Jun 17, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Le mythe du Déluge tel qu’on le connait traditionnellement dans les écrits prend très certainement racine dans l’épopée de Gilgamesh, tandis que tardivement dans notre histoire relativement récente une brèche s’est ouverte dans le détroit du Bosphore qui fut à l’origine de la création de la Mer Noire. Si pour les Juifs et les Chrétiens il ne fait aucun doute que l’Arche de Noé s’est échouée sur les hauteurs du Mont Ararat (Ağrı Dağı), un volcan éteint en réalité formé de deux sommets (le grand Ararat — Büyük Ağrı — et le petit Ararat — Küçük Ağrı) dont la situation isolée au milieu d’une vaste plaine ne pouvait que faire de cette montagne un lieu prédestiné à de grands desseins, il n’est fait mention nulle part dans le Coran du nom de la montagne qui se limite à Al judi (جبل جودي Jebel Ǧūdī — les hauteurs) qu’on situe dans le sud de la Turquie (Jazirat ibn Oumar, l’actuelle Cizre).

Arche de Noé — Manuscrit peint — fin XVIè — Zübdetü’t Tevarih — Musée des arts turcs et islamiques d’Istanbul
La particularité de la forme de cette montagne pourrait laisser imaginer quelque chose comme une forme de bateau, en ayant beaucoup d’imagination et de soi disant fouilles archéologiques auraient mis à jour la présence d’un immense bateau enchâssé au creux de cette montagne, dont la présence se manifeste par des éléments comme des « planches », des « rivets », une « ancre »…, de la même manière, des découvertes récentes sur le Mont Ararat « auraient mis à jour » les restes de l’embarcation du patriarche. Des interprétations un peu farfelues qui ne remettent bien évidemment pas en cause cette belle histoire à peine exagérée.

Photo © …
Certains font appel à des fouilles et à des sources un peu plus sérieuses…
La localisation, la forme et la taille de l’Arche semblent avoir préoccupé les hommes depuis la nuit des temps. Le « bois résineux » (GN 6:14) à partir duquel est fabriqué l’Arche n’est pas mentionné ailleurs dans la Bible, et nous ne savons pas exactement à quoi il correspond. Les spécialistes l’ont souvent interprété comme étant du roseau qui, enduit de « bitume en dedans et en dehors » devenait étanche. Cette matière aurait été retrouvée sous forme fossile sur le Mont Ararat. […] Certains auteurs de l’Antiquité, tel l’historien juif du Ier siècle de notre ère Flavius Joseph, prétendent que ceux qui escaladaient la montagne en rapportaient des restes de bitume de l’Arche qu’ils utilisaient comme amulettes.
Fatih Cimok, Anatolie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayınları, İstanbul, 2010
La légende du Déluge est recensée sous plus de 500 formes différentes, dont une connue sous le nom de déluge de Deucalion, popularisé par Ovide dans les Métamorphoses. Un peu moins connu, le déluge d’Apamée (Dinar) trouve une origine un peu plus locale et adaptée. Quelques uns de ces mythes donnent une version dans laquelle l’eau ne vient pas du ciel mais de la terre, par des inondations souterraines remontant à la surface. Ce phénomène géologique est endémique des régions volcaniques qui font émerger des lacs souterrains lors de séismes, nombreux dans cette région d’Anatolie. A noter que le mythe de Deucalion donna son nom à la ville anatolienne de Konya (où se trouve enterré le Mevlâna Djalâl ad-Dîn Rûmî) ; il y est question d’images de boue avec lesquelles Promethée et Athéna repeuplent la terre. Image en grec, c’est eikon (εικόν), qui donne son nom à l’icône. Ikonion n’est ni plus ni moins que l’ancien nom grec de Konya.
Photo d’en-tête © Brigitte Djajasasmita
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Mar 29, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Lorsque j’étais gamin, je jouais avec des petits soldats de plastique que je faisais se battre au milieu du salon chez mes grands-parents, avec le plus total mépris pour les populations civiles. Bataille des Ardennes, Waterloo, Alésia, tout y passait ; je refaisais le monde avec ces morceaux de plastique à l’échelle 1:72 que je me plaisais parfois à peindre pour plus de réalisme. J’ai gardé toutes ces boîtes en carton dans le grenier de ma grand-mère et je me rappelle avoir acheté une boîte en particulier ; la Colonial India British Infantry, et au-dessus de ce titre de la boîte ESCI n°232 se trouve cet intitulé : Indian War Kiber Pass British Infantry. Le fait de voir ces soldats anglais ressemblant plus à des Indiens qu’à des sujets de Sa Majesté me posait question et Kiber Pass était pour moi comme une énigme que je n’arrivais pas à résoudre. Du coup, ces soldats ne se sont jamais battus car je ne comprenais pas qui étaient leur ennemis.
La Passe de Khyber, qu’on appelle aussi le défilé de Khaïber, est en réalité le col immense qui sépare l’Afghanistan et le Pakistan, long de 58 km où il existe une route construite par les Anglais depuis 1879.

Albert Chalcroft, The King’s Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937 — Photo © Marti Bogie
Depuis Alexandre le Grand, cet endroit est réputé pour être un lieu de passage presque obligé pour passer d’un point cardinal à l’autre. Aujourd’hui encore, le mot talibans est associé à ce lieu. Cette situation particulière a valu aux contrebandiers de s’installer précisément au centre de ce col, où la petite ville de Landi Khotal s’est développée sur le sang des innombrables Pakistanais et Afghans, mais aussi des Anglais qui sont venus se fourvoyer dans ces montagnes inhospitalières. Un lieu sinistre que William Dalrymple décrit avec la chair de poule.
Certes, la gare de Landi Khotal semblait avoir été construite dans l’idée qu’on devait s’attendre au pire. Elle ressemblait plus à une forteresse qu’à une tête de ligne, avec ses solides murs de pierre percés d’étroites meurtrières. Au quatre coins, des tourelles couvraient chaque angle de tir. Les maisons voisines avaient été rasées pour laisser le champ libre au combat. L’Afghanistan est à moins d’un kilomètre : ce lieu fut autrefois la première ligne de défense de l’Empire britannique.
D’épaisses grilles protégeaient les fenêtres, et les portes étaient en acier renforcé. Cependant, l’une d’elles avait été arrachée de ses gonds et je me hissai jusque là pour explorer l’intérieur. Un quadrilatère de salles donnant sur un gazon, formant une sorte de cloître, évoquait quelque peu le dernier combat de Cluster. On sentait, instinctivement, que quelque chose de terrible s’était passé là : les hommes des tribus avaient peut-être crucifié le chef de gare ou étranglé le contrôleur. C’était le genre d’endroit où prenaient fin les nouvelles de Kipling, le héros victorien pur jus reposant, étripé, dans un défilé de la frontière, tandis que les vautours tournoient au-dessus de son cadavre :
Si tu es seul, blessé, dans les plaines d’Afghanistan,
Et que les femmes arrivent pour achever les survivants,
Couche-toi sur ton fusil, fais-toi sauter la cervelle ?
Et rejoins ton Dieu en soldat fidèle.
Dans le bureau du chef de gare, tout était resté dans l’état où, pour la dernière fois, un train avait gravi la passe. Le Pakistan Railways Almanach de 1962 était ouvert sur la table et de vieux livres de compte se couvraient de poussière sur une étagère. Cet endroit était sinistre et je n’eus aucune envie de m’y attarder.

Albert Chalcroft, The King’s Regiment, Landi Kotal, Kyber Pass, 1937 — Photo © Marti Bogie
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
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Dec 17, 2009 | Passerelle |
Saint-Nicolas en Europe — 2
Küssnacht est une petite ville du canton de Schwytz (canton aux très belles armoiries), au bord du lac des Quatre Cantons dans laquelle se déroule une étrange procession, le soir du 5 décembre, la veille de la Saint-Nicolas ; le Klausjagen, ou chasse au Nicolas.
Le cortège s’annonce, sortant de la nuit, par le claquement secs dans l’air froid de ceux qu’on appelle les fouettards, leurs fouets frôlant la tête des spectateurs et chassant symboliquement les mauvais esprits.
Viennent ensuite les Iffelträger, personnages enchanteurs habillés de blanc et ceints de rouge et compagnons du Saint. Sur leur tête, ils portent des mitres de carton ciselé (Iffelen), ornés à la manière des vitraux et éclairés de l’intérieur, mettant en valeur l’image de Nicolas toujours représenté au centre du décor. Le cortège lumineux et superbe annonce l’arrivée du Saint accompagné de ses compagnons les croquemitaines.
Le cortège est clos par une nuée d’hommes faisant tinter leurs clarines et d’autres sonnant du cor dans un vacarme assourdissant.

Photo © Daylife
La signification de cette délégation, c’est la tradition de la vénération de Saint-Nicolas mêlée à des scènes de l’Apocalypse, la lumière puis le vacarme des cors… Toute la nuit, on ripaille, on boit et on chante jusqu’au lever du jour, car il faut échanger pour ce jour nouveau des vœux de fertilité, de santé et de bonheur. Ce qui est fêté ici la veille de la Saint-Nicolas, c’est un rituel précoce de passage à la nouvelle année, dans lequel on extirpe de la nuit les forces malfaisantes pour les amener vers la lumière et les prier de venir en aide aux hommes.
Curieux syncrétisme religieux, cette fête associe la tradition liturgique chrétienne, le culte du soleil, celui du dieu taureau Mithra et les traditions mythologiques alpines et germaniques. La présence forte de la lumière est également associable à la purification solsticiale. Si les origines de cette fêtes restent finalement obscures et diverses, on trouve peut-être une explication dans le nom de la ville ; Rigi. Rigi vient de Rigidus Mons, Reine des Montagnes qui depuis le temps des Celtes s’élevant face à la ville est un lieu hautement symbolique, véritable observatoire du soleil levant.
- Localisation de Küssnacht am Rigi sur Google Maps.
- Une vidéo sur Youtube montrant les fouettards et les sonneurs de clarines.
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Nov 20, 2009 | Histoires de gens |
Je n’aime pas éclater de joie sur les sommets. Tu sais qu’il n’y a même pas une photo d’Hillary sur l’Everest lors de cette première ascension de 1953 ? Hillary avait un appareil et il a photographié Tenzing sur fond de profil montagneux, mais il n’a pas demandé à Tenzing de le prendre en photo. Ce n’est pas curieux, ça ? Hillary était là-haut au nom de la collectivité, il n’était qu’un représentant de l’espèce humaine. J’ignore s’il a eu la tentation de passer l’objectif à Tenzing. Je sais qu’il ne l’a pas fait et pour moi, ce déclic raté est le plus beau de tous, un signe d’humilité qui donne la priorité à l’exploit, non pas à celui qui l’accomplit. Ce grand échalas osseux néo-zélandais d’un mètre quatre-vingt-douze ne s’est pas fait prendre en photo au sommet de l’Everest. C’est pour moi une leçon.
Nives Meroi in sur les traces de Nives
Erri de Luca, 2005
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