Et Andrea lais­sa tom­ber le pin­ceau devant le génie de Léonard…

Et Andrea lais­sa tom­ber le pin­ceau devant le génie de Léonard…

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

C’est en tout cas ce que pré­tend la légende col­por­tée depuis Gior­gio Vasa­ri, depuis la rédac­tion de ses Vite en 1550… Au-delà de la légende, on sait depuis bien long­temps que l’ange de gauche sur le tableau d’Andrea del Ver­roc­chio, Le bap­tême du Christ, peint entre 1472 et 1475 n’est pas réel­le­ment de l’au­teur qui a signé, mais de son élève le plus talen­tueux, un cer­tain Leo­nar­do da Vin­ci. Ain­si Vasa­ri reporte-t-il cette petite légende :

Son très jeune dis­ciple, Léo­nard de Vin­ci, y pei­gnit un ange bien meilleur que tout le reste. Puisque Léo­nard, mal­gré sa jeu­nesse, l’a­vait ain­si sur­pas­sé, Andrea déci­da de ne plus jamais tou­cher un pinceau.

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail des anges) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail des anges) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

Tan­dis que l’ange de Leo­nar­do regarde le visage du Christ bap­ti­sé par Jean-Bap­tiste, celui de Ver­roc­chio regarde l’ange de Leo­nar­do, d’un air peut-être un peu soup­çon­neux (et pas vrai­ment dans l’axe de son sujet). Celui de Leo­nar­do, s’il semble regar­der effec­ti­ve­ment le Christ, est un regard qui regarde ailleurs, presque déjà loin­tain, au-delà de tout ce que l’autre est capable de com­prendre. Une belle image illus­trée des rap­ports entre les deux peintres.

Avec cette liber­té que prend Vasa­ri en appe­lant ces maîtres par leur pré­nom, il forge à jamais la répu­ta­tion de Léo­nard, tout en enter­rant pré­co­ce­ment Ver­roc­chio, bien loin d’être mort. A cette époque, on tra­vaille en ate­lier et le maître n’est sou­vent pas à l’o­ri­gine de toutes ses pièces, qui sont retra­vaillées pen­dant des années, retou­chées, refaites, refon­dues, etc. En l’oc­cur­rence, on peut obser­ver au moins trois mains sur cette œuvre. La pré­sence de l’ange aux côtés du pal­mier a de quoi sur­prendre tant la fac­ture de l’un semble sen­sible et l’autre gros­sière. Ver­roc­chio, lui, se consa­cre­ra essen­tiel­le­ment par la suite à ses arts de pré­di­lec­tion ; la sculp­ture et l’or­fè­vre­rie. Alors la pein­ture, hein, il pou­vait bien lais­ser cela à plus expert que lui…

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail des drapés) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail des dra­pés) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

L’oeuvre est assez hété­ro­clite avec toutes ces mains qui lui sont pas­sées des­sus. Selon les spé­cia­listes, dont fait par­tie Ken­neth Clark (Leo­nard de Vin­ci, 1967), l’ange en entier a été peint par Leo­nar­do ; cela se voit sur­tout dans le dra­pé de la robe de l’ange, un dra­pé sur un tis­su très rigide, sans sou­plesse, comme s’il était empesé.

Ce qui est le plus éton­nant dans cette œuvre, c’est le pay­sage, un pay­sage qui n’est pas du tout dans la tra­di­tion des arrière-plans peints à cette époque, et c’est ici qu’on se rend compte que Leo­nar­do ne s’est pas conten­té de peindre un ange sur le tableau du maître. On voit clai­re­ment ici les pré­mices de ce que sera le pay­sage accom­pa­gnant le por­trait de la Joconde.

Leonardo da Vinci - La Joconde (1503-1506) - Paysage droit - Le Louvre - Paris

Leo­nar­do da Vin­ci — La Joconde (1503–1506) — Pay­sage droit — Le Louvre — Paris

Leonardo da Vinci - La Joconde (1503-1506) - Paysage gauche - Le Louvre - Paris

Leo­nar­do da Vin­ci — La Joconde (1503–1506) — Pay­sage gauche — Le Louvre — Paris

Ce qui atteste de l’au­then­ti­ci­té de ce pay­sage de la main de Leo­nar­do, c’est un des­sin qu’on trouve dans la Gale­rie des Offices de Flo­rence, un des­sin datant du 5 août 1473, haché et ner­veux, signé du futur peintre, repro­dui­sant une vue clas­sique de l’Ar­no, tel qu’on avait l’ha­bi­tude de l’employer dans les pein­tures flo­ren­tines de cette période.

Leonardo da Vinci - Paysage de la vallée de l'Arno - 1473 - Galerie des Offices - Florence

Leo­nar­do da Vin­ci — Pay­sage de la val­lée de l’Ar­no — 1473 — Gale­rie des Offices — Florence

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail du paysage) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail du pay­sage) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

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Jour­nal de bord période #4

Jour­nal de bord période #4

Lun­di 13 octobre

Le week-end a pas­sé vite, comme tous les week-end et m’a appor­té son lot de récon­fort. J’ai des envies de ran­ge­ment ter­ribles, de clas­se­ment, parce que j’ai trop lais­sé trai­ner les choses et que je me retrouve avec tout ce que j’ai accu­mu­lé pen­dant de longs mois à l’a­ban­don. J’ai mis dans des sacs tout ce que j’ai rame­né de Tur­quie, de Thaï­lande et d’In­do­né­sie, des petits sacs épars pleins d’é­ti­quettes, de tickets de bus ou d’en­trée de temple et de sites archéo­lo­giques, des cap­sules de bou­teilles de sodas aux noms exo­tiques, des pièces de pays où je n’ai fait que pas­ser, des éti­quettes de super­mar­ché, des tracts publi­ci­taires, de tout un tas de choses que je n’ai pas pris le soin de trier et que je n’ar­rive pas à jeter. Je suis tou­jours entou­ré de ma propre mul­ti­tude dont je n’ar­rive pas à me dépar­tir. Alors j’ai fait un pre­mier tri, jeté beau­coup de choses, me concen­trant sur l’es­sen­tiel, ne gar­dant que le signi­fi­ca­tif, ce qui attire l’œil et l’esprit.

Nous buvons nos verres de menthe dans un silence rare sous les Tro­piques et que ne trouble pas même le ven­ti­la­teur arrê­té. Silence sans cris chan­tants de mar­chands ambu­lants, sans pétards chi­nois, sans oiseaux, sans cigales. Un vent très léger venu de la baie incline mol­le­ment les nattes ten­dues au tra­vers des fenêtres, découvre un tri­angle du mur blanc cou­vert de lézards endor­mis et apporte l’o­deur de la route dont le gou­dron cuit ; par­fois, seul, l’ap­pel d’une sirène loin­taine, soli­taire et comme étouf­fé, monte de la mer…

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

Mar­di 14 octobre

Pris dans mon élan, j’ai conti­nué à clas­ser mes affaires, à jeter. Demain, troi­sième phase. Le ran­ge­ment par­ti­cipe de l’har­mo­nie du monde.

Mer­cre­di 15 octobre

Encore un pro­jet dans le tête. Sans le faire exprès, en regar­dant les œuvres d’Aurel Stein, et en me ren­dant compte qu’au­cun de ses livres n’a­vait été tra­duit en fran­çais, j’ai bien envie de me lan­cer dans l’a­ven­ture, comme si je n’a­vais pas assez de choses à faire comme ça. Mais à peine en ai-je déjà par­lé que je me suis lan­cé. Ruines enfouies du Khotan…

Jeu­di 16 octobre

Juste ter­mi­né le livre d’Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sun­nites et des chiites, en forme de réqui­si­toire contre la peur qu’ins­pire l’é­tat théo­cra­tique d’I­ran. Un simple rap­pel semble remettre les choses à leurs places :

La dia­bo­li­sa­tion de l’I­ran touche le peuple, mais ne gène pas le régime. Il est vrai que ce régime théo­cra­tique dérange les Occi­den­taux, alors que les régimes théo­cra­tiques séou­dien ou qata­ri ne leur posent aucun pro­blème, alors même que le Qatar est en train d’a­che­ter les ban­lieues et de s’im­plan­ter dura­ble­ment en France en y impor­tant un islam rigo­riste. Ce sont d’ailleurs des alliés. Deux poids, deux mesures. Ce que les Ira­niens dénoncent et ont du mal à accepter.

Quoi qu’il en soit, la France a du mal avec l’is­lam et le com­prend tel­le­ment peu qu’elle fait des alliances contre-nature et ne sait même plus où sont ses amis. Elle n’ar­rive plus à dia­lo­guer avec l’Al­gé­rie, avec le Liban, avec la Libye, et encore moins avec la Syrie qui a été arro­sée pen­dant des années depuis les accords Sykes-Picot. Des gens qui ont signé un accord en 1916 et dont on a même oublié les fonc­tions sont à l’o­ri­gine de ce qui se passe cent ans plus tard. La France ne sait pas dia­lo­guer avec les pays arabes, et encore moins avec les musul­mans, qu’ils soient de France oui d’ailleurs. Lorsque j’en­tends que les musul­mans ne font aucun effort pour s’in­té­grer en France et que les jeunes qui naissent aujourd’­hui, même après des géné­ra­tions d’ins­tal­la­tion sur le ter­ri­toire, devraient quand-même por­ter des pré­noms fran­çais, je me demande ce qui n’a pas fonc­tion­né dans les avan­cées éthiques que nous nous sommes pris en pleine figure. Où en sont cer­tains ? Où en êtes-vous avec votre sen­ti­ment d’ap­par­te­nance fran­çaise ? Où en êtes-vous avec l’is­lam ? Com­pre­nez-vous suf­fi­sam­ment mal cette reli­gion pour la dia­bo­li­ser ain­si et poser de manière radi­cale sur les tarés qu’on connaît aujourd’­hui le nom d’ « isla­mistes »? J’en­ten­dais par­ler un jeune imam à la télé­vi­sion qui disait que la pre­mière chose à faire avec ces tarés était de ne pas les appe­ler comme ça, car ils n’ont plus rien à voir avec l’is­lam ; ils le dévoient en le cor­rom­pant et en l’in­ter­pré­tant dans n’im­porte quel sens. Ce que les Fran­çais n’ont pas com­pris, c’est que plus ils se bra­que­ront contre l’is­lam, et plus l’État lais­se­ra les ban­lieues se faire péné­trer par un islam radi­cal, plus les ban­lieues se bra­que­ront contre l’É­tat. Rien de bon ne sor­ti­ra de tout ça. Une fois encore, le meilleur moyen de faire d’une reli­gion qu’on ne connaît pas une res­source pour son propre pays, c’est d’es­sayer de la com­prendre. Mais si c’é­tait dans les habi­tudes de la France, ça se sau­rait depuis longtemps.

Ven­dre­di 17 octobre

La semaine tire à sa fin, les jours sombrent et l’an­goisse d’un nou­veau départ, même pour une des­ti­na­tion très proche, me sai­sit à nou­veau. Demain je pars pour trois jours au Luxem­bourg, sur les traces de ces quelques jours pas­sés avec mes grands-parents il y a bien des années.

Pho­to d’en-tête © Alexandre Moreau

 

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Les petits papiers chi­nois d’Au­rel Stein

Les petits papiers chi­nois d’Au­rel Stein

Je tiens Aurel Stein en très haute estime dans le pan­théon de mes idoles. Décou­vreur des Manus­crits de Dun­huang dans la grotte de Mogao, des momies de Lou­lan et de sanc­tuaires oubliés dans le désert de Lop Nor et du Tak­la­ma­kan, il a res­sus­ci­té l’i­mage du pas­sé des anciens royaumes d’A­sie Cen­trale et de Chine. Auteur de plu­sieurs livres, dont aucun n’est tra­duit en fran­çais, c’est un des explo­ra­teurs les plus sym­pa­thiques qu’il m’ait été don­né de croi­ser au fil de mes lec­tures. C’est prin­ci­pa­le­ment grâce à Colin Thu­bron et son livre L’ombre de la route de la soie, que j’ai pu faire connais­sance avec ce mon­sieur né en Hon­grie et mort en Afgha­nis­tan en 1943. Au cœur de son ouvrage, il nous raconte com­ment Aurel Stein a fait une décou­verte archéo­lo­gique majeure, la décou­verte des pre­miers écrits sur papier :

Momie, Loulan, Sir Marc Aurel Stein, 1914. Photo © The British Library Board

Momie, Lou­lan, Sir Marc Aurel Stein, 1914. Pho­to © The Bri­tish Libra­ry Board

Ce n’est qu’en 751 après Jésus-Christ, quand les Arabes écra­sèrent les Chi­nois à la bataille de Talas, que l’art — jalou­se­ment gar­dé — de la fabri­ca­tion du papier par­tit pour Samar­cande, à l’ouest, en même temps que des arti­sans chi­nois cap­tu­rés. Il ne devait pas atteindre l’Eu­rope avant trois autres siècles. Dans le musée feu­tré, cette page, la pre­mière de toutes, semble trop gros­sière pour por­ter des ins­crip­tions. Cepen­dant, des lettres écrites sur de l’é­corce de mûrier voya­geaient déjà sur la route de la Soie, cent ans après Jésus-Christ. L’ar­chéo­logue Aurel Stein, qui tra­vaillait sur une tour de guet dans le désert du Lop, tom­ba sur une cache de cour­rier non dis­tri­bué, qui ren­fer­mait des mes­sages en sog­dien datant de 313 après Jésus-Christ. Ce sont les pre­miers écrits sur papier que l’on connaisse. Les mots sont tra­cés au noir de fumée. L’un des mes­sages livre l’é­clat de colère d’une épouse négli­gée: « Je pré­fé­re­rais être mariée à un chien ou à un porc, qu’à toi ! ». Un autre évoque la défaillance de l’E­tat chi­nois — sac des villes, fuite de l’empereur — et ses consé­quences sur le com­merce. Quant au reste, les écrits qui couvrent les frag­ments ont la net­te­té d’un bilan de socié­té : « A Gun­zand, il y a 2500 mesures de poivre à envoyer… Khars­tang vous devait 20 sta­tères d’argent… Il m’a don­né l’argent, je l’ai pesé et n’ai trou­vé que 4,4 sta­tères en tout. J’ai demandé… »

Dunhuang - Grottes de Mogao - Photo Aurel Stein - 1921

Dun­huang — Grottes de Mogao — Pho­to © Aurel Stein — 1921

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Jour­nal de bord période #3

Jour­nal de bord période #3

Dimanche 5 octobre

Tou­jours en état de léthar­gie flot­tante, un ukiyo‑é qui n’a rien de japo­nais. Des moments où je me dis que la ran­cœur est un poi­son, tan­dis que la ran­cune est une source de vie… A condi­tion de ne pas en consom­mer trop. Tout est affaire de mesure, de vide à rem­plir entre les inter­stices afin d’ar­ri­ver à un cer­tain équilibre.

Ne sachant com­ment me faire per­ver­tir devant la télé­vi­sion, j’opte pour un retour en arrière ; Chan­tons sous la pluie, de Gene Kel­ly. Stan­dard, la prise de risque est mini­male. Je ne sais pas pour­quoi, j’é­tais per­sua­dé que c’é­tait Fred Astaire qui accom­pa­gnait Gene Kel­ly, mais je n’ar­ri­vais pas à le recon­naître avec sa tignasse rousse. Pour cause, c’est Donald O’Con­nor qui tient le rôle ; rien à voir. J’é­tais per­sua­dé ne l’a­voir jamais vu ce film, mais au fur et à mesure que je le regar­dais (d’un seul œil, il est vrai), je me suis sou­ve­nu pré­ci­sé­ment du soir où je l’a­vais regar­dé avec mes grands-parents, il y a des années de ça. C’est tout-de-même un film cruel pour le rôle de Lina Lamont, joué par Jean Hagen. C’est un film sur la médiocrité.

Lun­di 6 octobre

Lire Les conqué­rants de Mal­raux tan­dis que Hong Kong s’embrase (modé­ré­ment, il est vrai) n’est pas réel­le­ment ano­din. Est-ce que je l’ai fait exprès ? Non, certes non.

Hong­kong. L’île est là sur la carte, noire et nette, fer­mant comme un ver­rou cette rivière des Perles sur laquelle s’é­tend la masse grise de Can­ton, avec ses poin­tillés qui indiquent des fau­bourgs incer­tains, à quelques heures à peine des canons anglais. Des pas­sa­gers, chaque jour, regardent sa petite tache noire comme s’ils en atten­daient quelque révé­la­tion, inquiets d’a­bord, angois­sés main­te­nant, et anxieux de devi­ner quelle sera la défense de ce lieu dont dépend leur vie — le plus riche rocher du monde.

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

Rien au plan­ning aujourd’­hui, si ce n’est du temps pour répondre à l’ap­pel à pro­jet. Du temps, délayé dans l’es­pace, selon la loi de Parkinson.

Fin de jour­née, il pleut des vaches qui pissent, et le vent s’emmêle les pin­ceaux. Le retour de bâton de l’é­té indien est un peu rude.

Mar­di 7 octobre

Mes mains s’en­gour­dissent de froid, deviennent sèches comme des tranches de jam­bons à l’air libre, même si mes cica­trices ont lais­sé place à une nou­velle peau, plus lisse, plus ferme. Les tra­vaux s’es­tompent, la pein­ture revient à l’hon­neur. Dans mes malles, j’ai accu­mu­lé tout un maté­riel que je n’ar­rive pas à uti­li­ser ; les pas­tels et les godets d’a­qua­relle n’ar­rivent à pas sor­tir de leur gangue. Je deviens fai­néant pour cer­taines choses et la ten­dance à l’é­par­pille­ment n’y est pas pour rien.

Je crois que la publi­ci­té est en train de tuer le site de Libé­ra­tion. Des bugs d’af­fi­chage empêchent l’af­fi­chage des articles. Le tra­vail des média­plan­neurs et des publi­ci­taires est en train de ron­ger l’es­pace public qui ne s’en rend même pas compte. Libé en dif­fi­cul­té est en train de mou­rir ; je n’ai plus envie. mais heu­reu­se­ment, les oiseaux se mettent à chan­ter, et l’État Isla­mique conti­nue d’a­van­cer. Je me demande quand-même pour­quoi per­sonne n’in­ter­vient, et sur­tout pour­quoi cet enfoi­ré d’al Assad ne bouge pas le petit doigt. Qu’est-ce qui passe réellement ?

Pen­dant ce temps-là, Hong Kong s’es­souffle, les mani­fes­tants rentrent chez eux dépi­tés, les com­mer­çants se plaignent du manque à gagner. La Chine ne bou­ge­ra pas de sitôt.

Mer­cre­di 8 octobre

Ter­mi­né Les conqué­rants de Mal­raux, dans une ultime suée, dans un ultime sur­saut de cha­leur moite, de chi­noises ténèbres et d’ombres malsaines.

Nous tra­ver­sons la rue : « bis­trot Nam-long», c’est en face. Café silen­cieux, au pla­fond les petits lézards beiges font la sieste. Deux domes­tiques, por­tant des pipes à opium et des cubes de por­ce­laine sur les­quels les fumeurs posent leurs têtes, se croisent dans l’es­ca­lier ; devant nous les boys dorment, nus jus­qu’à la cein­ture, les che­veux dans le bras replié. Éten­du, seul sur un banc de bois noir, un homme regarde devant lui, balan­çant dou­ce­ment la tête. Lors­qu’il voit Gérard, il se lève. Je suis un peu éton­né : j’at­ten­dais un per­son­nage gari­bal­dien ; c’est un petit homme sec, aux doigts noueux, aux che­veux plats déjà gri­son­nants cou­pés en rond, à tête de Guignol…

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

D’une autre main, j’ai (re)commencé le livre d’Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sun­nites et des chiites que j’a­vais com­men­cé dans un moment d’en­nui, dans le train, sans vrai­ment de convic­tion ; mais j’ai rele­vé la tête à l’é­vo­ca­tion des pre­miers mots de son avant-propos :

Chaque fois que l’homme s’est sen­ti supé­rieur à un autre, cela a abou­ti à une tra­gé­die ; chaque fois qu’un clan, une tri­bu a convoi­té les biens et les richesses d’un autre clan ou d’une autre tri­bu, cela a fini par un massacre.
Chaque fois que la force s’est expri­mée, elle l’a fait au détri­ment de l’in­di­vi­du, des peuples et du droit ; mais chaque fois que le droit a vou­lu s’im­po­ser, il s’est mon­tré impuis­sant face à la force.
Chaque fois que l’homme, dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, s’est pris pour Dieu ou s’en est pro­cla­mé le porte-parole, ce fut la catastrophe.
Rien n’a chan­gé au cours des siècles.

Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sun­nites et des chiites, 2013

Il est déjà l’heure de par­tir. Une vie s’est déjà dérou­lée dans cette matinée.

Jeu­di 9 octobre

Je regarde mes objets avec une cer­taine cir­cons­pec­tion et finis par me deman­der depuis quand ils sont là ; un sty­lo, non un porte-mine en bois sur lequel il est écrit “Hard­muth”, ache­té en Tur­quie, dans une petite rue d’Is­tan­bul non loin de la Nuruos­ma­niye, repose sur ma table de nuit, inno­cem­ment. Je m’en sers pour prendre des notes dans les marges des livres lus pen­dant que la nuit se creuse, lais­sant les traces de mon pas­sage bien visible. Une petite cas­se­role en fer blanc, peinte cou­leur ver­millon, un jouet qui vient du fond des âges, de mon âge, qui fait par­tie de mon enfance, de ma vie. Je la revois sur le bord de la bai­gnoire chez ma mère, en sen­tant encore l’o­deur du sham­pooing à la pomme, du plas­tique du rideau de douche ; c’est alors tout un monde qui se redé­ploie autour de ce petit objet qui a ensuite été pro­prié­té de mon fils et qui l’ac­com­pa­gnait aus­si lors de ses bains ; puis elle a finit sur un bal­con, à pour­rir aux quatre vents, dans la terre et les pots de fleurs. Un coup de lave-vais­selle, un coup de papier de verre pour reti­rer l’oxy­da­tion qui s’est dépo­sée au fond, et l’ob­jet figure à nou­veau sur mon bureau, en forme de petit vide-poche ; je trou­ve­rai bien de quoi mettre dedans… Un petit objet qui me rend heureux.

Retour à Paris ce soir, en petit comi­té. Jean-Jacques et Carole déjà assis à la table de la ter­rasse du café, des regards affec­tueux, aimants, le retour dans une ambiance pro­tec­trice et bien­fai­sante ; voi­là ce que veux dire pour moi la fac. La contrainte est bien loin. Bien évi­dem­ment, il y a le tra­vail à four­nir, les bou­quins à lire, jus­ti­fier au bout d’un moment que ces bons moments pas­sés à boire des jus de fruit ou des verres de vin en ter­rasse sont bel et bien la récom­pense et à la fois le moteur du tra­vail effec­tué, et bien­tôt ren­du. Sou­te­nance en jan­vier, dans les tous pre­miers jours, une pre­mière ver­sion à rendre d’i­ci le mois pro­chain, ça com­mence à se pré­ci­ser, à deve­nir assez tan­gible, et Jean-Jacques qui se tourne vers moi et me dit avec un air grave auquel je ne crois plus…

Après on peut faire plein de choses avec ce mas­ter recherche.… Conti­nuer sur une écri­ture de thèse… ou bien inter­ve­nir à l’Université.

Pas tom­bé dans l’o­reille d’un sourd, tiens…

Il fait bon ce soir, près de 20°C, je bois en ter­rasse un verre de Domaine Les Salices et un jus de tomate, rien à voir, je suis en plein dans la dis­tance. Beau­coup de bruit, comme tou­jours, dans cette rue de Réau­mur, mais il fait bon et en cette période de l’an­née, il vaut mieux en pro­fi­ter pen­dant que c’est encore pos­sible. On est encore dans le règne des pos­sibles. Ce sont des petits moments de libé­ra­tion dans lequel je m’ex­trais de mon quo­ti­dien, un quo­ti­dien doux que je recons­truis au fil des jours. Un balade en scoo­ter à Paris, des gens qui passent, pres­sés ou non, des intel­li­gences et des par­cours de vie avec des jambes, des êtres à qui on assi­gne­rait faci­le­ment des récits pour les enfer­mer dans nos propres repré­sen­ta­tions, une troupe de Maliens passent avec des ins­tru­ments faits de bric et de broc, un bala­fon por­ta­tif en boîtes de conserve, une kora et des chants, de la joie et un arrêt sur images au croi­se­ment d’une rue qui ne cesse de s’a­gi­ter. Une paren­thèse vitale, un mor­ceau de miné­ral pré­cieux extrait de la gangue de la montagne.

Ven­dre­di 10 octobre

Moment d’é­cri­ture, la ses­sion d’hier soir m’a redon­né du cou­rage et je sais que mon écri­ture devient per­ti­nente ; ce n’est plus qu’une ques­tion de jours, tout va aller très vite main­te­nant. Je convoque des auteurs cano­niques, des auteurs dont on m’a don­né la trace et dans les pas des­quels je vais mar­cher, d’autres auteurs encore qui sont les miens, qui sont le fruit de mes recherches et que je compte intro­duire dans cet espace. J’ai carte blanche ; peu importe le che­min, pour­vu que j’ar­rive quelque part. Je n’ai qu’une seule consigne ; être curieux, me débar­ras­ser de ori­peaux de la pen­sée conve­nue, sor­tir du che­min et mar­cher dans la marge, pen­ser dans l’é­cart, dans les inter­stices et sur­tout ne pas me lais­ser enfer­mer dans des dia­lec­tiques aux­quelles plus per­sonne ne croit. En fait, la consigne, c’est moi-même qui me la suis don­née. Tout ceci n’est ren­du pos­sible que dans un contexte amou­reux, il faut déga­ger de l’a­mour de tout ce tra­vail. Ce n’est que l’a­mour qui rend pos­sible ce tra­vail, je le sais depuis le jour de ma sou­te­nance de mas­ter pro.

Ce que je retiens pour l’ins­tant de ma lec­ture d’An­toine Sfeir sur la Chi’a : ijti­hâd (اِجْتِهاد, effort de réflexion), qu’on peut tra­duire par l’o­bli­ga­tion d’in­ter­pré­ta­tion des écrits et des paroles de l’islam.

J’ai failli ache­ter deux livres, celui d’Edwy Ple­nel (Pour les Musul­mans) et un essai de paléo­pa­tho­lo­gie (Méde­cin des morts de Phi­lippe Char­lier), mais j’en ai trou­vé un troi­sième que j’ai pré­fé­ré immé­dia­te­ment aux deux autres, choix cor­né­lien : Tym­pans et por­tails romans de Michel Pas­tou­reau. Hop, dans ma besace.

Ma semaine se ter­mine dans l’ex­ci­ta­tion intellectuelle.

Same­di 11 octobre

Poé­sie chi­noise. Fran­çois a envoyé une bou­teille à la mer pour m’in­vi­ter à une belle soi­rée, dont je par­le­rai une fois qu’elle sera pas­sée, pour des rai­sons qui me sont propres. Renouer avec lui, un vrai bon­heur et ne plus m’en­fon­cer dans la honte. Il est temps pour moi de rebon­dir. Vive­ment ce jour de renaissance.

Pho­to d’en-tête © Joop Dor­res­tei­jn

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Le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier de Cara­vage et l’i­gnu­do de Michel-Ange

Le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier de Cara­vage et l’i­gnu­do de Michel-Ange

Cara­vage, que d’autres, moins intimes pré­fé­re­ront appe­ler par son vrai nom, Miche­lan­ge­lo Meri­si, a peint ce tableau aux alen­tours de 1602. De dimen­sions modestes (129 x 94 cm), l’œuvre a été com­man­dée par le riche Ciria­co Mat­tei et fait par­tie d’un ensemble de sept pein­tures repré­sen­tant Jean-Bap­tiste à dif­fé­rents moments de sa vie. Cer­tains d’entre eux sont consi­dé­rés comme ayant une ori­gine contro­ver­sée, n’é­tant peut-être pas peints par le maître lui-même. Le modèle est connu, c’est un jeune gar­çon du nom de Cec­co, qu’on retrouve dans plu­sieurs des toiles du peintre, comme par exemple le Bac­chus (1596) ou la voca­tion de Saint-Mat­thieu (ca. 1599).

Michelangelo Merisi da Caravaggio - le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier - 1602 - 129 x 95 - Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca

Miche­lan­ge­lo Meri­si da Cara­vag­gio — le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier — 1602 — 129 x 95 — Rome, Musei Capi­to­li­ni, Pinacoteca

La licence artis­tique repré­sente sou­vent Jean-Bap­tiste avec ses deux attri­buts : la peau de bête et le bâton croi­sé, mais ici Cara­vage décide de retour­ner à la tra­di­tion du Livre en n’a­dop­tant pas la peau de mou­ton mais la peau de cha­meau. Quant au bâton croi­sé, il n’est pas pré­sent, ou plu­tôt il n’est qu’é­vo­qué au tra­vers d’un mor­ceau de bois gros­sier qu’on retrouve coin­cé sous le pied gauche du saint. C’est sur ces points qu’on peut dire que l’œuvre du Cara­vage n’est plus une œuvre sacrée, mais trans­ver­sale entre sacré et pro­fane. Ce qui frappe éga­le­ment, c’est que la repré­sen­ta­tion tra­di­tion­nelle de Jean-Bap­tiste le fait être accom­pa­gné d’un agneau, sym­bole du mar­tyre du Christ à venir, « l’a­gneau de Dieu » étant le sur­nom même de Jean-Bap­tiste. En l’oc­cur­rence, ce n’est pas un agneau mais bel et bien un bélier. On soup­çonne alors Cara­vage d’a­voir vou­lu faire un pont entre les deux tes­ta­ments avec l’é­vo­ca­tion du bélier du sacri­fice d’A­bra­ham. Ain­si, il rap­proche la figure du frère du Christ et Isaac, fils d’A­bra­ham. Mais le bélier porte en lui un autre sym­bole ; celui de la débauche. La posi­tion du jeune homme enla­çant cet ani­mal à la ver­tu dou­teuse peut être inter­pré­tée comme un sym­bole de luxure, bien loin du sacré sup­po­sé du thème pic­tu­ral. On peut arguer éga­le­ment que la pré­sence d’un bélier, le décor sombre mais buco­lique du fond du tableau, ain­si que la che­ve­lure hir­sute du per­son­nage fait plus pen­ser à une scène orgiaque de mytho­lo­gie qu’à une scène reli­gieuse. On se demande d’ailleurs pour­quoi on trouve un mor­ceau de tis­su blanc, peut-être un drap, inter­ca­lé entre son étole et son corps. La feuille de rai­sin est autant un sym­bole de sacri­fice, rap­pe­lant le rachat du pêché ori­gi­nel… que la vigne de Dio­ny­sos… Autant de petits indices qui laissent sup­po­ser qu’on n’est pas vrai­ment en pré­sence d’une œuvre rele­vant du sacré.

Michelangelo Merisi da Caravaggio le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (composition) - 1602 - 129x95 - Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca

Miche­lan­ge­lo Meri­si da Cara­vag­gio le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier (com­po­si­tion) — 1602 — 129x95 — Rome, Musei Capi­to­li­ni, Pinacoteca

En ce qui concerne la pein­ture elle-même, on remarque que la tableau se joue sur des lumières à la fois plus dif­fuses, moins tran­chées que dans cer­tains des plus grands tableaux de Cara­vage, comme jus­te­ment la voca­tion de Saint-Mat­thieu qui reste un chef-d’œuvre du clair-obs­cur. On reste ici sur une palette très orange, avec une étole cen­sée être rouge tirant sur le ver­millon, et une car­na­tion en lumière jaune. L’har­mo­nie de teinte reste très ser­rée entre la peau du Saint, la laine et les cornes de l’a­ni­mal, l’é­tole et le fond.

En ce qui concerne la com­po­si­tion, on peut déga­ger trois grandes lignes, des obliques par­tant du bas du côté gauche et qua­si­ment paral­lèle. La plus basse suit le mou­ve­ment de la jambe droite, la seconde le bas­sin et la cuisse gauche, et la plus haute le creux du bras gauche replié sur lequel il prend appui jus­qu’au bras droit enser­rant le col de l’a­ni­mal. Un autre grand ligne est une oblique par­tant du genou, remon­tant sur la hanche et enfin l’o­mo­plate. Le tout com­pose les lignes prin­ci­pales d’un hexa­gone central.

Une autre grande ligne sépare le tableau en deux, pas­sant par l’or­teil du saint, sa hanche et l’œil du bélier, une grande ligne direc­trice qui pose l’axe prin­ci­pal du sujet et une fois de plus fait prendre au bélier une place pri­mor­diale dans le sujet.

En ce qui concerne la posi­tion du sujet, on en retrouve trace dans une œuvre anté­rieure, pré­ci­sé­ment dans une des plus grandes œuvres de la chré­tien­té ; le pla­fond de la cha­pelle Six­tine peint par Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti, datant de 1509. La posi­tion du jeune Saint Jean-Bap­tiste est une cita­tion directe d’un des per­son­nages com­po­sant le groupe de la Sibylle d’E­ry­thrée, un ignu­do (nu). Ce per­son­nage, repré­sen­té ci-des­sous, pos­sède une mus­cu­la­ture puis­sante, comme presque tous les per­son­nages de cette fresque, mais il a en plus subi une rec­ti­fi­ca­tion, une dimi­nu­tion du volume de son bras droit. On observe que celui-ci est repré­sen­té dans une posi­tion par­fai­te­ment impro­bable ; la tor­sion entre ses hanches et ses épaules ne pro­duit pas de tor­sion des muscles du buste et des abdo­mi­naux.  On sait que Michel-Ange avait pris le par­ti de peindre ces per­son­nages comme des figures idéales. Cara­vage, lui, prô­nait une bonne pein­ture qui imite la nature, une repro­duc­tion fidèle et non pas une idéa­li­sa­tion de la forme. Ain­si, cette scène est-elle cer­tai­ne­ment un pied-de-nez à Michel-Ange plu­tôt qu’une cita­tion directe en forme d’hom­mage, sen­ti­ment ren­for­cé par le sou­rire nar­quois et le regard fron­tal (pour ne pas dire effron­té) du modèle, qui semble comme se moquer du peintre de la cha­pelle Sixtine.

Michelangelo Buonarotti - Ignudo - Chapelle Sixtine - 1509 - 756x1180

Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti — Ignu­do — Cha­pelle Six­tine — 1509 — 756 x 1180

Cet ignu­do se situe très exac­te­ment entre les scènes de Noé ren­dant grâce à Dieu et le Déluge, dans le pre­mier quart gauche du plafond.

Michelangelo Buonarotti - Chapelle Sixtine - Plafond - 1509

Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti — Cha­pelle Six­tine — Pla­fond — 1509

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