On dit que les voyages forment la jeunesse, mais que l’on ne s’y trompe pas, ils forment aussi l’imagination, une imagination folle, débordante, galopante… Les êtres dont il est question ici sont certainement les monstres décrits dans les Chroniques de Nuremberg, les Panotii ou Panotéens. Une longue tradition les fait traverser l’histoire, une tradition qui pourrait remonter aux écrits bibliques. Isidore de Séville les fait venir de Scythie, ce qui n’est pas une source anodine. En effet, on trouve dans la Bible, à l’évocation de Gog et Magog, des traces de ces êtres. Dans la Table des Nations, Magog est un des fils de Japhet, et le terme de Gog est utilisé de manière indifférenciée pour décrire Magog, terme qui désigne lui-même la direction du nord de l’Anatolie, ce qui fait dire à Isidore qu’on désigne là la Scythie… Dans le livre d’Ezechiel, le terme de Gog et Magog désigne l’ennemi eschatologique, qui deviendra dans l’Apocalypse de Jean la figure de deux personnages faisant partie de l’armée de Satan. Dans les premiers textes chrétiens, on assimile ensuite Gog et Magog aux Romains et à l’empereur, l’Antéchrist.
Mais revenons à nos Panotti que le Moyen-âge a affublé de plus de doigts que nous n’en avons, et par extension, a fait de ce peuple atteint de polydactylie les habitants des Antipodes (Opisthodactyles / Rückwärtsfüssler), connus également sous le nom… d’Antipodes…
Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440–1514), — Chroniques de Nuremberg (Schedel’sche Weltchronik), page XIIr
Les antipodes sont une race de monstres anthropomorphes qui ont le pied tourné vers l’arrière, les talons vers l’avant et huit orteils à chaque pied; ils sont censés courir plus vite que le vent. À l’époque où l’on croyait la terre plate, on pensait que des peuples marchaient à l’envers de l’autre côté du disque et qu’ils avaient les pieds placés de cette façon. Ces créatures auraient été observées par Alexandre le Grand lors de ses conquêtes. (source Wikipedia).
Voici ce qu’on peut lire à la suite du voyage autour du monde de Magellan :
Notre pilote nous dit qu’auprès de là était une île nommée Aruchete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une coudée et leurs oreilles sont aussi grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont tondus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du poisson et une chose qui naît entre les arbres et l’écorce qui est blanche et ronde comme dragée et qu’ils appellent ambulon. Là nous pûmes aller à cause des grands courants d’eau et plusieurs rocs y sont.
Antonio Pigafetta (XV-XVIè siècle)
Premier voyage autour du monde par Magellan, IV, « 21 décembre 1521 » in Umberto Eco, Histoire des lieux de légende
Le lien entre les Panotti de Pigafetta et Gog et Magog devient évident à la vision de ces deux représentations conservées à la bibliothèque de la mosquée Süleymaniye à Istanbul, sous le nom de Ahval‑i Kıyamet (Ye’cûc-Me’cûc. Süleymaniye Kütüphanesi).
Voici ce que nous en dit Fatih Cimok, dans son livre Anatolie Biblique, de la Genèse aux conciles, en rajoutant une petite couche d’Alexandre le Grand :
Dans la littérature chrétienne tardive, Alexandre le Grand, le dernier « empereur du monde », construit un mur de fer et de laiton dans les montagnes du Caucase pour empêcher Gog et Magog d’envahir le monde jusqu’à la fin des temps. Cette histoire apparaît également dans le Coran (18 et 21) et dans d’autres morceaux de la littérature islamique. Ils sont considérés comme vivant nus et mesurant environ un mètre de haut. Ils ont de longues oreilles : pour dormir, ils se couchent sur l’une et se recouvrent de l’autre comme couverture. L’histoire dit qu’ils ont léché le mur de fer et de laiton jusqu’à ce qu’il devienne aussi fin qu’une coquille d’œuf et l’ont laissé ainsi en disant « demain, nous passerons à travers ! ». Mais ils ont oublié de dire « inşallah ! » et retrouvèrent donc le lendemain le mur aussi épais qu’au début. Ils envahiront le monde le jour du Jugement Dernier, boiront toute l’eau du Tigre et de l’Euphrate et massacreront tous les habitants de la Terre. En peinture, ils sont souvent représentés comme des Scythes, des Tartares ou des Huns.
En bref, le Panotéen, c’est le pur étranger qu’on affuble des plus inconciliables tares.
Autre source concernant le texte de Pigafetta…
Berthold Laufer, “Columbus and Cathay, and the Meaning of America to the Orientalist,” Journal of the American Oriental Society, vol. 51, no. 2 (June 1931), pp. 87–103.
From p. 96: “Pigafetta who accompanied Magalhaens on the first voyage round the world records a story told him by an old pilot from Maluco: The inhabitants of an island named Aruchete are not more than a cubit high, and have ears as long as their bodies, so that when they lie down one ear serves them for a mattress, and with the other they cover themselves. This is also an old Indo-Hellenistic creation going back to the days of the Mahâbhârata (Karnapravarana, Lambakarna, etc.) and reflected in the Enotocoitai of Ctesias and Megasthenes. As early as the first century B. C. the Long-ears (Tan-erh) also appear in Chinese accounts; their ears are so long that they have to pick them up and carry them over their arms.”
Ce matin est un jour particulier. Je me lève à 4h00 dans la nuit turque pour faire quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Dans un premier temps, je cède à la grande farandole des touristes en suivant leur mouvement, et dans un deuxième temps, je vais monter dans une montgolfière pour parcourir la Cappadoce depuis les airs. Je ne cache pas que chez moi, le vertige est une donnée aléatoire. Incapable de prévoir quand ça va se déclencher, je garde à la fois le — très bon — souvenir d’un jeune homme qui marchait au bord des falaises des gorges de l’Ardèche et le très mauvais du jeune homme un peu plus âgé qui transpirait toute l’eau de son corps au pied des colosses de phonolite de Bort-les-Orgues, comme en haut du barrage sur lequel avait travaillé mon grand-père. Une terreur panique, totalement irrationnelle s’était alors emparé de moi et moi qui suis généralement d’un naturel à ne pas me laisser submerger par les émotions, j’avais dû me résoudre à faire demi-tour tellement les scénarios catastrophes commençaient à prendre forme de manière totalement absurde. Même histoire dans l’escalier métallique qui descend au centre du Gouffre de Padirac quelques années plus tard. Du coup, je n’arrive pas à savoir si monter dans une montgolfière est réellement une bonne idée. Mais j’ai réservé ma place, je dois partir.
Je descends à la réception où je trouve un couple de jeunes Français habillés comme s’ils allaient à l’hippodrome de Longchamp. Ça sent le voyage de noces de bonne famille, petit bermuda à motif et col Martine. Le minibus vient me chercher vers 4h30 juste à l’entrée de l’hôtel, même pas un pas à faire. Je dors encore à moitié et dans l’obscurité je n’arrive pas à comprendre quel chemin nous prenons ni où nous arrivons, toujours est-il que je me retrouve dans un champ immense où les premiers ballons sont en train d’être gonflés. Les minibus déversent tous ceux qui partent ce matin et je constate avec une certaine surprise et effarement aussi que plus de la moitié des gens présents ici sont des Chinois. Des tables sont installées en plein milieu du champ dans la pénombre de l’aube, des croissants et du café sur des nappes en papier, décor surréaliste si l’on ne sait pas ce qu’il se trame ici. Dans une demi-heure, tout ce petit monde sera en l’air, même les Chinois qui eux ont le droit à des nouilles déshydratés au lieu des croissants et qui n’arrivent pas à se décoller du buffet.
Pendant que les estomacs se remplissent, je reste à côté des ballons couchés dans les phares des 4x4, à deux pas des flammes qui me chauffent le visage dans cette atmosphère encore un peu fraiche. Le jour se lève petit à petit, de manière presque palpable et déjà quelques uns des ballons sont debout, amarrés, n’attendant plus que leur cargaison humaine. On me dirige vers les deux ballons sur lesquels est écrit en gros Cihangiroğlu Balloons, sans oublier évidemment de me faire passer devant un type avec un lecteur de carte bancaire qui réclame le prix non négligeable du vol et que par décence, je tairai. On nous invite à monter dans le ballon encore attaché en nous donnant deux ou trois conseils pour l’atterrissage, mais absolument rien en cas de problème. Cela dit, la question peut être vite éludée puisqu’au cas où le ballon tombe, il n’y a pas grand chose à faire, sinon attendre que la nacelle touche le sol et espérer que le corps d’un autre amortisse sa propre masse. Pour ma part, je me retrouve coincé entre un vieux Chinois plus grand que moi et sa greluche qui a moins de la moitié de son âge. J’évoque ce passage maintenant pour éviter d’en reparler plus parce que ça reste pour moi un des moments les plus désagréables de ces vacances. Le type a passé son temps à m’écraser les pieds, à prendre exactement les mêmes photos que moi, me poussant parfois pour que je rate mes photos. J’ai haï le peuple chinois dans son ensemble pendant toute la durée du vol, en me disant que ce type n’était qu’une raclure avec sa catin qu’il avait dû payer pour se marier et qu’il sera très content de revenir dans son pays pour faire des soirées diapo avec ses collègues de travail en se gargarisant d’avoir dépensé si peu pour cette petite excursion. Je me suis quand-même marré quand j’ai vu que le ballon le plus haut dans le ciel ce matin-là, était lardé d’idéogrammes chinois. Je me suis dit que ça devait être culturel, toujours passer devant les autres, faire mieux, plus, etc. Je me suis encore plus marré quand le pilote du ballon nous a dit qu’il était monté trop haut et qu’il aurait du mal à redescendre… J’ai toujours un peu de mal avec ces gens qui ne font aucun effort pour connaître les habitants et dans le regard desquels se lit la peur d’être submergé par un autre peuple que le leur. Page tournée.
Le ballon s’envole tout doucement et je commence à être pris d’angoisse, tout simplement parce que j’ai peur d’avoir le vertige, mais tout semble se passer très sagement ; je ne sais pas pourquoi mais rien ne vient, le fait qu’il n’y ait aucun bruit autre que celui du brûleur et la douceur du déplacement de cet étrange aérostat me remplit de bien être. Les premières choses que je vois sous mes pieds sont des tombes musulmanes dans un cimetière ouvert, puis très vite, c’est la ville entière de Çavuşin qui apparaît. Je ne suis vraiment pas si loin que ça de mon point de départ et je découvre alors cette petite ville que je ne visiterai que plus tard. L’air est encore gris, le soleil encore caché derrière l’horizon et le ballon prend de plus en plus de hauteur. De là-haut, on découvre tout un tas de recoins troglodytes qu’on n’imagine même pas et dont on a peine à imaginer qu’on puisse y accéder facilement.
Le mieux est encore de regarder ce que ça donne en vidéo pour se rendre compte. Une vidéo de 11′24″ réglée au millimètre avec la très belle musique d’Omar Faruk Tekbilek (From emptiness) sur l’album Fata Morgana,
Le ballon passe à proximité du plateau de Çavuşin et laisse voir cette pierre si belle teintée de couleurs spectrales et à son pied, des vergers, des champs cultivés où ne voit pas trop bien comment un tracteur pourrait accéder. Nous sommes maintenant suffisamment hauts pour voir un bel horizon dégagé. La hantise de ce genre de journée serait de décoller dans les nuages. L’air se réchauffe doucement et le soleil pointe le bout de son nez derrière les montagnes. C’est un instant bref, mais qu’on a l’avantage de vivre quelques secondes avant ceux qui sont restés à terre. Un moment privilégié, de pure grâce, pendant lequel personne ne parle, tout le monde se tient extrêmement silencieux de peur peut-être de déranger l’astre dans son exercice matinal. Le spectacle est magnifique, au-delà de ce qu’on peut imaginer et je comprends mieux maintenant pourquoi ces nuées de ballons ont trouvé dans cette région un lieu propice à la ballade.
Sous mes pieds, des moutons énormes dessinent des formes mouvantes sur la terre sèche par leurs déplacements. Les cheminées des fées se dressent comme des doigts pointés vers nos âmes envolées et les pics de tuf sont autant d’avertissements qui disent de ne pas venir s’y frotter. Dans l’air pur et silencieux, on peut entendre les brûleurs chauffer l’air des autres ballons.
Le ballon monte haut et le pilote, Nigel, un américain venu ici exercer ses talents d’aérostier, nous annonce dans son anglais mâché que nous nous trouvons actuellement à 1500 mètres d’altitude. Une simple rambarde en osier tressé me sépare d’un vide qui pourrait me terroriser, mais je n’éprouve qu’une simple douceur, emmitouflé dans mes oripeaux d’été, le regard perdu à l’horizon devant le spectacle qui ne cesse de bouger de quelques millimètres dans le vide. Des deux côtés, je peux voir clairement les contours des deux principales montagnes qui entourent la Cappadoce, le Hasan dağı et l’Erciyes dağı, et juste au-dessous, les innombrables petites vallées creusées par l’eau qui s’est infiltrée depuis des milliers d’années, dans lesquelles certains ballons s’aventurent pour aller voir au plus près. Cette multitude de ballons est un spectacle à la fois grossier et impressionnant. J’imagine que ce ballet incessant qui crible les lieux de ces masses gonflées d’air doit certainement agacer les habitants de la région pendant la haute saison. L’inconvénient de ces grosses baudruches, c’est qu’il faut bien qu’elles se posent quelque part, et comme le dit très bien Nigel, we go where the wind takes us… Ce qui veut dire aussi qu’on atterrit là où on peut et là où le vent veut bien cesser de posséder la toile. Parfois, on atterrit dans des champs de particuliers. Mais c’est la rançon de la gloire.
Le ballon redescend tout doucement sans qu’on se rende vraiment compte de la vitesse ou de la distance et en peu de temps, on se retrouve au ras du sol, en train de frôler des arbustes, des buissons, quelques pics de tuf qui ne demandent qu’à violenter la nacelle et plusieurs fois Nigel se retrouve à balancer de l’air chaud pour remonter au dernier moment. Ce type est un as, il connaît son aérostat et le manœuvre au centimètre comme s’il avait la direction assistée sur une grosse cylindrée. Le soleil rasant déchire les vagues de pierre blanche qu’on pourrait croire tendre comme de la guimauve. Dans mes yeux, après Çavuşin, on passe près de la citadelle de pierre naturelle d’Üçhisar, on survole la vallée des pigeonniers (Güvercinlik Vadisi), certainement la plus connue des vallées des environs et enfin Göreme, avec son bourg ramassé dans sa vallée, sur les toits duquel nous pouvons poser nos regards indiscrets et silencieux ; nous passons ici comme des corbeaux messagers qu’aucun regard ne vient troubler.
Dans un premier champs, nous avions cru que le ballon finissait sa course, mais à peine la nacelle posée, la voici soulevée à nouveau et nous repartons un peu plus loin. Deuxième essai, cette fois-ci est la bonne, la nacelle se pose violemment après avoir arraché un buisson d’épineux. Le voyage se termine là. Nigel nous demande d’attendre que la nacelle soit bien positionnée sur la remorque du camion qui nous a couru après pour nous retrouver dans les champs de Göreme. Le ballon s’écrase au sol et immédiatement, une armée d’hommes en bleu s’affaire à replier la carcasse dégonflée. Nigel fume un clope, apparemment fier de lui, puis nous buvons un coup d’une espèce de pétillant sans alcool — ramadan oblige — que je suis loin de préférer à une bonne coupe de champagne pour ce baptême de l’air hors du commun. Il est à peine 8h00 du matin et la journée est loin d’être terminée. Le minibus me ramène à l’hôtel, où je prends à nouveau un déjeuner copieux, avant d’aller dormir un peu pour rattraper cette nuit un peu courte.
Après une bonne douche — voler dans les airs remplit de poussière — je reprends la voiture pour me diriger vers une petite ville qui se trouve bien après Nevşehir en allant vers l’ouest, ville que je traverse en essayant de trouver un distributeur d’argent de la banque partenaire de la mienne, mais j’ai beau tourner, entrer dans les petites rues encombrées et poussiéreuses, je n’arrive pas à trouver l’agence. La route jusqu’à Tatlarin me réserve quelques surprises. C’est une petite route de campagne qui n’arrête pas de tourner autour du tracé des champs et j’y rencontre des femmes bien élégantes, voilées, assises sur un tracteur, d’autres dans des carrioles tirées par des ânes souffreteux, trois hommes assis sur la même moto poussive, des vendeurs de patates sur le bord de la route, loin de tout, au beau milieu de rien, à dix kilomètres de la première maison.
La petite ville de Tatlarin est perdue, rude et pauvre. C’est une petite ville de campagne en dehors des circuits touristiques et lorsque je me gare devant la cité souterraine (Tatlarin yeraltı şehri), qui est d’ailleurs très bien indiquée (en turc), je me pose tout à coup la question de savoir si c’est ouvert. Par chance, je vois un type posté devant l’entrée, ou plutôt, qui dort dans un recoin. C’est un grand bonhomme moustachu, racé, en costume, chemise impeccablement repassée, et chaussures de villes briquées, un spectacle un peu détonnant dans ce décor poussiéreux et d’une pauvreté manifeste. Il m’emmène d’abord dans l’église de la cité. La première partie est intégralement recouverte de peintures splendides, une crucifixion abîmée recouvrant la nef, la seconde est beaucoup plus sobre. Quelques vieilles ampoules à incandescence illuminent les parties les plus belles, laissant le reste dans une pénombre qui tranche avec la luminosité du dehors.
Plan des églises de Tatlarin
Plan de la cité souterraine de Tatlarin
Église de Tatlarin — Deux des saints martyrs peints dans la voûte de la nef — Philikas et Théodoritos in La Cappadoce de Catherine Jolivet-Lévy
La Crucifixion de l’église de Tatlarin, peinte face à l’abside in La Cappadoce de Catherine Jolivet-Lévy
Les deux photos de l’intérieur de cette église sont disponibles sur CNRS éditions.
Le guide referme la porte derrière moi, laissant cette église du XIè siècle dans l’obscurité des siècles, là où il m’a été impossible de prendre la moindre photo à cause des interdictions écrites partout. Parfois, je me maudis de voir que je ne peux rapporter que des souvenirs gravés dans ma mémoire au lieu de faire comme ceux qui ne respectent pas les règles. Au moins ai-je ma conscience pour moi.
Il m’emmène dans une deuxième salle fermée par une porte blindée ; le cœur de l’antique cité creusée dans le roc.
Dans son Anabase, Xénophon, au VIè siècle av. J.-C. décrivait déjà ces habitations rupestres.
Les habitations étaient sous terre. Leur ouverture ressemblait à celle d’un puits, mais l’intérieur était spacieux. Il y avait pour le bétail des entrées creusées en terre ; les gens descendaient par une échelle. Dans ces habitations, il y avait des chèvres, des moutons, des vaches, de la volaille et les petits de ces animaux. Tout le bétail était nourri de foin à l’intérieur. Il y avait aussi du blé, de l’orge, des légumes et du vin d’orge dans des cratères. Les grains d’orge même nageaient à la surface et il y avait dedans des chalumeaux sans noeuds, les uns plus grand les autres plus petits. Quand on avait soif, il fallait prendre ces chalumeaux entre les lèvres et aspirer. Cette boisson était très forte, si l’on y versait pas d’eau. Elle était fort agréable quand on en avait pris l’habitude.
XÉNOPHON, Anabase, livre IV, chapitre V, traduction P. Chambry, éd. Garnier
Si les habitations affleurant sur les falaises de Tatlarin étaient visibles, l’entrée de cette cité n’a été découverte qu’en 1975, en raison des éboulis qui masquaient son entrée. Depuis son ouverture en 1991, on peut admirer l’enfilade de salles qui la composent. Les couloirs, parfois pas plus hauts qu’un petit mètre, permettent d’atteindre au plus profond ces salles. La première semble être une salle de vie, large, spacieuse, avec une échelle qui permet de rejoindre un système de ventilation qui remonte jusqu’à la surface. Cellier, chambres, tout y est. On y voit même des toilettes. On peut également encore voir les meules qui servaient à fermer les issues en cas d’attaques, ce qui rend le lieu foncièrement oppressant. Un tout petit couloir qui tourne à angle droit par deux fois où je rampe derrière mon guide m’emmène dans une seconde salle dont le plafond est à peine plus haut que moi. Il m’indique une bouche d’aération qui continue pendant une trentaine de mètres : l’ouverture fait 70cm de haut, mais là, c’est trop pour moi, je m’engouffre avec ma lampe torche, et avec le goulot qui se ressert, je suis pris d’une crise d’angoisse. Impossible de me retourner, je fais demi-tour le cul en l’air, à toute vitesse, la lampe torche coincée entre les dents… Mon guide se marre comme une baleine en marmonnant quelques mots en turc. Je finis par me marrer aussi, pas bien certain que ce soit à cause de mon geste ou que ce soit un rire nerveux. Je sors d’ici avec un certain empressement.
Depuis l’esplanade du parking, je regarde la vie du village s’ébrouer tendrement avec l’indiscrétion du point de vue en hauteur ; un camion chargé de sacs de jute, qui doublent sa hauteur, une jeune femme joue avec ses enfants dans la cour de sa maison. Certaines des maisons sont creusées dans le roc et n’affleurent que par les voûtes à moitié enfouies sous la terre.
Je reprends mon chemin vers Nevşehir sur une route défoncée, un autre chemin que celui de l’aller, un revêtement fait de pierres noires qui criblent le bas de caisse de la voiture dans un bruit de grenaille agaçant. Dans les champs, des courges spaghettis et des tournesols immenses. De retour aux abords de Nevşehir, je m’arrête quelques instants sur les contreforts d’un quartier abandonné où je peux voir clairement une église orthodoxe avec son plan en croix grecque, abandonnée elle aussi, meurtrie par l’histoire. Ici devaient vivre les populations grecques déplacées. Le quartier n’a visiblement jamais été réinvesti.
Je prends la route qui descend vers le sud, vers la ville de Derinkuyu où se trouve une autre cité souterraine (Derinkuyu yeraltı şehri). Celle-ci est plus impressionnante encore, elle s’étend sur 9 étages et descend à plus de 35 mètres sous le sol plat d’une ville au creux d’une vallée ; c’est la plus grande de Turquie, ce qui fait qu’elle est également plus fréquentée que celle de Tatlarin, mais tant pis, le déplacement vaut le coup.
Cette cité avait une capacité maximale de 50 000 personnes mais en abritait en moyenne 10 000, ce qui est absolument énorme. On pense qu’un tunnel caché devait rejoindre l’autre grande cité souterraine de Cappadoce, celle de Kaymaklı, distante de 9km de celle-ci. Un puits central permet la circulation de l’air, principal point de survie des habitants. On trouve au dernier sous-sol une immense salle capitulaire, qui faisait office de monastère. L’ambiance y est oppressante quand on sait qu’on a toutes ces tonnes de rochers au-dessus de nos têtes. La descente est éprouvante pour les nerfs, la remontée, un soulagement.
Billet d’entrée — Derinkuyu yeraltı şehri
Plan de coupe de la cité souterraine de Derinkuyu
Je ne cache pas que je me sens mieux à l’extérieur, sous le soleil piquant. Tout près de la sortie de la cité, se trouve une grande et belle église orthodoxe construite en croix grecque. Personne ne se trouve dans l’enclos autour, sauf une petite fille que j’ai vu deux minutes auparavant qui avait essayé de me vendre une poupée en laine. Ce qui m’a étonné chez elle, c’est son air farouche, ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus malicieux. Certainement une gitane comme il en reste tant ici, au milieu des populations, vivant discrètement leur vie nomade. Lorsque j’entre dans l’enclos, je la surprends honteuse en train de pisser contre le mur l’église.
Par le trou de la serrure de la grande porte en bronze, j’arrive à saisir l’intérieur de l’église délabrée. Piliers ouvragés, fenêtres en forme de croix, c’est un lieu obscur et mystérieux, mais encore chargé d’émotions et de spiritualité. Dommage que je ne puisse y entrer. Le sol est en revanche parfaitement arasé.
Je quitte la ville un peu trop vite à mon goût, n’ayant pas eu le temps de prendre le temps. Je m’extasie devant le chant du muezzin craché par des hauts-parleurs accrochés aux poteaux d’éclairage et devant une ancienne église reconvertie en mosquée. Ici, les maisons sont clairement de style grec, faites avec ses pierres blanches qu’on voit partout. A la sortie de la ville, je m’arrête dans une station essence abandonnée pour pisser. Bien élevé, je vais dans les toilettes, enfin, ce qu’il en reste.
Je repasse par Nevşehir, je m’arrête encore, je prends en photo des barres d’immeubles modernes laissées en jachère et qui pour le coup semblent aussi incongrues que ces maisons encore debout mais abandonnées. Les temps anciens et la modernité de cette région ne sont finalement que deux facettes d’une même identité.
Un peu affamé, je rejoins Göreme où je m’arrête pour manger un peu au Cappadocia Kebap Center, recommandé par le Routard. Service franchement désagréable, nourriture dégueulasse et chiche, c’est dans ce « restaurant » que j’ai vu des Français s’insurger et quitter la table parce que le serveur refusait de leur servir du vin, en plein ramadan. Maudits Français qui colportent notre réputation dans le monde entier… Un instant, je me suis pris à avoir honte de parler la même langue que ces gens.
Je repasse par l’hôtel pour souffler un peu. Abdullah m’accueille une fois encore avec ses grands bras dont il m’enlace pour m’embrasser ; il m’invite à m’asseoir sur la terrasse et me fait apporter un jus d’abricot (kayısısuyu) du jardin. Ses abricots sont encore un peu jeunes et pas assez sucrés, mais j’adore son intention et je lui demande de venir s’asseoir avec moi. Nous échangeons quelques mots en anglais, lui en turc ; avec les gestes, nous finissons par nous comprendre. A l’ombre de la terrasse, un petit vent frais rafraîchit ma peau cuite de soleil. Abdullah me demande où je vais après. Je lui dit que j’aimerais bien voir la vallée que j’ai vu descendre au pied de la citadelle. Il me dit que c’est la Vallée Blanche (Bağlı Dere) et m’indique en bredouillant quelques mots d’anglais, puis en demandant à Bukem de l’aider, comment m’y rendre. Je ne comprends pas tout, mais après avoir gobé mon jus, je me remets en route.
Je me retrouve à prendre un chemin dont je ne sais pas où il peut me mener, sur les plateaux qui surplombent les petites vallées de tuf creusé. Je trouve sur ces chemins des poiriers portant de tout petits fruits, des abricotiers sur lesquels je me sers frugalement, dont les fruits regorgeant de sucre me font oublier le jus d’Abdullah. Je trouve des plantes portant des gousses gonflées d’air, des fleurs d’un bleu profond, deux tortues qui rentrent leurs membres sous leur carapace quand elles me voient arriver vers elle, des hirondelles qui découpent le ciel, une terre aux couleurs ocres et vertes totalement incongrues… Je ne sais pas où se trouve exactement la Bağlı Dere mais peu importe, je suis bien ici et je termine cette journée en jouissant de cet instant précieux, fourbu de fatigue, rompu jusqu’aux os, dans la lumière du soleil déclinant.
C’est ce soir là que je fais la connaissance de Bişra, la jeune serveuse de chez Özlem, où je déguste une fantastique testi kebap, cuit et servi dans son pot en terre fendu en deux que le patron vient lui-même apporter avec sa manique et le manche du marteau avec lequel il fendille l’ouverture avec toute la théâtralité dont il est capable. Bişra est une belle jeune fille à qui je ne donnerais pas plus de vingt-ans et avec qui j’échangerai quelques mots lorsque je reviendrai en mai de l’année d’après.
C’est ce soir là que je me rends compte que tant qu’on dit merci (teşekkür ederim) quand les plats arrivent, on nous répond cette étrange formule : Afiyet olsun, qu’on peut vite traduire par bon appétit, mais qui précise qu’on puisse apprécier ce qui vient de nous être servi. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on nous le répète à chaque fois qu’on remercie pour l’arrivée d’une corbeille de pain ou d’une bière.
La Phrygie fait partie des anciennes régions de l’actuelle Turquie, située à l’ouest d’Ankara, au sud de Bursa et au nord de Konya. Les origines du peuple phrygien demeurent incertaines, même si ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils ont réoccupé d’antiques sites hittites comme Hattusa (Hattuşaş), Alacahöyük ou Alişar, situés un peu plus à l’est de cette aire géographique. Globalement on attribue à la Phrygie l’espace situé entre la Lydie et la Cappadoce et une histoire s’étalant entre le XXè et le VIIè siècle av. J.-C.
Dans la Table des Nations, le peuple phrygien est associé à Méshek (Moshek), le sixième fils de Japhet (Gn 10:2; 1 Ch 1:5) et l’on pense qu’ils ont participé aux grandes destructions liées aux mystérieux Peuples de la mer. Sa capitale est la ville de Gordion, fondée par un personnage dont on ne sait que la légende ; Gordias. Le roi phrygien, selon certains mythes grecs et selon des textes assyriens du VIIè siècle av. J.-C, aurait dédié un chariot, symbole de royauté, sur lequel il aurait lié autour du timon un nœud d’une complexité extrême que seul le futur maître de l’Asie pourrait défaire ; le fameux nœud gordien désignant par analogie un problème complexe. Celui qui défit le nœud, toujours selon la légende aurait été Alexandre le Grand, qui de son épée le trancha net, certainement un peu énervé de n’avoir pu réussir à le dénouer selon les méthodes traditionnelles ; en effet, pour défaire un nœud, il faut en trouver au moins une des extrémités, mais celui de Gordias était un nœud rentré. Toujours selon la légende. On imagine parfaitement que cette légende soit venue s’agglomérer au fait qu’Alexandre ait conquis l’Asie, lequel n’a certainement pas eu besoin de cette histoire de nœud à trancher pour accomplir ses exploits. On imagine aussi Arthur découpant le rocher à la disqueuse pour s’emparer d’Excalibur.
Tumulus de Gordion lors de son excavation en 1957
Un autre Phrygien célèbre n’est autre que le fils de Gordias, portant le nom de Midas (Mita). La légende raconte que la ville de Gordion est mise à sac par les armées des Cimmériens et que le bon tyran se suicide en buvant du sang de Taureau (Pline l’Ancien rapporte que le sang de taureau frais coagule et durcit rapidement lorsqu’il est encore frais). La légende la plus connue parlant de Midas est celle selon laquelle il aurait rencontré le satyre Silène ivre mort, l’aurait recueilli le temps de cuver son vin et l’aurait ramené auprès de Dionysos, son compagnon de boisson et accessoirement fils adoptif du satyre. En récompense, le dieu lui aurait donné la possibilité de réaliser son vœu le plus cher : Midas, un peu vénal, voulut transformer tout ce qu’il touchait en or et fut exaucé, mais lorsqu’il se rendit compte que sa nourriture et sa boisson se transformaient également en or, il implora Dionysos de le guérir. Il invita le roi à se laver les mains dans la rivière Pactole (Πακτωλός), un petit torrent de montagne aux propriétés aurifères appelé aujourd’hui Sart Çayı, également à l’origine de la richesse du mythique Crésus.
Façade de la tombe de Midas, planche tirée de G. Semper, Der Stil, Munich, 1860
La ville de Gordion présente également un immense tumulus funéraire dont le riche contenu atteste que la richesse de Midas n’est pas qu’une légende, même si on attribue de manière quasiment certaine cette tombe à son père. A l’intérieur de cet édifice funéraire, on trouve également des éléments de maintien d’époque, en bois dans un état de conservation remarquable, d’arbres dont on ne trouve plus aujourd’hui trace dans la région.
L’archéologue Federico Halbherr devant le mur du Code de Gortyne (écrit en boustrophédon) vers 1900
La langue qu’ont adopté les Phrygiens est lisible sans être parfaitement comprise et provient des principautés hittites et plus antérieurement du phénicien, tout en adoptant des similitudes avec l’alphabet grec. La particularité de cette graphie consiste dans son écriture en boustrophédon. Ce mot barbare venant du grec βουστροφηδόν signifie littéralement « bœuf qui tourne », sous-entendu le mouvement que fait le bœuf lorsqu’il laboure le champ, qui une fois arrivé à l’extrémité, repart dans l’autre sens. Une inscription en boustrophédon présente la caractéristique de présenter une première ligne écrite à l’endroit et d’une seconde ligne commençant de la droite et partant vers la gauche, en adoptant de plus un renversement des lettres en miroir, la troisième repart de gauche à droite et écrite à l’endroit, et ainsi de suite.
Quant au bonnet phrygien porté par les révolutionnaires français, il semble que son origine remonte à l’existence d’une tiare en pointe portée par le dieu hittite de l’orage, dont la pointe s’est affaissée au cours du temps et qui s’est répandue sur le pourtour méditerranéen. Les Grecs, peu au fait de cette origine, colportèrent cette légende qui veut que le roi Midas qui portait cette tiare, le faisait pour masquer les oreilles d’âne qui lui avaient poussé sur la tête. Autant préciser que le terme « Phrygien » dans la bouche d’un Grec ancien n’est pas porté par la sympathie…
Sources : Fatih Cimok, Anatolie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayınları, İstanbul, 2010
Localisation sur Google Maps (les noms antiques sont suivis de leur nom turc moderne) :
Rescapés des intégrismes et des pogroms, libertaires par essence, atypiques par leurs croyances, les alévis ne sont pas beaucoup aimés du reste de la communauté musulmane, a fortiori parce que leur foi a pour origine la branche mal-aimée de l’islam ; le chiisme. Le mot alévi lui-même signifie adepte d’Ali, le gendre du prophète, celui par lequel le chiisme a fait dissidence.
Au cours de mes péripéties, j’ai pu moi-même me rendre compte que si les alévis sont regardés de travers, considérés comme des illuminés, voire comme des fous (pas au sens fanatiques) et malgré leur liturgie peu orthodoxe, ils n’en sont pas moins respectés, même si par le passé, cela ne fut pas toujours le cas. Absolument pas minoritaires en Turquie (1 Turc sur 4 est alévi, les statistiques officielles faisant plutôt état de 10 à 15% de la population), un musulman sunnite vous accompagnera tout de même volontiers au tekke ou à la cem evi le plus proche si le cœur vous en dit, mais il n’est pas dit qu’on vous propose d’assister au sema avec vous, il ne faut tout de même pas exagérer.
Voici un extrait du livre de Sébastien de Courtois (Un thé à İstanbul, récit d’une ville) nous en apprenant un peu plus sur ces religieux d’un autre genre qui pratiquent leur foi dans un étrange syncrétisme. Rencontre avec Mehmet.
Si les alévis de Turquie sont considérés comme des « musulmans » par l’office des cultes, leurs pratiques rituelles n’ont rien à voir avec l’islam orthodoxe, ni même avec l’islam tout court étant donné qu’ils n’en respectent aucun des piliers. Ils ne vont pas à la mosquée, m’explique Alberto, spécialiste de la question, ne lisent pas le Coran et, au pèlerinage de La Mecque, ils préfèrent celui plus proche de Haci Bektaş, une saint homme de Cappadoce. De même, les cinq prières quotidiennes ne leur sont pas familières, comme le jeûne du ramadan qu’ils ne respectent pas, et — comble d’hérésie — ils n’hésitent pas à jurer sur la tête du Prophète. Le portrait d’Ali, le gendre du Prophète, trône dans leurs maisons de prière, les cem evi, à côté du saint cappadocien et d’un Atatürk représenté en odeur de sainteté. Une étrange trinité chamanique qui n’est pas pour me déplaire tant elle est surréaliste. Il faudrait plutôt voir dans l’alévisme turc — qui concerne près de 25% de la population, tout de même — un maintien de croyances présislamiques liées au parcours des peuples turcs en Asie, avec une touche d’influence chrétienne, comme des réminiscences de cultures plus anciennes.
Mehmet est fier de sa religion. Une identité qui fait de lui un être à part dans la société turque, comme l’ensemble de ses congénères. Digne descendant de ses aïeux, il conspue régulièrement toute forme d’autoritarisme religieux et reste un fervent défenseur de la laïcité et du sécularisme. « Chacun chez soi, me dit-il souvent, les imams à la mosquée ! » Aux dires de certains observateurs — dont je suis —, si la Turquie n’a pas encore basculé dans le camp de l’obscurantisme, c’est grâce à cette minorité de râleurs nés. Les quartiers alévis ne se mélangent pas avec ceux des sunnites, les deux groupes se regardant en chien de faïence et suspectant l’autre d’un mauvais coup. Ils aiment la musique, la transmission des cultures locales, dont celle des bardes, les aşık, qui ont porté jusqu’à nous des siècles de mémoire orale.
J’ai compris la spécificité des alévis en assistant à leur culte dans une cem evi située au dernier étage d’un immeuble moderne du quartier de Yenibosna. Rien de bien attractif en apparence — une tour vitrée près d’un périphérique —, mais je découvris là le terrain d’une magie secrète bercée par les chants, les danses où hommes et femmes se meuvent pour des rituels qui me semblaient sorti du journal d’exploration d’un découvreur de campagnes turques au Moyen-Âge.
Un autre genre de voyage dans la ville, celui des sectes, confréries et ordres mystiques. Mehmet m’avait introduit dans cet univers de signes et de symboles. Le dede, le maitre spirituel, était l’un de ses parents éloignés. Il m’avait placé au premier rang, en signe de respect pour l’invité, dans une sorte d’amphithéâtre miniature. Je découvrais un autre aspect de mon ami, celui d’un homme respecté dans sa communauté pour ses ascendances familiales car, dans la croyance alévie, on croit à la transmigration des âmes — la réincarnation, pour être précis —, et son lignage était honorable. « On ne parle pas de mort », me dit-il, mais plutôt de « passage », ce qui aidait à dédramatiser le terrible accident de son frère.
Sébastien de Courtois, Un thé à İstanbul, récit d’une ville Le Passeur éditions, coll. Chemins d’étoiles, 2014