Il est des matins lumineux, même lorsque dehors le ciel n’est qu’un amas de cendres qui ne dit rien. Le goût encore sec du helva (Antep Fıstıklı) dans la bouche, copieusement arrosé de rakı, j’ai fini par me replonger dans le livre profond du Libanais Charif Majdalani, Histoire de la Grande Maison, sur lequel j’étais en panne. Une bonne centaine de pages avalées sans boire un coup et puis l’envie soudaine de replonger dans des livres déjà lus et qui sont peut-être restés un peu en suspens, comme si quelque chose ne s’était pas accompli au bon moment. Mes lectures tombent rarement comme un cheveu sur la soupe, elles font sens à mes yeux, suivent un parcours, une route tracée dans la neige juste avant mon passage, et je n’ai plus alors qu’à mettre mes pas dans ceux des anciens qui sont passés avant moi. Je reprends l’Éloge du voyage de Sébastien de Courtois, celui par lequel j’ai découvert ce très beau livre de Romain Gary, les trésors de la mer Rouge, deux livres qui ne sont finalement qu’une longue trame qu’il suffit de dérouler comme une pelote. Encore engoncé dans la nuit, j’écoute la litanie de Gary et je ferme les yeux en tentant une fois de plus de perdre le contrôle…
Je suis resté ainsi cinq ou six jours, peut-être davantage. Je n’étais attendu nulle part et — pourquoi ne pas l’avouer ? — j’éprouvais un étrange soulagement, mêlé à une sorte d’euphorie d’évasion et presque de conquête, pour avoir ainsi atteint la forme d’existence la plus simple et la plus élémentaire, celle d’un vagabond assis au bord de la route. Les soldats ont partagé avec moi leur pain plat au goût de glaise et leur kasha de millet noyé de graisse.
J’ai dormi avec eux, près du feu, cependant que les troupeaux nocturnes et leurs bergers aux chapeaux de bambou passaient en ombres chinoises sur la route, avec leurs ânes chargés de kat. La lune était grasse, jouant la Maja couchée de Goya sur ses coussins vaporeux. J’ai regardé le soleil se lever sur les champs de millet géant qui tombent en terrasses vers les oasis, au fond des gorges obscures, parmi les forêts de figuiers.
Autour de moi, tout était douceur. Ce pays que les anciens appelaient l’« Arabie heureuse », est un sourire fait terre. Dans les fermes aux hautes tours assaillies par l’infanterie rageuse des cactus et des épineux, tours pareilles à d’immenses moulins à vent sans ailes, j’ai écouté les enfants jouer de ces airs des temps oubliés qui se transmettent de pipeau à pipeau depuis la Conquête et où se marient la prière arabe et le flamenco de Grenade.
Le troisième jour — ou le cinquième — je me suis débarrassé de mes frusques et j’ai revêtu une jupe fouta et le fermier m’a ceint le front d’un bandeau blanc. Et savait-il lui-même que c’est un signe ancien d’intouchabilité, une proclamation d’hospitalité accordée ?… Jamais encore je n’avais éprouvé à ce point le sentiment de n’être personne, c’est-à-dire enfin quelqu’un… L’habitude de n’être soi-même finit par nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des possibilités… Je me mets à exister enfin hors de moi, dans un monde si entièrement dépourvu de ce caractère familier qui vous rend à vous-même, vous renvoie à vos petits foyers d’infection… J’avais enfin réussi ma transhumance.
Assis de l’aube à la nuit au bord de la route, j’ai été ce vagabond yéménite que les rares voyageurs en auto regardaient avec curiosité et avec le sentiment réconfortant d’avoir échappé en naissant « bien » à cette sauvagerie et ce dénuement… J’ai eu droit ainsi, du fond de ma pouillerie, au regard de l’ambassadeur des États-Unis qui passait dans sa voiture et je suis heureux d’avoir pu enrichir l’expérience yéménite de ce fonctionnaire chinois qui s’est arrêté pour prendre une photo de moi, ce qui me procura un merveilleux sentiment d’authenticité.
J’étais plus fort que Houdini : enfermé pieds et poings liés, comme nous tous, au fond de moi-même et haïssant les limites ainsi imposées à mon appétit de vie ou plutôt des vies, j’étais parvenu, une chique de haschisch aidant, à m’enfuir de cette colonie pénitentiaire qui condamne à n’être que soi-même.
Un groupe de jeunes gens soviétiques, infirmières et médecins de l’hôpital russe de Sanaa, descendent le chemin qui mène vers les gorges, et la plus belle des jeunes filles, au petit nez retroussé de toutes les Katinka de mes rêves blonds, paye au passage un touchant compliment à mon authenticité. Après m’avoir lancé un regard prudent, elle dit à ses compagnons, d’un ton tranchant et définitif :
— Oujasnaïa morda !
Ce qui, librement traduit, signifie : « une gueule absolument abominable… »
Je sentis que j’avais enfin réussi ma vie. Une de mes vies, je veux dire : celle qui n’a duré que quelques instants au bord d’une route d’Arabie, parmi les cactus et les figuiers, et qui doit orner en ce moment de son pittoresque bien yéménite l’album de photos d’un communiste chinois…
Le sergent revint de son congé le lendemain et récupérai mes papiers d’identité, avec une certaine tristesse. J’étais rendu à moi-même…
Romain Gary, Les trésors de la mer Rouge
Gallimard, 1971
Au lever, je n’espère qu’une seule chose, me remettre les pieds sous la table pour profiter de ce petit déjeuner de prince, où l’on me propose du menemen et de l’omlet (comme ça se prononce). Tandis que je suis en train de bâfrer, je fais la connaissance d’Abdullah, le patron de l’hôtel. Il se présente ; Abdullah Şen ; c’est un grand bonhomme portant bésicles rondes, barbe de trois jours et cheveux poivre et sel. Son port et sa façon de s’habiller trahissent le bon vivant, une bonne culture et un certain niveau de vie. J’apprendrai par la suite qu’Abdullah est pharmacien et qu’il dirige une liste électorale conservatrice laïque dans la ville d’Üçhisar. Au début, ses manières sont volubiles, il parle fort et fait de grands gestes, ne manie que quelques mots d’anglais et a l’intelligence de m’apprendre quelques mots turcs puisqu’il voit que je saisis bien. Dès le soir, lorsque je retourne à l’hôtel, il me demande Nasılsın ? A quoi je réponds Iyiyim et à quoi je finirai par répondre à la fin du voyage Çok iyiyim. Je vois qu’il apprécie et je compte sur lui pour apprendre quelques mots. Je dois avouer qu’au début, je pensais qu’Abdullah était un patron, un commercial, mais je me suis vite aperçu qu’il avait simplement le goût du service rendu et que sa gentillesse avait un goût nature. Plusieurs fois je l’ai vu dans la journée assis avec ses employés devant la maison, sous la tonnelle de vigne, en train de prendre du bon temps avec eux, de deviser simplement comme on le fait dans ces pays où le temps n’a pas la même saveur. C’est ainsi que je me retrouverai aussi assis avec lui en train de manger des fruits dont il m’apprend le nom en turc, abricots du jardin (kayısı), noisettes (fındık), raisin (üzüm). Jamais je n’ai quitté l’hôtel sans qu’il me donne une ou deux petites bouteilles d’eau. Je me rends compte que je n’ai même pas pensé à prendre en photo les gens l’hôtel, ni Abdullah, ni Bukem, ni Fatoş…
Le matin, je retourne à Göreme pour terminer la visite du musée en plein-air. Il se trouve qu’à la sortie du musée se trouve une dernière église, pour laquelle mon billet fonctionne encore et qui, paraît-il, vaut le coup d’œil. C’est la Tokalı Kilise, l’église à la boucle, la plus grande de Göreme. Malheureusement (ou heureusement), elle est en pleine restauration et des quatre pièces et de la crypte, je ne pourrais voir que les parties les moins intéressantes. La voûte couleur lapis-lazuli est presque entièrement invisible, mais ce que je vois est réellement impressionnant. La hauteur de cette voûte déjà, passablement plus haute que les autres, en font une église dont les dimensions se rapprochent plus de bâtiments extérieurs, et les couleurs, éclatantes, des bleus puissants, des verts profonds, des rouges sanguins. Il y aussi ces colonnes puissantes et hautes qu’on ne voit nulle part ailleurs. C’est un endroit à mi-chemin entre la beauté d’une église traditionnelle et le mystère d’une tombe égyptienne…
Je file ensuite vers le nord, vers la petite ville de Çavuşin, que je ne fais que frôler puisque je m’arrête sur le parking de l’église de Nicéphore Phocas, à deux pas de la route entre Göreme et Avanos. Nicéphore II Phocas (Νικηφόρος Β΄ Φωκᾶς) est un général byzantin, né en 912 et mort en 969, qui finira empereur de Byzance. Homme valeureux, on l’adulera surtout pour avoir repoussé à maintes reprises les Arabes dont les coups de boutoir pour conquérir cette partie de l’Anatolie furent mis à mal par sa ténacité. C’est en partie dans cette atmosphère que les Chrétiens se sont terrés dans les vallées et les habitations troglodytiques de la Cappadoce.
L’église de Nicéphore Phocas est construite à flanc de falaise et fait partie d’un ensemble plus grand comprenant un monastère et un réfectoire qu’on peut encore visiter aujourd’hui. Dans cette superbe église qu’on ne peut photographier (j’ai toujours un peu de mal à comprendre comment on arrive à retrouver sur internet des photos de lieu qu’il est interdit de photographier, surtout quand trois gardes-chiourmes moustachus vous regardent d’un air méfiant), les dimensions et le programme iconographique sont comparables à ce qu’on trouve dans la Tokalı Kilise, même si l’architecture en est moins impressionnante. Les couleurs à dominantes vertes sont un peu endommagées, mais on peut lire encore ses fresques, où l’on peut voir le portrait de l’empereur Phocas mais aussi les portraits de l’empereur Constantin et d’Hélène tenant la Vraie Croix.
Ce qu’on peut voir à l’entrée de l’église, c’est le reste d’une partie de cette même église qui s’est effondrée avec la falaise. C’est malheureusement le sort qui attend l’ensemble des églises de cette région si rien n’est fait à grande échelle. Si les couleurs sont encore si vives, c’est parce que l’effondrement n’est pas si ancien que ça. Il reste toutefois une grande partie du monastère, dans lequel on peut monter et avoir une belle vue d’ensemble de la vallée. De l’extérieur, on peut admirer les motifs d’ocre rouge ou terre de sienne des ouvertures. A mi-chemin entre l’époque chrétienne et la période musulmane, on ne sait plus vraiment où se situent les motifs, car certains ont été dessinés par ceux qui transformèrent ces églises en pigeonniers, ou parfois en ruches.
Je fais le tour de ce piton rocher pour aller voir les cheminées de fée qu’on aperçoit depuis la route. Le paysage est envoûtant, solitaire, poussiéreux. J’aime la chaleur douce qui se dégage de ces paysages qui passent une partie de l’année ensevelis sous la neige.
Je reprends la route sans passer dans le village de Çavuşin (qui ne prononce tchavouchine) et je file vers Avanos. La ville d’Avanos a l’air assez grande sur la carte, mais ce n’est en réalité qu’un gros village, une ville moderne construite au pied d’un ancien village à flanc de colline, surplombant le cours majestueux du fleuve nourricier, le Kızılırmak (keuzeuleurmak, littéralement : rivière rouge) dont le nom trahit le fait qu’il charrie des tonnes de terre d’un rouge profond, que les potiers de la région exploitent directement pour leur production. Trop peu profond, il n’est pas navigable, mais c’est le plus long fleuve de Turquie, avec ses 1150km. J’ai mis un peu de temps à comprendre qu’en turc, il y avait deux mots pour décrire la couleur rouge ; Kızıl et Kırmızı, et j’avoue que la différence n’est pas évidente à percevoir. Kızıl évoque ce qui est rouge par référence : le fleuve rouge, la mer rouge, l’armée rouge, les brigades rouges. Kırmızı évoque ce qui est rouge par nature : un oiseau rouge, une peau rouge, un poisson rouge.
Le plus gros de la ville s’étend au sud de la rivière, dans d’immenses zones pavillonnaires très “classes moyennes” tandis que le centre est beaucoup plus authentique et traditionaliste. Autant dire que si les touristes s’arrêtent ici pour apprécier les poteries d’inspiration hittite et les kilim, peu d’entre eux en profitent pour prendre un repas. Lorsque je reviendrai un soir dîner ici, ce sera un peu compliqué et cocasse. La mosquée de la ville est toute récente, avec son toit de plomb tout neuf et brillant sous le soleil haut. Sur la place principale du village (je persiste) s’égrènent les échoppes des potiers et des barbiers. Je gare la voiture ici, au milieu de la place. J’ai cru remarquer qu’il fallait payer le stationnement mais je ne vois personne. Je remarque qu’un type assis devant le magasin de kilims en siffle un autre, qui lui-même en appelle un autre et arrivant à suivre la scène, je comprends que celui à qui je dois payer est celui qui s’avance vers moi.
Je monte jusque dans le vieux pays où l’on peut apprécier les poteries de Mehmet Körükçü dans sa petite échoppe humide. Mehmet est un homme délicieux qui parle quelques mots de français et adore raconter ce qu’il fait. Ce que je ne sais pas encore, c’est que Mehmet, parce que je suis revenu le voir au mois de mai suivant, deviendra un ami avec qui j’ai passé beaucoup de temps et grâce à qui j’ai pu connaître d’autres personnes à Istanbul, avec qui je suis encore en contact aujourd’hui. Mehmet fait visiter son atelier, explique qu’il va chercher lui-même sa terre avec son tracteur sur les hauteurs d’Avanos, qu’il la fait sécher dans son atelier, qu’il la boudine tout seul et qu’il la fait cuire ici même, plusieurs fois par an. Il offre le thé, pose beaucoup de questions, remonte ses lunettes, sourit de toutes ses dents du bonheur, me regarde en me souriant, avec ses yeux en amande qui trahissent ses origines d’Asie Centrale. Mehmet est un descendant de guerrier turco-mongol, ça se voit sur sa figure, ce n’est pas un Anatolien, il parle un français haché, prend le temps d’expliquer comment on tourne ; je le prends en photo, nous rigolons tous les deux, il me parle de son frère à Istanbul, Emin, de sa vie ici, me présente son fils Oğuz (prononcer o‑ouz) qui travaille avec lui quand il n’est pas au lycée, qui découpe des photophores pour en faire de belles dentelles de terre. Je reste longtemps avec lui, le temps que plusieurs personnes passent, le temps de plusieurs verres de thé qu’il fait chauffer sur une plaque électrique. Il se passe quelque chose entre nous et je lui promets de revenir le voir avant de repartir, et dès que je reviendrai dans les parages.
Ne sachant pas vraiment où je vais, je prends la route vers l’est, n’ayant pas vraiment de but. J’enquille la D300 qui est censée se diriger vers Kayseri, et je tombe sur un grand bâtiment austère dont je reconnais immédiatement le style seldjoukide. Un bâtiment de pierre jaune dans un décor de sable jaune. Les Selçuklu viennent du Turkestan et ont colonisé la Cappadoce jusqu’à Konya. Je m’arrête pour étudier les lignes pures des octaèdres qui composent les tours d’angles ainsi que la tour centrale. Ce bâtiment est un des derniers caravansérails (kervan saray, litt. palais des caravanes) de la région, et même si l’on voit qu’il a été restauré récemment, il conserve toute sa superbe. La couleur de sa pierre lui a donné son nom qui du coup sonne comme un pléonasme. Sarı han, c’est le caravansérail jaune, han étant le nom qu’on donne aux cours intérieures qu’on peut trouver partout dans les vieux quartiers d’Istanbul, qu’on peut traduire par auberge, car généralement les commerçants itinérants pouvaient s’y restaurer et y dormir. Par extension, le han est devenu caravansérail. Sur ses murs, d’énormes lézards se réchauffent au soleil, tandis qu’un gros chien à l’oreille étiquetée comme celle d’une vache tente de trouver de l’ombre au pied de la muraille. Certains de ces lézards ont la peau lardée de piquants, d’autres ont une queue verte démesurée ; sur les murs dansent des dizaines de ces bestioles qui détalent dès que j’en approche. Dans ce caravansérail, on peut voir aujourd’hui la sema, la cérémonie des derviches tourneurs. Je me suis juré que je retournerai ici un jour pour voir ce spectacle.
La route continue vers Kayseri, mais je fais demi-tour pour retourner sur Avanos et j’enquille une route qui descend retourne vers le sud, passe par un lieu-dit, une ancienne ville portait le nom évocateur d’Aktepe (litt. la colline blanche). C’est un immense plateau où le soleil se réfléchit, dans une lumière qui fait plisser les yeux et qui se poursuit par une vallée (Devrent vadisi) assez étrange, faite de pics et de cheminées de fée allant de l’ocre au blanc, en passant par le rose, le violet et le vert, à perte de vue. Ici aussi un jour je reviendrai regarder le soleil se coucher sur cette Cappadoce sauvage. J’imagine aussi qu’il serait indispensable de revenir ici en plein hiver, sous une neige épaisse et duveteuse.
J’arrive ensuite à Ürgüp, pour le coup est une ville énorme comparée à Avanos. En réalité, elle n’est pas tellement plus étendue, mais plus connue, et c’est un centre touristique important (pour les Turcs surtout), une grande ville commerçante, où on ne peut voir que quelques habitations troglodytes, mais pas complètement dénuée de charme. Il y fait bon passer en tout cas. Le temps de m’arrêter cinq minutes pour me ravitailler au supermarché, quelques conneries, des tranches de pastırma et des pistaches, et me voilà déjà reparti pour rejoindre Mustafapaşa.
Cette petite ville, l’ancienne Sinasos, un village pour le coup, porte un nom qui ne laisse pas songer que jusqu’aux échanges de population entre la Grèce et la Turquie (en 1924) voulus par Atatürk, que la ville était presque intégralement habitée par des Grecs orthodoxes.
Sur la place du village, on trouve une église basse, construite en contrebas de la route, une église portant le patronyme de Constantin et Hélène (Ayos Konstantin ve Helena Kilisesi), ornée de feuilles de vignes et de symboles paléochrétiens.
Une route monte dans un recoin de la ville après une sorte de portail de pierre constitué de trois arches, de part et d’autre de laquelle se dressent des habitations, pour nombre d’entre elles désertées, comme si quelque chose avait fait fuir les gens qui vivaient là, il y a longtemps apparemment. Beaucoup s’écroulent, d’autres ont leur ouvertures murées par de gros blocs mal dégrossis. La route semble s’enfoncer dans la campagne, parmi les champs, mais un panneau attire mon attention, indiquant en anglais trois églises (Sinassos, St Nicholas, St Stefanos), dont le nom me laisse croire en de nouveaux trésors cachés, à l’abri des regards. La journée est bien avancée et tout est déjà fermé, mais si j’en crois mon guide touristique, seule une d’entre elles est ouverte et gardée en temps normal. Pour aller voir les autres, il faut en demander la clef au propriétaire.
Avant d’aller voir le monastère Saint Nicolas qui s’étend derrière un enclos où l’entrée est signalée par une inscription en grec, je profite du soleil bas pour admirer le paysage de tuf qui prend des teintes violacées, presque roses, sous un manteau de terre jaune d’ocre virant en quelques endroits à un vert fadasse ; des couleurs qu’on croit d’ordinaire impossible pour la terre. L’ondulation créée par la pluie fait penser à des animaux, peut-être des chameaux, dont les bosses seraient enchevêtrées, et donne aux lieux un je-ne-sais-quoi d’organique.
Le monastère Saint Nicolas est construit autour d’un grand cône à l’intérieur duquel se trouve l’église, fermée en cette heure tardive. Flanquée d’un fronton récent, où alors récemment restauré, l’enclos est fermé par un bâtiment qu’on pourrait penser être les salles conventuelles des moines ; le sol est jonché de tombes faites de dalles plates à la tête desquelles poussent un rameau de plantes maigrichonnes au feuillage tirant vers le pourpre. Je ne verrai pas plus aujourd’hui de ce monument qui me semble récent et qui trahit la présence grecque jusqu’à il y a peu.
A l’entrée de la vallée, l’église de Saint Stefanos. Toute petite, fermée par une grille, on ne discerne dans le cône de tuf dans lequel elle est dissimulée que son arcade principale et le dôme décrépi, les parois encore blanches recouvertes des graffitis de ceux qui sont passés par là.
Le paysage tout autour est splendide et on a du mal à croire qu’il peut y avoir du monde qui vient jusqu’ici admirer ces petites églises retranchées. D’autant que le chemin ne mène nulle part et se perd dans les circonvolutions qu’on pourrait croire creusées par une rivière depuis longtemps asséchée. Un âne brait tout seul, attaché à une corde courte autour d’un arbre, une grosse bourre de poils lui pendant sous le ventre.
Les maisons sur les flancs de la vallée, toutes désertées, sont perchées de manière improbable dans un triste fatras de tous percés dans la pierre et de murs montés à la va-vite. On a du mal à imaginer des gens vivant ici, dans ces habitations ouvertes aux quatre vents dans ces régions montagneuses où les hivers peuvent se montrer rigoureux et souvent enneigés. Partout dans la ville, ces motifs d’ornements accrochés aux linteaux, sous les fenêtres, des formes de coquilles qui font parfois penser à un ersatz d’art islamique, mais qui vient en réalité en droite ligne de l’héritage grec.
Je m’arrête quelques instants dans la ville pour acheter deux très belles nappes en tissus épais, une rouge et une bleue, nappe ou jeté de canapé, c’est du pareil au même. Le vieil homme qui tient la boutique a la même tête que son fils, pas franchement turque… Le fils me dit que son père s’appelle Cavit (djavit), et que c’est la transcription turque de David, un prénom qui ne sonne pas foncièrement musulman…
La lumière décroit et je sais que dans ces régions de montagne le soleil tombe brusquement, la nuit encore plus et je suis loin de mon point d’attache, alors je reprends un peu à contre-cœur la route. Je remonte sur Ürgüp, seule route que je connais pour revenir sur mes pas, et par un heureux hasard, je tombe sur un panneau que je n’ai pas vu dans l’autre sens, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a pas quand on vient d’Ürgüp. Un simple panneau indique Pancarlık Kilisesi. J’avoue être intrigué par ce nom dont je sais qu’il signifie betterave. Il fait encore un peu jour, alors j’y vais. Un je-ne-sais-quoi de frisson me parcourt l’épaule, quelque chose qui ne pourrait me faire reculer pour rien au monde et qui me pousse en avant. Un vent terrible souffle dans cette vallée. Je tombe sur un autre panneau, au pied d’une grosse protubérance de tuf, portant le nom de Sarıca. Un petit parking en contrebas, un chemin qui parcourt l’épine dorsale sur un chemin de revêtement qu’on sent récent et je tombe devant l’entrée d’une église (fermée bien évidemment) mais dont je pressent qu’on a tout fait pour la maintenir en bon état. Un coup de lumière à l’intérieur me révèle sur un sol propre et nivelé, de très jolies couleurs, des rouges sang appliqués sur les murs sous forme de motifs ornant des arcades nettes et des chapiteaux finement travaillés. Un panneau annonce que la Sarıca kilise a été récemment rénovée, un revêtement imperméable protégeant le cône sous lequel elle se trouve des infiltrations qui pourraient continuer à ravager l’église.
En contrebas, un champ noirci. Quelque chose a brûlé ici, sous l’effet d’une volonté ou par la grâce de la sécheresse. Au bout de quelques minutes je m’aperçois que les deux proéminences face à moi ne sont pas que de simple cônes de tuf, mais ce sont encore des églises, creusées, dont on peut voir les colonnes et les arcades ouvertes, lieux de culte éventrés par le vent, ravagés par le temps, c’est Byzance à ciel ouvert. Je prends un malin plaisir à m’imprégner du lieu sous une lumière rosée, un chape de charbon à l’horizon décorée d’une guirlande de festons oscillant entre le rose et le jaune dans une cotonnade de nuages moelleux, couvrant le paysage d’une onde rougeoyante tandis que le vent souffle de plus belle et finit par faire mal aux oreilles. Au loin, un champ brûle. Politique de la terre brûlée ? Je n’arrive pas à savoir si c’est une pratique courante ici où si quelque chose déclenche ces incendies sur ces terres poussiéreuses et sèches.
Je visite les deux petites églises, dramatiquement érodée par l’eau qui est venue dans les moindres interstices, ronger les parois et les polychromies laissées au vent ; autant dire qu’elles n’en ont plus pour longtemps. C’est à la fois le drame et la belle particularité de ces églises… A l’abri de la lumière, les couleurs ont gardé tout leur mordant et leur fraîcheur, mais la roche qui permet ceci est aussi friable et instable qu’elle accroche parfaitement le pigment. Dans quelques années, l’eau aura tout rongé, et à part quelques pièces dignes d’intérêt, elles ne seront pas protégées et laissées dans cet état jusqu’à ce qu’elles finissent dissoutes comme un cachet d’aspirine dans un verre d’eau…
Je reprends la voiture et je continue mon chemin un peu plus loin. je vois des panneaux indiquant d’autres églises : Kepez, Karakuş… que je ne visiterai pas. Je descends vers le lieu que pointait le panneau à l’entrée de la vallée, Pancarlık. L’église aux betteraves est fermée à cette heure-ci, il faudra que je revienne un autre jour pour la voir. Je m’extasie sur la petite cabane qui se trouve à l’entrée et qui doit abriter le gardien pour ses journées de visite. Un lieu charmant. Un petit canapé devant une table, le tout orienté vers le monastère dépendant de l’église, sous un auvent de fortune, un porte cartes postales où se débattent au vent une dizaine de cartes différentes, aux couleurs passés, laissées là. Derrière, une cabane d’où dépasse un tuyau de poêle, des bonbonnes d’eau, un petit panneau cloué sur la poutre indique le prix de l’entrée : 4.00 TL, très précisément. A côté du canapé, une pelle qui a servi à faire un tas de déchets, une âtre creusée dans la pierre porte une grille sous laquelle des paquets de cigarettes vides serviront à amorcer le feu pour préparer le thé dans la théière qui, elle, attend sagement sur la grille. J’aime ces lieux vivants qui racontent la vie d’une journée, même lorsque les occupants ont tout laissé là et s’en sont allés chez eux, comptant sur la bienveillance des visiteurs éventuels pour ne rien vandaliser. J’aime ces lieux qu’on peut traduire en gestes du quotidien.
Il est tard à présent, les lumières des villes alentours commencent à poindre dans la solitude de cette vallée isolée. Je prends une photo de la voiture dans ce paysage de rêve, qui achève cette journée fabuleuse, pleine de surprises et de rebondissements, des journées comme j’aimerais en vivre des centaines par an, des journées qui remplissent l’âme.
Je finis ma journée au Fırın Express à Göreme, d’un adana kebap (le plus épicé de tous) et d’un jus de cerise (vişne suyu). J’ai remarqué que certaines personnes qui vivent ici ne disent pas gueurémé, mais gueurèm. Peut-être l’influence du français, seconde langue maternelle de la Cappadoce.
Ce soir, je me couche tôt, car demain, je me lève à 4h00…
Pancarlık et Sarıca (l’emplacement n’est pas tout à fait exact, j’ai déjà eu du mal à retrouver le lieu sur place une deuxième fois, alors sur une carte satellite, hein…)
Celui qui a déjà voyagé se reconnaîtra dans ces mots de Robert Byron, alors sur le départ pour l’Oxiane au travers du Liban, puis de la Syrie ; il se reconnaîtra dans ce qu’on attend de lui quand il voyage, car il voyage forcément avec les poches pleines de devises étrangères bonnes à être soutirées contre le moindre service, comme si l’effort financier que représente un voyage n’était pas perçu par ceux qu’on visite, dans les pays où l’on voyage, parce que l’ailleurs d’où l’on vient est forcément un eldorado. Difficile parfois de faire passer le message lorsque la misère est présente et parfois lourde à supporter, mais cela fait partie du jeu, même si c’est profondément agaçant d’être sans arrêt sollicité. C’est le prix à payer (en plus) pour courir le monde…
- Vous avez des affaires à Téhéran, monsieur ?
— Non.
— Alors qu’est-ce que vous faites, monsieur ?
— Je fais un voyage en Syrie.
— Vous êtes un officier de marine, monsieur ?
— Non.
— Alors qu’est-ce que vous êtes, monsieur ?
— Je suis un homme.
— Quoi ?
— HOMME.
— Je comprends. Touriste.
Même le mot voyageur est désuet. Et non sans raison : il serait trop élogieux. Le voyageur des temps anciens était celui qui partait, avide de savoir, et que les indigènes accueillaient à bras ouverts, fiers de montrer ce qui faisaient leur originalité. En Europe, les relations basées sur ce type de reconnaissance mutuelle ont depuis longtemps cessé d’exister. Mais en Europe, le « touriste » n’a plus rien d’un phénomène : il fait partie du panorama et, dans neuf cas sur dix, il n’a guère d’argent à dépenser en plus de ce qu’il a déjà dépensé pour accomplir son « tour ». Ici, il reste une erreur de la nature. Si vous venez de Londres et que vous vous trouvez en Syrie pour conclure une affaire, c’est que vous êtes riche. Si vous faites un aussi long trajet sans obligation, c’est que vous êtes très riche. Personne ne se souciera de savoir si vous aimez l’endroit, ou s’il vous ennuie, ni ne songera à vous demander le pourquoi de l’un ou de l’autre : un touriste est un touriste, comme une gale est une gale — un parasite obligé de l’espère humaine, une vache qu’on trait pour son lait, un hévéa qu’on saigne pour son caoutchouc.
Robert Byron, Route d’Oxiane,
Payot et Rivages, 2002
Plongée en pays ouïghour, pour majeure partie situé en Chine, dans la région autonome du Xinjiang qui compte pour près d’un sixième du territoire chinois, mais dont on retrouve de nombreux ressortissants au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Cette partie du monde qu’on appelait autrefois Turkestan oriental a été ballotée entre plusieurs pays, dont les frontières se perdent finalement dans une histoire mouvementée. C’est également le berceau originel du peuple turc (le drapeau du Turkestan oriental ressemble étrangement au drapeau turc mais en bleu…) qui a parcouru les steppes jusqu’à Istanbul et dont on peut voir encore aujourd’hui, aux côtés des Anatoliens, les traits caractéristiques comme ces beaux yeux en amande et ces pommettes saillantes, héritiers des guerriers nomades qui ont fondu sur l’Europe en d’autres temps.
Je m’installai pour manger de bon appétit, réconforté par l’ambiance animée. Dehors, devant la fenêtre, des bergers conduisaient leurs chèvres à travers le blizzard de sable, coiffés de hauts bonnets de peau de mouton tordus par la tourmente. Des femmes avançaient, enveloppées de voiles blancs sous les toques aux allures de tasse de thé retournée qui se portent localement. La région était bien particulière, je le savais. Les Ouïgours sont à plus de cinquante pour cent de type européen, comme l’ont révélé les recherches génétiques, et c’est ici à Kenya, à la limite sud-est du désert, que survit la population la plus hybride de toutes. Il ne s’écoulait guère de minutes sans que les portes s’ouvrent violemment et que le vent nous jette une nouvelle apparition. Parfois, les arrivants arrachaient leurs couvre-chefs fourrés pour révéler un fouillis de cheveux de feu et des figures longues aux paupières lourdes, collages issus d’une ascendance oubliée. D’autres fois, des yeux improbables éclairaient des visages basanés par le soleil. Un mélange d’ancien sang iranien, tocharien et même bactrien, faisait d’eux la mémoire ambulante des peuples évanouis. Un homme au teint rosé me rappelait un ami anglais, sauf qu’il portait une calotte décolorée et qu’il boitait. Trois femmes enlevèrent leurs écharpes et dénudèrent leur pâleur olive.
Tentant de comprendre ce pot-pourri de voix et de physionomies qui m’entouraient, je glissai peu à peu dans une rivière où les nations avaient perdu leur signification. Après tout, c’était cette route qui avait apporté les soies chinoises dans les tombes de la Germanie de l’Âge de fer. Elle avait répandu la variété et une riche impureté. Le Taklamakan en était à la fois la mémoire et le protecteur. Le désert avait livré des sceaux à l’effigie de Zeus et de Pallas Athéna — lointain héritage d’Alexandre le Grand. Un linceul provenant des plateaux salins s’orne d’un portrait d’Hermès, où figure même le caducée ; et la dépouille d’un officiel chinois, vieille de deux mille ans, gît dans un manteau orné de motifs de chérubins gréco-romains, tissés dans l’étoffe. Tout semble en état de changement permanent. Les longues manches chères à l’opéra chinois sont, semble-t-il, venues de la Crête antique, au terme de nombreuses mutations. Les tartans des momies tochariennes font échos aux Celtes des temps anciens ; les pièces d’or byzantines ferment les bouches des morts de la dynastie Tang ou se retrouvent transformées en bijoux par les nobles, toujours gravées des symboles de l’empire chrétien.