jusqu’à la ceinture, les cheveux dans le bras replié. Étendu, seul sur un banc de bois noir, un homme regarde devant lui, balançant doucement la tête. Lorsqu’il voit Gérard, il se lève. Je suis un peu étonné : j’attendais un personnage garibaldien ; c’est un petit homme sec, aux doigts noueux, aux cheveux plats déjà grisonnants coupés en rond, à tête de Guignol…
André Malraux, Les conquérants, 1928
D’une autre main, j’ai (re)commencé le livre d’Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sunnites et des chiites que j’avais commencé dans un moment d’ennui, dans le train, sans vraiment de conviction ; mais j’ai relevé la tête à l’évocation des premiers mots de son avant-propos :
Chaque fois que l’homme s’est senti supérieur à un autre, cela a abouti à une tragédie ; chaque fois qu’un clan, une tribu a convoité les biens et les richesses d’un autre clan ou d’une autre tribu, cela a fini par un massacre.
Chaque fois que la force s’est exprimée, elle l’a fait au détriment de l’individu, des peuples et du droit ; mais chaque fois que le droit a voulu s’imposer, il s’est montré impuissant face à la force.
Chaque fois que l’homme, dans l’histoire de l’humanité, s’est pris pour Dieu ou s’en est proclamé le porte-parole, ce fut la catastrophe.
Rien n’a changé au cours des siècles.
Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sunnites et des chiites, 2013
Il est déjà l’heure de partir. Une vie s’est déjà déroulée dans cette matinée.
Jeudi 9 octobre
Je regarde mes objets avec une certaine circonspection et finis par me demander depuis quand ils sont là ; un stylo, non un porte-mine en bois sur lequel il est écrit “Hardmuth”, acheté en Turquie, dans une petite rue d’Istanbul non loin de la Nuruosmaniye, repose sur ma table de nuit, innocemment. Je m’en sers pour prendre des notes dans les marges des livres lus pendant que la nuit se creuse, laissant les traces de mon passage bien visible. Une petite casserole en fer blanc, peinte couleur vermillon, un jouet qui vient du fond des âges, de mon âge, qui fait partie de mon enfance, de ma vie. Je la revois sur le bord de la baignoire chez ma mère, en sentant encore l’odeur du shampooing à la pomme, du plastique du rideau de douche ; c’est alors tout un monde qui se redéploie autour de ce petit objet qui a ensuite été propriété de mon fils et qui l’accompagnait aussi lors de ses bains ; puis elle a finit sur un balcon, à pourrir aux quatre vents, dans la terre et les pots de fleurs. Un coup de lave-vaisselle, un coup de papier de verre pour retirer l’oxydation qui s’est déposée au fond, et l’objet figure à nouveau sur mon bureau, en forme de petit vide-poche ; je trouverai bien de quoi mettre dedans… Un petit objet qui me rend heureux.
Retour à Paris ce soir, en petit comité. Jean-Jacques et Carole déjà assis à la table de la terrasse du café, des regards affectueux, aimants, le retour dans une ambiance protectrice et bienfaisante ; voilà ce que veux dire pour moi la fac. La contrainte est bien loin. Bien évidemment, il y a le travail à fournir, les bouquins à lire, justifier au bout d’un moment que ces bons moments passés à boire des jus de fruit ou des verres de vin en terrasse sont bel et bien la récompense et à la fois le moteur du travail effectué, et bientôt rendu. Soutenance en janvier, dans les tous premiers jours, une première version à rendre d’ici le mois prochain, ça commence à se préciser, à devenir assez tangible, et Jean-Jacques qui se tourne vers moi et me dit avec un air grave auquel je ne crois plus…
Après on peut faire plein de choses avec ce master recherche.… Continuer sur une écriture de thèse… ou bien intervenir à l’Université.
Pas tombé dans l’oreille d’un sourd, tiens…
Il fait bon ce soir, près de 20°C, je bois en terrasse un verre de Domaine Les Salices et un jus de tomate, rien à voir, je suis en plein dans la distance. Beaucoup de bruit, comme toujours, dans cette rue de Réaumur, mais il fait bon et en cette période de l’année, il vaut mieux en profiter pendant que c’est encore possible. On est encore dans le règne des possibles. Ce sont des petits moments de libération dans lequel je m’extrais de mon quotidien, un quotidien doux que je reconstruis au fil des jours. Un balade en scooter à Paris, des gens qui passent, pressés ou non, des intelligences et des parcours de vie avec des jambes, des êtres à qui on assignerait facilement des récits pour les enfermer dans nos propres représentations, une troupe de Maliens passent avec des instruments faits de bric et de broc, un balafon portatif en boîtes de conserve, une kora et des chants, de la joie et un arrêt sur images au croisement d’une rue qui ne cesse de s’agiter. Une parenthèse vitale, un morceau de minéral précieux extrait de la gangue de la montagne.
Vendredi 10 octobre
Moment d’écriture, la session d’hier soir m’a redonné du courage et je sais que mon écriture devient pertinente ; ce n’est plus qu’une question de jours, tout va aller très vite maintenant. Je convoque des auteurs canoniques, des auteurs dont on m’a donné la trace et dans les pas desquels je vais marcher, d’autres auteurs encore qui sont les miens, qui sont le fruit de mes recherches et que je compte introduire dans cet espace. J’ai carte blanche ; peu importe le chemin, pourvu que j’arrive quelque part. Je n’ai qu’une seule consigne ; être curieux, me débarrasser de oripeaux de la pensée convenue, sortir du chemin et marcher dans la marge, penser dans l’écart, dans les interstices et surtout ne pas me laisser enfermer dans des dialectiques auxquelles plus personne ne croit. En fait, la consigne, c’est moi-même qui me la suis donnée. Tout ceci n’est rendu possible que dans un contexte amoureux, il faut dégager de l’amour de tout ce travail. Ce n’est que l’amour qui rend possible ce travail, je le sais depuis le jour de ma soutenance de master pro.
Ce que je retiens pour l’instant de ma lecture d’Antoine Sfeir sur la Chi’a : ijtihâd (اِجْتِهاد, effort de réflexion), qu’on peut traduire par l’obligation d’interprétation des écrits et des paroles de l’islam.
J’ai failli acheter deux livres, celui d’Edwy Plenel (Pour les Musulmans) et un essai de paléopathologie (Médecin des morts de Philippe Charlier), mais j’en ai trouvé un troisième que j’ai préféré immédiatement aux deux autres, choix cornélien : Tympans et portails romans de Michel Pastoureau. Hop, dans ma besace.
Ma semaine se termine dans l’excitation intellectuelle.
Samedi 11 octobre
Poésie chinoise. François a envoyé une bouteille à la mer pour m’inviter à une belle soirée, dont je parlerai une fois qu’elle sera passée, pour des raisons qui me sont propres. Renouer avec lui, un vrai bonheur et ne plus m’enfoncer dans la honte. Il est temps pour moi de rebondir. Vivement ce jour de renaissance.
Photo d’en-tête © Joop Dorresteijn
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Oct 8, 2014 | Arts |
Caravage, que d’autres, moins intimes préféreront appeler par son vrai nom, Michelangelo Merisi, a peint ce tableau aux alentours de 1602. De dimensions modestes (129 x 94 cm), l’œuvre a été commandée par le riche Ciriaco Mattei et fait partie d’un ensemble de sept peintures représentant Jean-Baptiste à différents moments de sa vie. Certains d’entre eux sont considérés comme ayant une origine controversée, n’étant peut-être pas peints par le maître lui-même. Le modèle est connu, c’est un jeune garçon du nom de Cecco, qu’on retrouve dans plusieurs des toiles du peintre, comme par exemple le Bacchus (1596) ou la vocation de Saint-Matthieu (ca. 1599).
Michelangelo Merisi da Caravaggio — le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier — 1602 — 129 x 95 — Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca
La licence artistique représente souvent Jean-Baptiste avec ses deux attributs : la peau de bête et le bâton croisé, mais ici Caravage décide de retourner à la tradition du Livre en n’adoptant pas la peau de mouton mais la peau de chameau. Quant au bâton croisé, il n’est pas présent, ou plutôt il n’est qu’évoqué au travers d’un morceau de bois grossier qu’on retrouve coincé sous le pied gauche du saint. C’est sur ces points qu’on peut dire que l’œuvre du Caravage n’est plus une œuvre sacrée, mais transversale entre sacré et profane. Ce qui frappe également, c’est que la représentation traditionnelle de Jean-Baptiste le fait être accompagné d’un agneau, symbole du martyre du Christ à venir, « l’agneau de Dieu » étant le surnom même de Jean-Baptiste. En l’occurrence, ce n’est pas un agneau mais bel et bien un bélier. On soupçonne alors Caravage d’avoir voulu faire un pont entre les deux testaments avec l’évocation du bélier du sacrifice d’Abraham. Ainsi, il rapproche la figure du frère du Christ et Isaac, fils d’Abraham. Mais le bélier porte en lui un autre symbole ; celui de la débauche. La position du jeune homme enlaçant cet animal à la vertu douteuse peut être interprétée comme un symbole de luxure, bien loin du sacré supposé du thème pictural. On peut arguer également que la présence d’un bélier, le décor sombre mais bucolique du fond du tableau, ainsi que la chevelure hirsute du personnage fait plus penser à une scène orgiaque de mythologie qu’à une scène religieuse. On se demande d’ailleurs pourquoi on trouve un morceau de tissu blanc, peut-être un drap, intercalé entre son étole et son corps. La feuille de raisin est autant un symbole de sacrifice, rappelant le rachat du pêché originel… que la vigne de Dionysos… Autant de petits indices qui laissent supposer qu’on n’est pas vraiment en présence d’une œuvre relevant du sacré.
Michelangelo Merisi da Caravaggio le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (composition) — 1602 — 129x95 — Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca
En ce qui concerne la peinture elle-même, on remarque que la tableau se joue sur des lumières à la fois plus diffuses, moins tranchées que dans certains des plus grands tableaux de Caravage, comme justement la vocation de Saint-Matthieu qui reste un chef-d’œuvre du clair-obscur. On reste ici sur une palette très orange, avec une étole censée être rouge tirant sur le vermillon, et une carnation en lumière jaune. L’harmonie de teinte reste très serrée entre la peau du Saint, la laine et les cornes de l’animal, l’étole et le fond.
En ce qui concerne la composition, on peut dégager trois grandes lignes, des obliques partant du bas du côté gauche et quasiment parallèle. La plus basse suit le mouvement de la jambe droite, la seconde le bassin et la cuisse gauche, et la plus haute le creux du bras gauche replié sur lequel il prend appui jusqu’au bras droit enserrant le col de l’animal. Un autre grand ligne est une oblique partant du genou, remontant sur la hanche et enfin l’omoplate. Le tout compose les lignes principales d’un hexagone central.
Une autre grande ligne sépare le tableau en deux, passant par l’orteil du saint, sa hanche et l’œil du bélier, une grande ligne directrice qui pose l’axe principal du sujet et une fois de plus fait prendre au bélier une place primordiale dans le sujet.
En ce qui concerne la position du sujet, on en retrouve trace dans une œuvre antérieure, précisément dans une des plus grandes œuvres de la chrétienté ; le plafond de la chapelle Sixtine peint par Michelangelo Buonarotti, datant de 1509. La position du jeune Saint Jean-Baptiste est une citation directe d’un des personnages composant le groupe de la Sibylle d’Erythrée, un ignudo (nu). Ce personnage, représenté ci-dessous, possède une musculature puissante, comme presque tous les personnages de cette fresque, mais il a en plus subi une rectification, une diminution du volume de son bras droit. On observe que celui-ci est représenté dans une position parfaitement improbable ; la torsion entre ses hanches et ses épaules ne produit pas de torsion des muscles du buste et des abdominaux. On sait que Michel-Ange avait pris le parti de peindre ces personnages comme des figures idéales. Caravage, lui, prônait une bonne peinture qui imite la nature, une reproduction fidèle et non pas une idéalisation de la forme. Ainsi, cette scène est-elle certainement un pied-de-nez à Michel-Ange plutôt qu’une citation directe en forme d’hommage, sentiment renforcé par le sourire narquois et le regard frontal (pour ne pas dire effronté) du modèle, qui semble comme se moquer du peintre de la chapelle Sixtine.
Michelangelo Buonarotti — Ignudo — Chapelle Sixtine — 1509 — 756 x 1180
Cet ignudo se situe très exactement entre les scènes de Noé rendant grâce à Dieu et le Déluge, dans le premier quart gauche du plafond.
Michelangelo Buonarotti — Chapelle Sixtine — Plafond — 1509
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