Dec 29, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Bangkok m’a accueillie en plein milieu de la nuit, avec les cris avinés des Russes qui barbotaient dans la piscine trop grande pour eux. Première sensation dans cette ville tentaculaire ; une impression de fatras incontrôlé, des blocs de quartiers nocturnes placés les uns à côté des autres et n’ayant aucun autre rapport entre eux que leurs racines, l’idée peut-être lointaine que quelque chose les relie par le sang ou la religion, quelque chose comme ça, d’aussi vague et imprécis qu’une croyance en un Dieu éteint depuis longtemps, je ne saurais comment dire. Peut-être cette impression m’est elle donnée par l’omniprésence des icônes de ces vieux rois qu’on trouve sur des photos jaunies, portant tous à peu près le même prénom et ne distinguant que par un numéro… la dynastie Chakri s’est dotée d’un seul et même prénom, Rama. Rama Ier, Rama III, Rama V, Rama VIII, Rama IX, l’actuel roi Bhumibol Adulyadej, dont les petites lunettes et l’air un peu absent lui confèrent une image pas très solennelle, un peu… (chut, insulter le roi est un crime de lèse-majesté). Il règne depuis 1950, étant ainsi un des plus anciens monarques du monde.



Au petit matin, je sors de l’hôtel pour aller à la rencontre de ce quartier qui m’a été conseillé par une personne qui connaît bien Bangkok. J’ai l’impression qu’ici rien n’est vraiment central, ni vraiment ordonné. Alors je me laisse porter, je verrai bien ce qu’il en est.
L’avenue Wisut Kasat est une artère laborieuse de moyenne importance, donnant d’un côté sur un auto-pont doublant la circulation à partir du pont Rama VIII, de l’autre côté jusqu’à J.P.R. junction (ne me demandez pas pourquoi ça s’appelle comme ça), là où l’avenue rejoint Ratchadamnoen Nok Road, au carrefour duquel se trouve un immense portrait de la reine Sirikit Kitiyakara. Ce qui me surprend tout de suite, c’est la chaleur, accablante déjà dès le matin, mais surtout l’odeur, un mélange de diesel lourd et de pourriture marécageuse. Il faut dire que les premiers khlongs (canaux) ne sont qu’à quelques centaines de mètres d’ici, à peine plus loin que les rives de la Chao Phraya. Sur cette avenue, nombre de magasins sont fermés, comme abandonnés ; le soir on peut voir des rats et des cafards, les uns presque aussi gros que les autres, aller et venir par les interstices de ces rideaux de fer baissés. La journée, certaines ouvrent pour laisser place à des ateliers de mécanique automobile. On répare de tout ici, des mobylettes, des tuk-tuks, de voitures désossées à même le trottoir, déversant l’huile de leur pont dans les caniveaux poisseux. Derrière le bruit des scies électriques et des ponceuses, des bruits de marteau sur la tôle, derrière les grincements et les stridulations, des hommes transpirent toute l’eau de leur corps dans des échoppes aveugles et encombrées, dans l’atmosphère lourde et confinée, empuantie par l’odeur épaisse de la fumée de cigarette.


Dans cette artère à taille humaine, où l’on compte encore sur des trottoirs, dans cette ville où si vous exprimez le souhait de marcher, on vous répond gentiment « don’t… », je tombe sur une ouverture sous un portail taillé comme l’entrée d’un temple. Des voitures et des motos entrent et sortent d’ici, à un rythme assez soutenu sous un soleil écrasant dans un ciel à peine nuageux. Si j’arrive jusqu’ici, c’est parce que de loin, j’ai vu émerger la tête haute et aplatie d’un Bouddha géant. C’est pour concrétiser cette vision que je me dirige dans cet enchevêtrement de bâtiments posés les uns à côté des autres afin de voir cette statue qui paraît complètement inappropriée dans cette ville qui semble n’avoir pas de frontières…


Derrière le portail du temple Wat Intharawihan (วัดอินทรวิหาร), c’est toute une petite ville qui s’est organisée là, avec son marché, une école, des temples posés les uns à côté des autres, et une place autour de laquelle gravitent d’autres temples. Des moines parcourent la cité sur un espace intégralement recouvert de carrelage ; certains sont mêmes recouverts d’un beau marbre lustré que les jours de pluie doivent rendre glissant comme des pommes pourries. Tout est abrité du soleil, créant une ombre orangée empêchant l’air de circuler. Tout dans cette ville semble être fait pour empêcher de respirer normalement ; quand ce n’est pas la pollution, ce sont des espaces confinés dans un air sans vent, où le recours à un éventail semble être la seule solution viable pour éviter un malaise. On vient ici se recueillir, que ce soit en ayant l’intention de frapper les cloches du temple ou alors de déposer des offrandes devant les multiples autels lardés de bâtons d’encens et de colliers de fleurs orange, de pots plantés d’étranges plantes. A l’intérieur d’une petite cabane, je découvre une statue de cire étonnamment vivante à tel point que je ressors de là troublé, ne sachant s’il s’agit d’un humain ou pas ; j’apprendrai plus tard, dans un premier temps pour avoir croisé de multiples fois le visage buriné de cet homme rabougri à l’intérieur des temples, que c’est la statue de Luang Pu Thuat (หลวงปู่ทวด), né en 1582 et mort cent ans plus tard et surtout connu pour avoir accompli des miracles. Il est étonnant de voir à quel point les rois de la dynastie Chakri sont autant révérés que les personnes religieux les plus importants.





Il règne ici une ambiance à la fois fébrile autour des prières et des offrandes, mais également un certain calme que chaque personne en prière semble s’approprier au beau milieu de cette ville endiablée. Chacune de ces images donne l’impression que nous nous trouvons dans un grand centre de prière reculé sur une montagne éloignée de tout, un lieu de pèlerinage hors du commun, mais ce n’est qu’un temple parmi d’autres, comme il en existe des centaines au travers de la ville, un temple très fréquenté car ici la religion, contrairement à la France, même si nous avons toujours plus ou moins une église dans chaque ville, est omniprésente. Une pause au travail et hop on vient prier, une balade en famille et hop on passe par le temple… Tout ici semble étrangement banal, étonnamment normal, à part peut-être cette énorme statue Bouddha de 32 mètres de haut commencée en 1867.




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Nov 22, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Voilà. Ko Phangan, c’est terminé. Quelques jours dans un enfer vert qui ressemble au paradis. Il fait 32°C sur les rives du Golfe de Thaïlande tandis qu’à Paris, la température de la journée ne dépasse pas les 7°C. C’est aujourd’hui le 10 mars, jour de l’anniversaire de ma grand-mère et à qui je pense énormément, parce qu’elle est seule en ce jour particulier. Je lui envoie un e‑mail qu’elle lira, je l’espère, dans la journée, avec quelques heures de décalage.
Ce soir, je serai projeté dans la grande métropole, à Bangkok, « Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn » Sacré programme, mais je n’en suis pas encore là. Pour l’heure, je suis englué dans une torpeur moite. Hier soir, avec le peu de connexion internet que j’ai réussi à stabiliser, j’ai réussi à trouver un billet pour le lendemain soir pour l’aéroport Suvarnabhumi, départ à 21h30, ce qui me laisse finalement encore un peu de temps pour profiter de cette plage qui court au pied de l’hôtel. Précautionneux, j’ai envoyé dans la foulée un mail à l’hôtel où je suis censé arriver que je serai là certainement après 23h00 en demandant si ça ne posait pas de souci, mais aucune réponse, silence radio… Le check-in sur internet ne fonctionne pas ce matin. Aurais-je des raisons de m’inquiéter ? Trop d’incertitudes d’un seul coup ; le voyage reste trop incertain pour mon esprit qui a besoin d’être rassuré.

Petit déjeuner, chambre libérée, les valises en consigne à la réception. La fille me donne une serviette pour aller à la plage où je reste deux bonnes heures à me dissoudre comme un sucre candi dans une tasse de thé. Sur la plage, un chien a fait son trou dans le sable et se morfond à l’ombre. Dernier déjeuner devant le spectacle de l’eau qui clapote et le soleil qui écrase les pentes arborées plongeant dans la mer turquoise. Ma valise part en scooter pour rejoindre le taxi tout en haut du chemin escarpé ; on a tout prévu à ma place. Le taxi, les billets du bateau pour rejoindre Samui, le transfert à l’aéroport… C’est impressionnant de voir à quel point tout ceci est coordonné par des personnes qui n’ont qu’un seul intérêt : se montrer hospitaliers pour que vous ayiez le moins de choses possibles à penser, et c’est exactement ce qui se passe. Je salue les deux serveurs du restaurant, Mr Sim et Mr Sia, que je remercie d’un wai respectueux qu’ils me rendent au centuple. Ce sera mon dernier signe ici, comme le moment d’une rupture qui, à ce moment-là sans le savoir, n’en était pas vraiment une.

Le taxi conduit comme une brute et passe par une route qui n’est pas la route côtière que j’ai vue tout au long de cette semaine. Il me fait presque regretter de ne pas avoir loué de scooter pour visiter l’intérieur de l’île, en passant devant des temples que j’aurais aimé visiter. Il me dépose sur le port en me lançant une formule qui me fait encore rire aujourd’hui ; Thank you Khrap… J’en ris parce que j’ai bien saisi que les formules de politesse sont ponctuées de ces petites particules finales, khrap si c’est un homme qui parle, peu importe le sexe de la personne à qui il s’adresse, ka (son long) si c’est une femme qui parle. Le merci prononcé par un homme donne quelque chose comme khop kun khrap (le r après le kh est une sorte de son aspiré qui fait qu’on ne le prononce pas). Ce qui signifie que le taxi, avec ses cheveux longs et son éternelle casquette de base-ball défraîchie mélange allégrement le merci anglais avec la formule de politesse thaïe.


Le hall de la gare maritime est un vaste hangar ouvert aux quatre vents autour duquel gravitent les stands des compagnies maritimes et dans lequel le vent s’engouffre de tous les côtés, faisant de cette étuve métallique un lieu finalement assez frais. Laissant ma valise dans l’enclos prévu à cet effet, l’étiquette de la compagnie Seatran Discovery Link collée sur la poitrine, je longe le quai jusqu’aux échoppes ambulantes installées autour de motos trafiquées vendant pad thaï et jus de fruits frais, canettes de soda et mangoustans blets sous un soleil implacable donnant une teinte jaune chaleureuse aux lieux. L’attente est longue. J’attends sous l’abri, morfondu sur un banc en ferraille, transpirant comme une vache, tandis qu’une petite musique hippie locale finit d’endormir tous ceux qui font la même chose que moi, c’est-à-dire rien, rien d’autre qu’attendre. Attendre ici est une dimension différente de ce que peut signifier l’attente dans une gare ou à un arrêt de bus chez nous, moment qui me paraît toujours interminable et fastidieux. Je ne saurais dire si c’est la chaleur ou l’ambiance, terriblement décontractée, qui fait que ces moments de pure oisiveté deviennent à la fois précieux et consistants. Une femme qui vend des billets pour une traversée est vautrée dans une chaise longue, n’attendant qu’une seule chose, qu’on la dérange. Une grosse peluche de télétubby pendouille sur une chaise en bois à ses côtés. De l’autre côté du quai, des cartons de marchandises attendent sous un toit en tôle près d’un bateau en bois sur lequel sont peints en gros les mots Suratthani-Koh Phangan. Sur la cabine peinte en blanc et rose est écrite une inscription ondulante : N. Sandeemanethrup 5. Le nom du propriétaire ? Sur son pont, des dizaines de sacs de pommes de terre et d’autres légumes indéfinissables, exposés en plein soleil. C’est sur ce quai que je quitte l’île, où le temps s’est étiré comme un vieux chewing-gum collé à mes semelles.



Je monte sur le bateau qui crache une épaisse fumée noire et m’installe sur le pont arrière, complètement découvert, le soleil en pleine face. Un drapeau thaï flotte dans le vent tandis que le port de Thong Sala disparaît dans la lumière de cette fin de journée un peu magique. Quelques pages lues, assis par terre, arrivent à tromper le doux ennui dans lequel je me drape, entre deux bouchées d’un sandwich au thon presque sans saveur. Samui arrive en ligne de mire et le débarquement se fait dans un joyeux bordel et tout le monde monte dans les vans climatisés qui font le transit jusqu’à l’aéroport à moins de dix minutes de route. L’aéroport est un lieu coquet, affublé d’une allée imitant le luxe surfait d’une avenue digne de Singapour ou de Kuala Lumpur où se succèdent boutiques de luxe et restaurants. La salle d’attente est vaste et confortable ; le mur des toilettes est un immense aquarium où végètent d’énormes poissons rouges aux yeux globuleux. Je m’installe dans la salle d’attente pour un bon moment, j’ai trois heures d’attente pour mon vol, qui n’est même pas encore affiché. Je dévore les pages de mon livre d’un air distrait tandis que les ATR-72 décollent et atterrissent sans discontinuer, dans un vacarme de turbo-propulseurs que personne ne semble plus remarquer. Je me rends compte à quel point le temps n’a plus la même valeur, et pendant ces quelques jours ici, j’ai l’impression de m’être laissé désarmer par une ambiance où le temps s’est affaissé. C’est certainement ça le sens du mot “se reposer”. Je me sens incroyablement bien ici, sans présumer de ce que je vais trouver à Bangkok et qu’à ce moment-là je m’imagine comme étant une capitale de province, douce et calme. Je suis un gros naïf.


Dans l’avion, les gens sont bruyants. Derrière moi, deux Italiennes doivent se croire dans leur salon. Les deux hôtesses sont magnifiques, un physique d’une finesse toute thaï, une d’elle a les yeux très bridés et fins, l’autre porte un bermuda court, les cheveux coupés au carré et un sourire craquant. Il y a cinq jours, un avion du même type s’est écrasé dans l’intérieur de la Thaïlande, sur la même compagnie (Bangkok Airways), mais le mien se pose sans encombre sur le tarmac de Suvarnabhumi. Je récupère ma valise sur laquelle un bandeau jaune a été collé ; Security checked. Je ne sais pas trop si elle a été ouverte ou non. J’attrape un taxi qui roule comme un dingue jusque dans le centre de Bangkok. Il faut payer un péage en plus de la course, déjà chère. Le chauffeur, un type d’une quarantaine d’années veut absolument m’emmener le lendemain voir des tigres drogués à 250km de là et un marché flottant “typical”. Je suis obligé de lui dire que je repars demain pour qu’il arrête d’essayer de me vendre sa soupe tiède. La ville que je traverse me donne l’impression d’être dans le quartier de La Défense, juste à côté de Paris, à cette différence près que ça semble s’étendre sur des dizaines de kilomètres. Juste avant d’arriver à l’hôtel Golden Tulip (qui n’existe plus aujourd’hui sous ce nom), c’est un quartier de petites rues sans personne. Wisutkasat Rd est une artère passante où la route passe sur deux étages. Il est temps pour moi de poser ma valise. Un 7/11 encore ouvert alors qu’il est minuit et demi me permet de me restaurer d’un fanta, un paquet de chips et d’un bol de nouilles déshydratées que je me prépare avant de tenter de m’endormir ; la chambre donne sur la piscine dans laquelle barbotent en braillant de jeunes Russes pleins de bière que personne ne rabroue.
Bangkok est là, sous mes pieds, mais je sens d’ores et déjà que ce ne sera pas la même histoire que Phangan…
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Nov 11, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Mu Ko Ang Thong (อ่างทอง, bol d’or) est un parc national marin, accroché à un chapelet d’îles pour la plupart inhabitées. Situées à mi-chemin entre Ko Phangan et le continent, c’est un petit paradis dans lequel on ne peut se rendre que sur des bateaux de fortune dont le tirant d’eau ne permet même pas de s’approcher suffisamment pour accoster. 42 îles sur une superficie de 102 km2, dont seulement 18 sont des terres. Le reste ce ne sont que rochers affleurant. Seulement 20 habitants. C’est tout ce qu’on peut dire de cet émiettement.



Le taxi qui m’emmène à Thong Sala n’est en réalité qu’un pick-up sans bâche où l’on doit se tenir à des barres de métal pour éviter de se retrouver projeté sur la route. Avant d’arriver au port, il ramasse une américaine d’une cinquantaine d’années, simplement vêtue d’un short de boxe thaï et d’un tee-shirt fluo sur lequel éclatent les mots full moon party. Ça donne tout de suite le ton. Elle a la peau des joues grêlée, une voix nasillarde avec une horrible accent américain et le teint frais de la fêtarde qui ne sait pas s’arrêter. En arrivant au port, le taxi avance jusqu’au bout de la jetée. Il a à peine la place de passer, mais il insiste et repart en marche arrière comme si de rien n’était. Le bateau qui attend là est une coquille de noix constellée d’étoiles blanches peintes à la main, baché de sacs à patates en guise de pare-soleil. On nous sert un café déshydraté trop fort avec des tranches d’ananas et de pastèque et des donuts baignant dans leur huile de friture, de quoi se vider avant le départ en mer. Ne sachant pas réellement ce qui m’attendait ce jour-là, j’espérais simplement que le chemin ne serait pas trop long, car monter sur ce genre de rafiot tient plus du suicide que de la belle excursion en mer.





Il met les gaz et me voilà parti pour une heure et demie de navigation sur une mer un peu agitée, sous un soleil de plomb se réverbérant sur une eau d’un beau bleu uni, me mordant la peau dès les premiers rayons. Le bateau fait un arrêt devant les rochers d’une des îles les plus au nord, Ko Wao Yai, un bout de rocher sans rien autour. Il paraît qu’ici c’est un des plus beaux spots de plongée du coin. J’entends la chaîne couler sur la fonte de l’écubier et se ficher dans la roche marine, à une quinzaine de mètres si je calcule bien. A peine le bateau arrêté, tout le monde plonge du ponton, masque et tuba fiché sur la tête. En ce qui me concerne, je reste un peu circonspect. Le bateau bouge pas mal et les courants semblent fort, mais tous n’hésitent pas à un seul instant à plonger dans l’eau turquoise. Appréciant la nage en mer autant que si j’allais me faire circoncire, je descends doucement dans l’eau qui tient ses promesses, les courants sont forts et m’angoissent déjà. En plongeant sous l’eau, je me rends compte que j’avais raison ; il y a effectivement une quinzaine de mètres d’eau sous mes pieds. C’en est trop pour moi, je remonte à la surface et m’accroche au bateau, pris d’une panique incontrôlable. En bon descendant de Bretons, je préfère amplement me trouver sur l’eau que dedans, a fortiori si les fonds ne sont pas à portée de mes pieds. Je n’ai jamais aimé ça, je me l’étais confirmé en nageant dans les eaux transparentes de la baie de Kekova, dans le sud de la Turquie. Ces conneries ne sont pas pour moi… Je préfère regarder l’horizon qui s’ouvre devant moi. Quelques bateaux de pêcheurs de calamars sont amarrés sur les bas-fonds.





La prochaine étape est une île sur laquelle le bateau fait escale, Ko Mae Ko. On trouve ici une curiosité géographique puisqu’après avoir gravi quelques chemins bien raides pendant une bonne demi-heure, entourés de roches volcaniques coupantes comme des rasoirs, on arrive face à un lac d’eau de mer, d’une couleur d’émeraude étincelante, le Thale Nai. Perché bien au-dessus du niveau de la mer, c’est à n’y rien comprendre. Comment cette eau salée a pu se retrouver encerclée ainsi et surtout à une telle hauteur ? Entourée d’escarpements de calcaire, on ne peut pas y descendre, on ne peut que s’approcher de la surface éclatante de l’eau dans laquelle on peut voir des petits poissons sans couleur s’ébattre. Là encore, le mystère en entier. Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ?… De l’autre côté, on a une vue impressionnante sur l’archipel qui s’étend aux pieds de l’île. En redescendant du lac, je prends le temps de me baigner dans une petite crique à l’eau calme, où je peux voir mes pieds toucher le sol, ce qui est à peu près la seule chose rassurante pour moi… Je me vautre dans cette eau d’une chaleur incroyable où de tout petits poissons viennent s’enquérir de ma présence.
Le bateau repart tranquillement sur une mer d’huile, protégée par la proximité des autres îles. Il s’arrête à bonne distance de la côte et les garçons de bord nous donnent des sacs étanches pour mettre nos affaires… je ne comprends pas trop ce qui se passe et je commence à avoir peur qu’on nous invite à rejoindre l’île à la nage… En réalité, des bateaux à moteur, les fameux long-tail boats (เรือหางยาว, Ruea Hang Yao), viennent nous chercher pour accoster. Le tirant d’eau n’est pas suffisant pour que le gros bateau puisse s’approcher. Le problème, c’est que les long-tail boats n’arrivent pas non plus à s’approcher de la plage, et c’est là que je comprends l’intérêt des sacs étanches. Il faut plonger dans l’eau jusqu’à la tête pour arriver sur l’île… Un peu sportif et surprenant, mais ça ne manque pas de charme. Me voici enfin sur la dernière île, la plus grande, Ko Wua Ta Lap.






Mon genou me fait souffrir et l’invitation à monter au sommet de l’île pour aller admirer l’archipel n’est plus de mise, mais ce que je vais découvrir ici aura largement compensé le spectacle promis. En effet, au pied de la montagne, à quelques mètres au-dessus de moi, vivent des petits singes arboricoles absolument pas farouches. Ce sont des « Dusky leaf monkey » ou Langur (Trachypithecus obscurus, Semnopithèque obscur) qui se déplacent en famille. Je reste à les admirer pendant de longues minutes, m’amusant de leurs cabrioles et facéties, pendus par les pieds, ou mordillant leur queue…



La journée touche à sa fin. Pendant que le reste de la troupe est partie trekker dans les hauteurs, je m’allonge à l’ombre des palmiers, dans un calme originel et je profite pendant de longues minutes d’une plage déserte cachée du soleil, le temps de reposer ma peau de la morsure du soleil et de profiter d’une eau plus chaude que tout ce que j’ai connu jusqu’ici. Le ressac des vagues me donne l’impression d’une Bretagne transplantée sous les cocotiers, sous des franges d’épiphytes sauvages et de fougères ruisselantes d’eau. Ce sont des moments rares, où le temps n’a plus d’importance, où l’on se retrouve seul avec l’impression que le monde est à nos pieds. Ma peau me brûle terriblement mais mon esprit est empli d’une sérénité que seul l’éloignement de tout permet. Il est des bouts du monde qui ne se laissent apprivoiser à moins d’avoir laissé tomber quelque chose en chemin.




Le bateau retourne à pleins gaz vers Ko Phangan, après m’être contorsionné pour remonter sur le long-tail boat, mettant mon genou à rude épreuve. Au début de la course, je m’amuse de voir les vagues traverser le pont et les bordées frappées par les creux que nous prenons de côté. Mais le Golfe de Thaïlande n’a d’idyllique que le nom. C’est en réalité un enfer capricieux qu’il faut traverser avec l’estomac bien accroché. Dans une belle lumière de fin de journée, le bateau laisse entendre des craquements effrayants de bois pourri. En attardant un peu mon regard sur la structure du bastingage, je m’aperçois qu’il y a des fissures partout et c’est finalement la cabine entière qui semble accrochée à un fil au-dessus de nos têtes. La traversée n’en finit pas. Certains sont malades et le parquet de bois brut finit maculé de vomissures. A l’arrière, je me rends compte que deux des garçons de bord ont ouvert la cale où se trouve le moteur et écopent avec une belle ardeur l’eau qui s’infiltre partout. Je manque de tourner de l’œil en me disant que si le moteur finit noyé, nous allons devoir rester là une bonne partie de la nuit avant qu’on vienne nous chercher. Mais dans l’équipage, personne ne semble inquiet.
Je suis finalement rentré entier à Ko Phangan, mais on ne m’y reprendra pas. La mer n’est pas un jeu et embarquer sur un bateau comme celui-ci est tout simplement irraisonnable. J’en ris maintenant, mais je n’ai jamais été aussi angoissé sur la mer. A croire que c’est à prix-là qu’on accède au paradis… ou à l’enfer…
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Nov 3, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Je l’ai déjà dit plusieurs fois, Ko Phangan est une petite île du Golfe de Thaïlande, isolée du reste du monde bruyant. Petite île donc, mais peu praticable à pied. Il vaut mieux ici se déplacer en taxi ou à scooter. Tous les ans, des conducteurs imprudents perdent la vie sur cette île, d’ailleurs réputée pour cela, parce que les routes y sont étroites, mal entretenues, les conducteurs souvent alcoolisés et la présence policière nulle, parce que beaucoup de personnes ne font pas attention, doublent n’importe comment. Je crois que le pire, c’est de se trouver nez-à-nez avec un occidental qui a, l’espace de quelques instants, oublié qu’on roule à gauche en Thaïlande. Mais ne parlons pas de ce qui pourrait arriver ou de ce qui n’est pas arrivé, mais bien plutôt de l’expérience intéressante que procure le scooter sur cette petite île avec ses montées et descentes vertigineuses, ses routes parfois sans aucun revêtement, les branches de palmiers qui tombent sur la route et les chiens qui vous regardent d’un air débonnaire tandis que vous les klaxonnez pour qu’ils se poussent. C’est certainement le meilleur moyen de prendre le temps de voir l’île comme on le souhaite, de s’arrêter là et quand on veut, sans être dépendant des caprices d’un taxi qui roule souvent trop vite.
Je me suis donc amusé à prendre cette petite vidéo, depuis le centre de l’île jusqu’à l’hôtel, avec une bande originale pour le moins locale puisque chantée par Luk Phrae Urai Phon (cliquez pour voir la vidéo originale, à tous les sens du terme), une vraie star Thaï.
Mettez votre casque, chaussez vos lunettes pour éviter les bestioles et c’est parti pour cinq minutes de course folle sur les route thaïlandaises !!
https://youtu.be/e_0K8TE9I6M
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Oct 31, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Haad Chaloklum. Petite station balnéaire tout au nord de Ko Phangan, dernier point sur la route ouest de l’île. Pour continuer à l’est, trois possibilités ; il faut revenir sur Thong Sala par la route, c’est-à-dire tout au sud, ou alors prendre un taxi-boat pour rejoindre les plages plus à l’est. Dernière solution, traverser la barrière montagneuse qui découpe l’île en deux sur sa partie la plus septentrionale, quitte à affronter une forêt inhospitalière et dense que, partout, on vous déconseille fortement de pénétrer. C’est dire si Chaloklum fait figure de bout du monde. Un bout du monde battu par le vent chargé d’eau qui se déverse en trombes sur cette petite anse où les pêcheurs de calamars ont élu domicile pour leur activité.


Sur la côte, on vous prévient gentiment que vous êtes dans une zone soumise aux tsunamis et qu’en cas de problèmes, un système de sirène vous alerte et vous enjoint de rejoindre à toute vitesse les hauteurs. Le décor est planté. On est ici soumis au danger de la mer, de la nature toute puissante dans un décor de rêve, à l’ombre des cocotiers et sur le sable fin, dans une eau qui frise les 30°C.


Chaloklum, c’est deux ou trois rues bordées de commerces tenus dans des cabanes en tôle ondulée, des épiceries qui ne disent pas leur nom, des baraques de pêcheurs, quelques petits restaurants qui ne paient pas de mine et au milieu de tout ce petit monde, un temple, le Wat Chaloklum. Impressionné par les lieux de ce petit endroit sans prétention, je n’ai même pas osé entrer ; certainement parce que j’étais trempé comme une soupe, rincé par une averse qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter. C’est aussi la première fois que je suis confronté de plein fouet à cette religion que je connais mal et qui adore, en plus d’un Bouddha omniprésent, des milliers d’êtres spirituels aux qualités pas toutes recommandables.
La mer a cette tristesse des lendemains de jours d’excès, lorsque la pluie revient ; la plage garde les stigmates d’une nuit trop agitée, à la limite de la nausée. Une simple balançoire accrochée à un palmier penché au-dessus du sable semble attendre qu’on joue avec elle, comme une petite fille abandonnée. L’agitation de la houle empêche visiblement les bateaux de sortir, alors que tout semblait si animé lorsque je suis passé ici avant de rejoindre l’hôtel. Pourtant ici, le sol sèche vite après la pluie, mais l’agitation de la mer trahit que la nature est bien plus perverse qu’une simple ondée, qu’elle est bien plus pernicieuse qu’il n’y paraît.

Sur le front de mer, des claies sont suspendues à un mètre du sol sur un terrain où rien ne pousse. Si je ne les avais pas vues la veille, je n’aurais jamais su ce qu’on y faisait ; ce sont en fait des cadres de bois sur lesquels on tend des filets de pêche tout fins et sur lesquels sèchent les calamars fraichement péchés et salés. Une odeur de mort flotte dans l’air. J’imagine parfaitement les pauvres petites bêtes sécher au soleil torride de Thaïlande, leurs sucs gouttant dans le sol meuble au fur et à mesure de leur lente dessiccation pour finir sur les marchés ambulants de Bangkok, fins comme des cartes à jouer translucides, croquants comme des chips de pomme de terre.


Assise sur le rebord en béton, une femme que la soixantaine a cueillie plus rapidement qu’elle ne l’avait imaginé, a laissé ses chaussures derrière elle pour regarder la mer clapoter sous les pontons, à l’ombre d’un jacquier imposant menaçant de laisser tomber ses énormes fruits aux milliers de petits piquants. Elle semble si triste et si sereine à la fois qu’elle attire inévitablement sur elle une ombre de sympathie.


Dans une petite épicerie au bord de la route, j’achète des petits citrons verts qu’on appelle ici manao (มะนาว, Citrus aurantiifolia), des feuilles de combava (มะกรูด, Citrus hystrix) et des cigarettes de tabac roulé qu’on appelle cheroots. On trouve de tout et de rien dans ce petit hangar surchargé d’étagères, de la casserole en fer blanc au paquet de mouchoirs, en passant par des fruits et légumes à l’aspect pas toujours reconnaissable.


Dans l’enceinte du temple, il commence à pleuvoir des trombes, l’averse bat son plein tandis que les montagnes environnantes s’entourent de nuages épais aussi statiques que des bouddhas endormis. Je trouve refuge sous un abri qui est en réalité une salle de massage en plein air. Un vieux bonhomme avec un balai à la main m’invite à me mettre à l’abri dans son antre autour de laquelle sont accrochés par des fils de fer des épiphytes logées dans des petits pots en aluminium, donnant au lieu un air aérien et tropical. Tout autour de l’enceinte du temple sont disposées des niches où reposent les souvenirs des ancêtres accompagnés le plus souvent d’une petite photo encadrée, faisant planer une onde de respectabilité sur les lieux, déjà empreints de la quiétude qui sied aux lieux de croyances. Un moine replet passe tranquillement sous son parapluie pour aller fermer les volets du temple avant de retourner tout aussi tranquillement de là où il est arrivé, passant à côté d’un kiosque où dorment de mauvais garçons moustachus accompagnées de chiens tout aussi mauvais qui semblent faire la révérence à l’homme habillé de safran. Le vieux du salon de massage me parle en me montrant la pluie, semblant me dire que ça ne s’arrête pas. Effectivement, ça ne s’arrête pas et je me décide enfin à retourner à l’épicerie où je trouverai un poncho plastique fabriqué au Vietnam.



Dans un des petits restaurants d’une autre rue, je m’attable pour déjeuner d’un tom kha kaï et d’un pad thaï préparés dans une cuisine de fortune à côté de la chambre du bébé, une chambre aveugle et chaotique. Le fils qui n’a pas cinq ans va acheter des fruits à l’épicerie d’en face, tandis que la petite fille, plus jeune encore, s’extasie devant un karaoké qui passe à la télé. A la fin du repas, le père me propose de me ramener à Haad Salad avec sa voiture pour un prix tout à fait modeste.

Le temps s’étire à Haad Chaloklum tandis que la plage attend sagement les ravages d’un tsunami. Il n’y a rien à faire ici à part regarder le temps passer et la pluie s’écraser en grosses gouttes sur les feuilles d’un beau vert tendre des bananiers. De temps en temps, on entend les noix de coco tomber dans un bruit sourd de toute leur hauteur dans l’herbe grasse où paissent des buffles gras. Même les chiens s’ennuient ferme, l’œil à moitié fermé pendant qu’ils dorment sur le bord de la route, et parfois même au beau milieu des carrefours. Il va falloir que j’apprenne à goûter de ce temps qui ne s’écoule pas d’une manière connue.

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