Jan 3, 2014 | Barattages |
J’aurais dit putain, mais bon… Pour bien commencer l’année, en lieu et place de vœux, parlons d’argent avec ce texte de toute beauté que seul Shakespeare eût pu écrire.
— O soleil, bienfaisant générateur, fais sortir de la terre une humidité empestée, infecte l’air sous l’orbe de ta sœur! Prends deux frères jumeaux nourris dans le même sein, dont la conception, la gestation et la naissance furent presque simultanées ; fais-leur éprouver des destinées diverses : le plus grand méprisera le plus petit. La nature qu’assiègent tous les maux ne peut supporter une grande fortune qu’en méprisant la nature. Élève ce mendiant, dépouille ce seigneur ; le seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et le mendiant jouira des honneurs de la naissance. C’est la bonne chère qui engraisse les flancs d’un frère ; c’est le besoin qui le maigrit. Qui osera, qui osera lever le front avec une pureté mâle, et dire : cet homme est un flatteur? S’il en est un seul, ils le sont tous ; chaque degré de la fortune est aplani par celui qui est au-dessous. La tête savante fait plongeon devant l’imbécile vêtu d’or : tout est oblique, rien n’est uni dans notre nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Haine donc aux fêtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes! Timon méprise son semblable et lui-même. Que la destruction dévore le genre humain! —O terre, cède-moi quelques racines. (Il creuse la terre.) Celui qui te demande quelque chose de plus, flatte son palais de tes poisons les plus actifs! Que vois-je! de l’or? cet or jaune, ce brillant et précieux inconstant. Non, dieux, je ne suis point un suppliant inconstant. Des racines, cieux purs! Ce peu d’or suffirait pour rendre le noir blanc, la laideur beauté, le mal bien, la bassesse noblesse, la vieillesse jeunesse, la lâcheté bravoure. —Oh! pourquoi cela, grands dieux? Qu’est-ce donc, ô dieux! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos autels, vos prêtres et vos serviteurs? il arrache l’oreiller placé sous la tête du malade encore plein de vie. Ce jaune esclave forme ou rompt les noeuds des pactes les plus sacrés, bénit ce qui fut maudit, fait adorer la lèpre blanche ; il place un fripon auprès du sénateur, sur le siège de justice, lui assure les titres, les génuflexions et l’approbation publique. C’est lui qui fait remarier la veuve flétrie. Celle dont ses ulcères dégoûteraient l’hôpital, l’or la parfume et l’embaume, et la ramène au mois d’avril. Viens, poussière maudite, prostituée commune à tout le genre humain, qui sèmes le trouble parmi la foule des nations, je veux te faire reprendre la place que t’assigne la nature!—(Une marche militaire.) Un tambour! Tu es bien vif, mais je veux t’ensevelir : va, robuste brigand, rentre aux lieux où ne peuvent rester tes gardiens goutteux ; mais gardons-en un peu pour échantillon.
Il est question ici de l’argent, que Timon repousse et maudit, mais aussi de la misanthropie dont le personnage principal est un digne tenant. Et pourquoi donc parler d’argent, spécialement en ce début d’année ? Pour deux raisons. La première, c’est que quelqu’un que j’aime beaucoup, Jean-Claude Carrière, sort un livre, L’argent : sa vie, sa mort, aux éditions Odile Jacob et qu’il en parle admirablement bien pour sa promotion. La seconde raison, qui elle me révulse, tient plus à la période précisément, mais j’en parlerai plus loin. (more…)
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Jan 1, 2014 | Sur les portulans |

Ebenezer Howard
Le concept de cité-jardin nous vient de l’imagination fertile et de l’observation de la difficulté de mettre en place une politique sociale de l’urbaniste britannique Ebenezer Howard. L’homme part s’installer aux États-Unis et se confronte au milieu rural et agricole en travaillant dans les champs, puis à Chicago juste après le grand incendie de 1871, où il assiste à la reconstruction de l’espace urbain et où il fait la connaissance de Frederick Law Olmsted, un architecte paysagiste qui sera à l’origine de Central Park en plein cœur de New-York. Le véritable tournant de son histoire prend forme à son retour au Royaume-Uni ; en trouvant un emploi de rédacteur des rapports officiels du Parlement, il passe une grande partie de son temps à rédiger des rapports sur les comités et les commissions. Dans une Angleterre peu habituée à traiter la question du logement aussi bien que la question sociale, il se rend bien compte, depuis sa position, que le pays est bien mal en point pour traiter ces questions. (more…)
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Sep 11, 2010 | Arts, Histoires de gens, L'oeil de la caméra |
Enfant de yak est un court-métrage qui a été diffusé la nuit dernière à 00h50 sur Arte, dans les vapeurs d’une nuit sans fin. C’est un film de 26 minutes, d’une rare sobriété, à la photographie superbe rendant parfaitement les tons clairs des hauts plateaux désertiques et froids du Tibet. Tourné au Ladakh en raison de l’impossibilité de parler des nomades tibétains avec les autorités chinoises, le réalisateur français Chris Boula a fait appel non pas à des acteurs, mais à d’anciens nomades, pour qui la terre n’appartient à personne, et qu’on a chassé dans un vaste programme d’acculturation. Dans le making-of, le père de la petite Lahmo explique qu’il a été nomade et qu’il a dû vendre ses bêtes pour soudoyer les autorités et intégrer un programme de “réinsertion”, comme si être nomade était une tare sociale. Étrangement, il semble que le sujet soit d’actualité…

Les parents de la petite Lahmo (la petite Sonam Wangmo est réellement solaire dans ce rôle) sont éleveurs de yaks et leur petite vie pauvre mais heureuse est troublée par la venue d’un milicien qui exigera qu’on envoie leur fille à la ville pour lui donner une éducation. Lahmo sera catapultée dans un monde où l’on porte l’uniforme et où l’on chante des chants prônant le combat avant l’apprentissage. En réaction à l’oppression, elle fuira pour se réfugier parmi les yaks. Le yak, animal symbolisant la fierté du nomadisme sonne comme une insulte dans la bouche des petits soldats qu’on trouve dans les écoles de la ville. L’histoire de Lahmo est inspirée d’une histoire vraie.
Enfant de yak est disponible quelques jours seulement sur le site d’Arte. Profitez-en !
Pour les curieux, on trouvera également d’autres choses de Christophe Boula sur le bouddhisme ici.
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Dec 17, 2009 | Passerelle |
Saint-Nicolas en Europe — 2
Küssnacht est une petite ville du canton de Schwytz (canton aux très belles armoiries), au bord du lac des Quatre Cantons dans laquelle se déroule une étrange procession, le soir du 5 décembre, la veille de la Saint-Nicolas ; le Klausjagen, ou chasse au Nicolas.
Le cortège s’annonce, sortant de la nuit, par le claquement secs dans l’air froid de ceux qu’on appelle les fouettards, leurs fouets frôlant la tête des spectateurs et chassant symboliquement les mauvais esprits.
Viennent ensuite les Iffelträger, personnages enchanteurs habillés de blanc et ceints de rouge et compagnons du Saint. Sur leur tête, ils portent des mitres de carton ciselé (Iffelen), ornés à la manière des vitraux et éclairés de l’intérieur, mettant en valeur l’image de Nicolas toujours représenté au centre du décor. Le cortège lumineux et superbe annonce l’arrivée du Saint accompagné de ses compagnons les croquemitaines.
Le cortège est clos par une nuée d’hommes faisant tinter leurs clarines et d’autres sonnant du cor dans un vacarme assourdissant.

Photo © Daylife
La signification de cette délégation, c’est la tradition de la vénération de Saint-Nicolas mêlée à des scènes de l’Apocalypse, la lumière puis le vacarme des cors… Toute la nuit, on ripaille, on boit et on chante jusqu’au lever du jour, car il faut échanger pour ce jour nouveau des vœux de fertilité, de santé et de bonheur. Ce qui est fêté ici la veille de la Saint-Nicolas, c’est un rituel précoce de passage à la nouvelle année, dans lequel on extirpe de la nuit les forces malfaisantes pour les amener vers la lumière et les prier de venir en aide aux hommes.
Curieux syncrétisme religieux, cette fête associe la tradition liturgique chrétienne, le culte du soleil, celui du dieu taureau Mithra et les traditions mythologiques alpines et germaniques. La présence forte de la lumière est également associable à la purification solsticiale. Si les origines de cette fêtes restent finalement obscures et diverses, on trouve peut-être une explication dans le nom de la ville ; Rigi. Rigi vient de Rigidus Mons, Reine des Montagnes qui depuis le temps des Celtes s’élevant face à la ville est un lieu hautement symbolique, véritable observatoire du soleil levant.
- Localisation de Küssnacht am Rigi sur Google Maps.
- Une vidéo sur Youtube montrant les fouettards et les sonneurs de clarines.
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Dec 8, 2009 | Histoires de gens, Sur les portulans |
Saint-Nicolas en Europe — 1

Dans une des plus septentrionales îles de la couronne des terres qui ceignent les Pays-Bas, Ameland, sur les terres frisonnes de l’Archipel des Wadden (Waddenzee), se perpétue une tradition directement issue du culte puissant que Saint-Nicolas a instillé dans l’Europe du Nord. Car si Nicolas est la plupart du temps représenté avec sa parure d’évêque, on oublie souvent qu’il était avant tout marin, alors face à l’Océan, on attend la venue du saint, de ses complices et de ses soldats, surgissant dans la nuit dans une symbolique de forces fécondantes.
Dès le soir du 5 décembre tombé, les hommes envahissent les rues, vêtus d’uniformes blancs en papier mâché et de masques volontairement innocents assurant un parfait anonymat, et emportent avec eux les jeunes hommes qui ont eu 18 ans dans l’année, dans une virée à vocation initiatique. Si on vire manu militari les étrangers et les touristes comme des malpropres, c’est littéralement pour conserver l’hermétisme de ces cérémonies, mais secrètement aussi pour ne pas éventer les abus qui sont permis aux hommes ce soir-là ; violences, combats, courses et alcool, tout est autorisé. C’est sans dire que les femmes se doivent de ne pas sortir dès lors que le cor a sonné, sans quoi elles seront pourchassées dans les rues et vivement rossées.

Sous cette exaltation poussée à l’extrême des valeurs masculines, on assiste en fait à un rite d’initiation des jeunes hommes pour leur entrée dans la vie des adultes. Cette entrée se fait la nuit, et dans l’anonymat. Si les femmes sont chassées, c’est pour préserver l’espace public, par définition masculin.
Une fois les hommes défoulés, ils pénètrent dans la demeure des femmes et simulent des violences sexuelles, avant de nocer avec force friandises et boissons.
Sur cette île battue par les vents de la Mer du Nord au paysage modelé par le déplacement des dunes de sable, on retrouve une communauté catholique, en plein bastion du protestantisme le plus radical, mais là ne se trouve certainement pas la raison de cette fête aux origines mal définies, mais il semblerait qu’on assiste à un savant mélange de rite cosmogonique avec la correspondance de la Saint-Nicolas avec le début de la période du repos des marins ; dans les contrées aux activités maritimes, les femmes tiennent le foyer et cette fête semble marquer le retour des hommes — et symboliquement, leur retour aux affaires en somme…
Localisation d’Ameland sur Google Maps.
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