Oct 5, 2016 | Archéologie du quotidien |
Recoller les morceaux de souvenirs pour reconstruire une réalité qui m’échappe au fur et à mesure que le temps passe, se remplit de nouveaux événements, incontrôlables, chassant petit à petit mon enfance dans les recoins de mon esprit. En écrivant, j’espère retrouver le goût et les sensations qui m’ont animé jusque là, qui sont comme un code barre que je peux lire et relire à l’envi pour faire remonter à la surface les bribes de temps qui se sont décollées de moi comme la mue d’un serpent. J’attrape ici une odeur de cuir, au passage, d’un portefeuille qui avait été gardé dans une boîte à chaussures en carton, les meilleures pour conserver les odeurs… Dans la boîte, une sacoche en cuir clair, et dedans plusieurs portefeuilles râpés dans lesquels je redécouvre toute la vie de mon grand-père qu’il conservait bien précieusement à l’abri des regards ; carte de famille nombreuse, carte d’agent des services publics de l’électricité et du gaz, permis de conduire un seul volet ; des morceaux d’un passé lointain qu’il a emporté avec lui. Je trouve même un vieux billet de 100 francs, un des plus récents utilisés ici, orange, avec la tête d’un Cézanne échevelé sur une des faces. Il gardait toujours un billet coincé ici, en cas de besoin impérieux. Tout mon grand-père, ça, prévenant jusqu’au bout des ongles. Celui-ci a été oublié, perdu pendant des années et ne vaut plus rien aujourd’hui ; il ne vaut que par la valeur qu’une personne de sa famille lui donnera, alors je le garde précieusement, sans pli, et je le confie à mon fils qui, pour l’instant, n’en a pas grand-chose à faire, et qui d’ici quelques années pourra se rendre compte que c’est dans ces petits objets qu’on trouve les sensations d’un passé qui brûle les doigts. Je remonte doucement le fil du temps, dans un passé à la fois sombre et lumineux, garni des festons du présent récent et des guirlandes du passé encore vivace. Tout en compulsant le corpus des objets et des souvenirs qu’il me reste, j’essaie vainement de trouver un sens à ce que je cherche au quotidien, mais il me semble que je ne fais que suivre mes envies, je n’attends rien, si ce n’est peut-être tenter désespérément de m’accrocher à ce qu’il me reste de souvenirs avant qu’ils ne s’effacent pour toujours ; alors je couche tout ceci sur le papier, pour ne pas oublier, pour ne pas que mon fils et après lui d’autres n’oublient pas, et puis s’ils veulent oublier, ils effaceront tout pour passer à autre chose. Je serai alors devenu comme mon grand-père ; un fantôme qui erre et dont on célèbre encore parfois le souvenir dans les réunions familiales. Tout ceci me semble tellement triste en réalité, tellement triste que je préfère encore me terrer dans le présent pour ne pas sombrer. Allez, j’emmène avec moi en voyage qui veut bien me suivre, pour moissonner le plaisir de n’être plus soi par moment, pour recueillir dans une gourde les quelques gouttes d’eau qui coulent encore à la fontaine du village, pour le désir de se transporter ailleurs sans vouloir rester ce qu’on est et espérer dans ces voyages, rêvés ou réels, sentir encore l’odeur des citrons de Menton ou celle d’un thé noir à la terrasse d’un café d’Istanbul.
Read more
Aug 30, 2016 | Livres et carnets |
La lecture est un souffle qui nous transporte sur des rivages dont on ne voit pas toujours les contours, mais finit toujours par nous faire toucher terre, et certains livres arrivent là un peu par hasard, sans qu’on en comprenne vraiment la raison.
Lors de ce voyage en Thaïlande, je me suis plongé à corps perdu dans la lecture d’un livre sacré : le Râmâyana. Épopée fondamentale dans la religion hindoue, c’est un long poème relatant la voie de Rama, au sens de parcours. Quel rapport entre la Thaïlande et le Râmâyana ? Une longue histoire à laquelle les gens sont attachés dans tout le bassin de l’Asie du sud-est, et ce, jusqu’à Bali, îlot hindouiste au cœur du plus grand pays musulman du monde. Pourtant la Thaïlande est majoritairement bouddhiste, mais le bouddhisme et l’hindouisme ne sont pas très éloignés, puisque le Bouddha Shakyamuni, Siddhārtha Gautama, est un personnage dont l’existence est attestée ; né sur la route de Kapilavastu, à Lumbini exactement, entre 1029 et 383 av; J.-C. dans l’actuel Népal, il passe une grande partie de sa vie en Inde du Nord. La diffusion de la pensée qui deviendra religion majoritaire en Asie du sud-est (de la Chine au Japon, et de la Mongolie à la Malaisie) prend donc ses sources en Inde, et même au cœur de la religion hindouiste. Aucun paradoxe dans tout cela. Le bouddhisme, longtemps considéré comme une religion déviante de la part des hindous, a été au centre d’une longue période iconoclaste, pendant laquelle les visages du Bouddha ont été burinés, les têtes fracassées, les corps pilonnés. Aujourd’hui, les intrications des deux religions ne sont plus considérées que comme naturelles…
Il faut noter également que l’actuelle dynastie régnante de Thaïlande (l’actuel roi Bhumibol Adulyadej, Rama IX, est le souverain qui a régné le plus longtemps jusqu’à présent puisqu’il est sur le trône depuis plus de 70 ans), les Chakri, portent tous le nom dynastique de Rama, depuis 1782, et que le premier souverain de la dynastie, Rama Ier (Buddha Yodfa Chulaloke) a réécrit l’épopée du Râmâyana pour la transposer dans le contexte thaïlandais sous le nom de Ramakien.
Alors ce fameux Râmâyana, que j’ai retrouvé dans les danses balinaises des palais d’Ubud ou dans les ruines de Prambanan, sur les murs des temples thaïlandais ou dans les ruelles sombres de Bangkok où l’on arrive encore à trouver de très beaux masques en bois à l’effigie du roi Ramā et de sa femme Sītā, du singe Hanumān et du démon Rāvaṇa, et encore à plusieurs reprises dans les masques et les représentations en terre cuite du Suan Pakkad Palace, qu’est-ce exactement ? C’est un récit mythologique autour d’un personnage qui a peut-être existé, un poème faisant partie de la tradition orale hindouiste et dans lequel est relatée la vie pour le moins tourmentée du prince Ramā qui n’est autre que le septième avatar du dieu Vishnu. Mis à part le fait que le récit qu’en livre Serge Démétrian au travers de la version qu’il a rédigée est d’une lecture tout à fait agréable, le Râmâyana est un mythe au travers duquel sont mis en lumière les quatre buts de la vie pour tout hindouiste (Puruṣārtha), c’est à dire :
- Dharma : le sens du devoir et de la justice, le sens moral, la loi et la vertu, c’est ce qui est à l’origine de l’harmonie universelle.
- Artha : injustement traduit parfois sous le terme de richesse, il s’agit plutôt de faire en sorte de maintenir ses moyens de subsistances et de les faire évoluer, ce qui implique la sécurité financière plutôt que l’enrichissement.
- Kama : la recherche du plaisir, de l’émotion esthétique, de la beauté. Il n’y a dans ce terme aucune connotation sexuelle. Le Kama qui violerait le Dharma et l’Artha empêcherait d’atteindre le Moksha.
- Moksha : la libération finale, la délivrance du cycle des réincarnations, mais on peut y entendre également le fait de se réaliser soi-même et de s’émanciper des tutelles extérieures.
Selon la tradition, ce livre a été écrit par le poète indien Vâlmîki, lequel se met lui-même en scène dans le récit puisqu’il devient le précepteur des deux enfants de Ramā. La rédaction du livre est estimée de manière assez peu sure entre 500 et 100 avant J.-C. et comporte sept parties distinctes :
- Bâlakânda (बालकाण्डम्) ou le Livre de la jeunesse
- Ayodhyâkânda (अयोध्याकाण्डम्) ou le Livre d’Ayodhyâ
- Aranyakânda (अरण्यकाण्डम्) ou le Livre de la forêt
- Kishkindhâkânda (किष्किन्धाकाण्डम्) ou le Livre de Kishkindhâ (le royaume des singes)
- Sundarakânda (सुन्दरकाण्डम्) ou le Livre de Sundara (un autre nom d’Hanuman)
- Yuddhakânda (युद्धकाण्डम्) ou le Livre de la guerre (de Lanka)
- Uttarakânda (उत्तरकाण्डम्) ou le Livre de l’au-delà
Si la lecture de ce très grand livre m’a emporté pendant une bonne partie de mes vacances, elle m’a permis également d’avoir un sujet de discussion supplémentaire avec plusieurs personnes tout à fait étonnées que je puisse ne serait-ce que connaître les noms de Phra Ramā et de Sītā. J’y ai également trouvé le très beau récit de la dérive du Gange que je reproduis ici, issu du premier livre (Bâlakânda), qui nous permet de comprendre pourquoi le Gange est un fleuve si important dans la religion hindoue. C’est une épopée dans l’épopée, un récit florissant et merveilleux qui donne le ton du reste du livre. On est emporté comme dans le flot des ondes légères de la rivière Gangâ…

Ramayana — Le départ de Rama. Wat Phra Khaew. Bangkok
Le lendemain, Râma, Lakshama, Vishvâmitra et leurs compagnons partirent donc vers Mithilâ. Ils retraversèrent le Gange ; au crépuscule, Râma interrogea Vishvâmitra : « Pourquoi, grand sage, Gangâ, la très sainte rivière, coule-t-elle à travers les Trois Mondes, avant de se mêler à l’Océan ? »
Vishvâmitra, en réponse à la curiosité de Râma, commença ainsi :
« Au nord de notre vaste pays, Râma, s’élève l’Himâlaya, la reine des montagnes. Himavat, le puissant esprit qui l’anime, avait deux filles, Gangâ, l’ainée, et Ûma, la cadette. Gangâ était un fleuve capable de purifier tous les êtres de leurs péchés les plus sombres. Connaissant ce don merveilleux, les dieux prièrent Himavat de leur prêter Gangâ pour un temps : ses eaux laveraient le firmament entier de ses souillures. Le père de Gangâ accepta. Montée au ciel, Gangâ brilla à travers la voûte étoilée, là où tu peux la voir aujourd’hui encore. »
Vishvâmitra leva la main vers le firmament et désigna à Ramâ le Gange céleste, la Voie lactée, avant de reprendre :
« Pendant ce temps, Sagara, un autre roi de la dynastie solaire, un de tes ancêtres, privé d’enfants, se dirigea vers l’Himâlaya en compagnie de ses épouses. Sagara souhaitait rencontrer Bhrigu, le grand sage. Arrivé devant lui, le roi se prosterna et implora sa bénédiction pour que lui naissent des héritiers. Bhrigu, satisfait de la soumission du roi d’Ayodhyâ, déclara ; “Tes épouses seront mères, mais de manière différente. L’une mettra au monde un seul fils : il prolongera ta lignée ; l’autre donnera naissance à soixante mille fils. A elles de choisir le sort qui leur agréé.”
La première des deux épouses royales avoua qu’elle serait heureuse avec un seul fils ; la seconde préféra l’autre voie. Bhrigu les bénit, et Sagara revint satisfait dans sa capitale.
Le temps accompli, une des reines enfanta le fils promis ; il s’appela Asamañja. L’autre accoucha d’une boule de la grosseur d’une calebasse. A l’intérieur dormaient soixante mille semences humaines qui devinrent autant d’enfants mâles. Une armée de nourrices prit soin de tous ces fils de Sagara. Des années passèrent. Si les soixante mille devinrent tous de beaux princes, Asamañja, lui, à l’âge adulte, montra des signes de folie. Son passe-temps favori était d’attraper des petits enfants et de les jeter dans la rivière ; il riait en les voyant se débattre et périr noyés.
Haï par le peuple, ce dément cruel fut banni de la cité. Au soulagement des citoyens, son fils Amshumân ne ressemblait en rien à son père : courageux, plein de droiture, il parlait avec douceur.
Vers la fin de son règne, le vieux roi Sagara décida d’accomplir le sacrifice du cheval1. Le prince Amshumân devait surveiller de près le cheval choisi pour la cérémonie. Mais Indra2, changé en démon, s’empara du coursier. Le roi Sagara fut désespéré. Il appela ses soixante mille fils et leur parla ainsi : “La perte de l’offrande n’est pas seulement un obstacle majeur au bon déroulement du sacrifice, elle représente pour nous tous un péché, une honte. Partez retrouver le cheval ; n’épargnez aucun effort.”
Ses vaillants soixante mille fils parcoururent le monde de long en large, mais le quadrupède était introuvable. Ils commencèrent alors à fouiller tous les recoins, à retourner la Terre en tous sens. Ils causèrent nombre d’ennuis aux animaux et aux hommes et ne réussirent qu’à élargir les limites de l’Océan. Penauds, ils revinrent à Ayodhyâ.
“Il nous faut l’animal coûte que coûte. Cherchez-le dans les mondes d’en bas, leur enjoignit Sagara, descendez, si nécessaire, jusqu’aux profondeurs des enfers.”
Les princes partirent aussitôt, décidés à ramener le cheval, fût-ce au péril de leur vie. De leurs armes, ils se mirent à creuser un trou long de trois lieues sur trois. Sourds aux cris et aux protestations des serpents et autres reptiles des régions souterraines, ils avançaient dans les entrailles de la Terre et parvinrent au Rasâtala, le quatrième enfer. Là, ils aperçurent dans un coin Kapila, le grand sage, assis en méditation, et le cheval du sacrifice qui paissait alentour. C’était Indra qui, à dessein, avait caché l’animal en ce lieu. Les princes se précipitèrent sur le sage en criant : “Voilà donc le voleur qui se dit ermite !”
Kapila, troublé dans sa méditation, ouvrit les yeux ; à l’instant même, les soixante mille guerriers furent transformés en autant de poignées de cendre, brûlés par le courroux de l’ascète.
Pendant ce temps, Sagara attendait toujours ses fils. Troublé par leur retard, il s’adressa à son petit-fils, Amshumân : “Je suis inquiet ; mes soixante mille fils s’attardent. Tu es courageux : va et découvre si quelque malheur ne leur serait pas arrivé.”
Amshumân prit ses armes et descendit vaillamment dans le trou béant par lequel avaient disparu ses oncles.
Le chemin s’enfonçait de plus en plus ; il le conduisit au quatrième enfer. Là, Amshumân décrouvrit le cheval du sacrifice paissant comme si de rien n’était, parmi soixante mille petits tas de cendre. Amshumân resta figé de douleur : était-ce là ce qui restait de ses malheureux oncles ? Garuda, l’aigle divin, se tenait, comme par hasard, perché sur un arbre tout proche.
“Noble prince, lui expliqua l’oiseau, tu contemples les restes de tes propres oncles. Ils ont été réduits en cendres par le regard courroucé de Kapila. Sache cette vérité : les âmes des fils de Sagara ne connaîtront pas la paix si Gangâ ne descend pas de la voûte céleste pour laver et purifier leurs cendres.”
Amshumâ emmena le cheval, le conduisit en hâte à la surface de la terre et rapporta au roi les mots mêmes de Garuda. Sagara accomplit le sacrifice tant désiré, mais peu après mourut inconsolé : pourrait-on jamais entraîner le Gange divin au fond des enfers ?
Amshumân succéda à Sagara sur le trône d’Ayodhyâ. Bien que toute sa vie il eût réfléchi et prié sans cesse, il ne put découvrir le moyen de faire descendre le Gange du ciel.
Le fils d’Amshumân poursuivit les efforts de son père, mais en vain ; lui aussi quitta le monde des vivants sans avoir réussi à sauver les âmes de ses ancêtres.
Son fils, Baghîratha, lui succéda sous l’ombrelle blanche de la royauté. Baghîratha était un vaillant jeune homme ; il résolut de tenter l’impossible. Il renonça à sa famille, laissa le royaume au soin de ses ministres, et s’en vint dans la solitude pour pratiquer des austérités. Juché sur un pic de l’Himâlaya, il se tint des années durant au milieu de quatre feux ; un cinquième, le Soleil, brûlait au-dessus de sa tête. Ces ascèses, accomplies dans un noble but, contraignirent Brahmâ, le Créateur, à se montrer aux yeux de Baghîratha.
“Je suis satisfait de tes efforts, Baghîratha, déclara le Père des mondes : quel est ton désir ?”
Les mains jointes, celui-ci répondit : “Si j’ai pu contenter le Créateur, que les fils de Sagara reçoivent l’eau de Gangâ ; une fois les cendres purifiées par le divin fleuve, les âmes de mes aïeux gagneront enfin la paix céleste. Je te prie également de m’accorder un fils, car j’ai renoncé à ma famille et la race des Ikshvâku menace de s’éteindre.
— Qu’il soit fait selon ton désir, approuva Brahmâ, mais je t’avertis : Gangâ, en dévalant des cieux, risque d’anéantir le monde, ce que je ne permettrait jamais. Sollicite donc le secours de Shiva.”
Baghîratha, sans hésiter, reprit ses ascèses. Il resta si longtemps sans nourriture et sans eau qu’il réussit à gagner la bienveillance du Grand Dieu, Shiva. Celui-ci fit son apparition et déclara à Baghîratha : “Gangâ peut arriver, je protégerai le monde.”
Les dieux envoyèrent alors Gangâ des cieux sur la Terre. Telle une colonne de cristal liquide, Gangâ coulait à travers les espaces ; la gigantesque cataracte de lumière bousculait les étoiles. Un bruit de plus en plus assourdissant accompagnait la chute.
Gangâ s’approchait de la Terre et les immortels commençaient à s’inquiéter lorsque Shiva intervint. Il prit des proportions immenses et, coupant la route de Gangâ, reçut sans broncher le fleuve sur la tête. Shiva était apparu si vite que Gangâ n’avait pas eu le temps de changer de direction ; la rivière se perdit donc dans les cheveux emmêlés du Grand Dieu, où elle erra plusieurs années. La Terre respira, soulagée. Mais Baghîratha était désespéré. Il implora Shiva de libérer Gangâ, prisonnière de sa chevelure. Emu de compassion à l’égard de Baghîratha, qui ne songeait qu’aux âmes de ses soixante mille aïeux, Celui-aux-trois-yeux permit au divin fleuve de quitter sa prison pour descendre sur terre.
Gangâ suivait, en dansant, le char de Baghîratha. L’eau limpide scintillait comme parcourue de millions d’éclairs. Parfois, le fleuve se gonflait en tourbillons d’écume, hauts comme des montagnes ; l’instant d’après, il glissait doucement, puis on le voyait s’écraser contre des rochers ou s’enfoncer dans quelque gouffre. Gangâ éclaboussait joyeusement de ses perles humides le peuple des dieux accourus pour l’admirer.
Gangâ coulait ainsi par jeu, soit dans l’espace, soit sur la Terre, lorsqu’elle abîma par mégarde l’autel du sacrifice où Jahnu, un grand sage, se préparait à officier. Celui-ci, pour lui donner un leçon, prit le gigantesque torrent dans la paume de sa main et le but d’un seul trait. Gangâ disparut encore une fois. La tristesse de Baghîratha fut indicible ; il pleurait de désespoir !
Alors les dieux et les sages célestes, s’approchant de Jahnu, le prièrent de pardonner sa faute à Gangâ. Apaisé, le sage consentit à ce que Baghîratha arrive au bout de ses peines ; il permit à l’immense fleuve de couler par ses oreilles. Et les dieux, joyeux, bénirent ainsi Gangâ retrouvée : “Sortie du corps de Jahnu comme du sein d’une mère, tu porteras désormais le nom de Jâhnavî, fille de Jahnu.”
Gangâ ne rencontra plus aucun obstacle sur sa route. Elle descendit, à la suite de Baghîratha, dans le trou profond creusé par les fils de Sagara ; elle pénétra dans l’enfer nommé Rasâtala. Là, avec son eau sanctifiée par le toucher divin de Shiva, Baghîratha put s’acquitter des rites funéraires de ses soixante milles aïeux. Purifiées, rendues légères, leurs âmes bienheureuses s’élevèrent dans les cieux.
Depuis ce jour, termina Vishvâmitra, le fleuve Gange s’appelle également Baghîrathî en souvenir de Baghîratha, celui qui n’épargna aucune peine pour sauver les siens. »
Pendant ce récit, le Soleil, entouré d’un nuage de poudre d’or, avait glissé lentement vers l’horizon.
« Le roi du jour se couche, murmura Vishvâmitra ; dirigeons nos prières du soir vers Gangâ, le divin fleuve, conduit par ton ancêtre du séjour des immortels sur la terre des hommes. »
Notes :
1 — Ashvamedha. Sacrifice réservé au roi, lui permettant d’assurer sa prospérité et la longévité de sa lignée.
2 — Indra, roi des dieux, seigneur du ciel.

Read more
Mar 28, 2016 | Livres et carnets, Passerelle, Sur les portulans |
Ils étaient six, six hommes partis sur les traces d’Henri Mouhot, celui qui mit au jour les ruines d’Angkor en 1861, ou plutôt qui fit redécouvrir au monde les temples que les Khmers ne cessèrent d’honorer du fin fond de la forêt cambodgienne… Partis d’Angkor, ils ont remonté le Mékong, fleuve nourricier prenant sa source en Chine et se jetant dans la Mer de Chine non loin de Hô Chi Minh-Ville. Ils étaient six, mais l’expédition dure près de trois ans et le chef de l’expédition, Ernest Doudart de Lagrée, meurt avant la fin du voyage qui se termine dans le Yunnan chinois. Ils étaient six, comme sur cette photo devenue célèbre. De gauche à droite : Louis de Carné, Lucien Joubert, Capitaine Ernest Doudart de Lagrée, Clovis Thorel, Lieutenant Louis Delaporte et Lieutenant Francis Garnier. Delaporte est celui qui ramènera les plus beaux dessins d’Angkor encore vierge de toute présence humaine. Ils sont fiers et beaux ces hommes qui ont dû maudire les dieux d’avoir mis sur terre cet environnement aussi hostile…

Des enfants vêtus de jaune et quelques vieilles habituées du sanctuaire, à en juger par la familiarité avec laquelle elles traitaient leur dieu, déshabillèrent de son écharpe la petite statue de Bouddha, lui versèrent de l’eau sur la tête, l’épongèrent avec soin, et lui remirent enfin sa chemise rouge ; les cymbales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sursaut, et la foule envahit le hangar dont nous n’occupions que le plus petit espace possible. On alluma des cierges, on brûla de vieux chiffons et longues mèches. Les assistants faisaient toute sorte de gestes, portaient la main à leur front et baisaient la terre, puis l’arrosaient à l’aide d’une gargoulette dont chacun était muni. Cela n’empêchait pas de causer, de rire, de fumer ; nul respect, nul recueillement, aucun signe de piété intérieure n’apparaissait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode.
Louis de Carné, jeune homme vaillant promis à un brillant avenir, reste à l’écart du reste du groupe, jamais véritablement intégré, suspecté d’avoir été pistonné par un amiral en vue pour cette expédition. Pourtant, le jeune homme, seul civil du groupe, accomplit consciencieusement sa mission. Chargé de la partie descriptive du voyage et des renseignements commerciaux, il rapporte un texte beaucoup moins connu que celui de Francis Garnier (Voyage d’exploration en Indo-chine, effectué pendant les années 1866, 1867 et 1868). En réalité, ce ne sont que des notes qu’il finit par publier en plusieurs parties dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre L’exploration du Mékong. Louis de Carné, épuisé par les fièvres contractées lors de l’expédition, s’éteint à Plomelin en 1871, à l’âge de 27 ans. C’est son père, Louis-Marie de Carné, qui terminera la mise en forme de ses notes de voyage et se chargera de la publication de ses articles en livre, sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’empire chinois en 1872.
Il pleuvait toujours, et nous étions pour la plupart sans chaussures. Nos pieds étaient meurtris par les pierres, percés par les épines, saignés par les sangsues ; la fièvre pâlissait les visages et, symptôme effrayant, la gaieté commençait à s’évanouir. Malgré la pesanteur étouffante de l’air, après quelques heures de marche dans pareilles conditions, le froid nous saisissait en traversant des torrents dont l’eau était ordinairement glaciale. Quelle ne fut donc pas notre surprise, en entrant pour la centième fois dans l’un de ces innombrables affluents du Mékong, de ressentir aux jambes une chaleur assez forte pour nous faire éprouver une impression douloureuse ! Nous venions de découvrir un source d’eau thermale sulfureuse à quatre-vingt-six degrés centigrades […]
Le texte est disponible aux éditions Magellan et Cie, dans la collection Heureux qui comme…
Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (allez savoir pourquoi les numéros 6 et 7 sont introuvables):
Photo d’en-tête © CiaoHo (floating market. Nganam town, Soctrang province, Vietnam. Jan 26th. 2014)
Read more
Mar 25, 2016 | Livres et carnets |
Encore un billet sauvé des terres de l’oubli…
Tout a commencé le jour où j’ai ouvert un livre de Jorge Luis Borges, un livre préfacé par l’auteur lui-même, El informe de Brodie. Sans avoir persévéré dans la lecture de ce recueil de nouvelles, je me suis plongé dans la préface (que je n’aime pas lire en règle générale, pour me plonger tout de suite dans la lecture), un texte court et dont la tournure m’a tout de suite interpellé. Voici un extrait de ces mots:
Les derniers contes de Kipling ne sont pas moins labyrinthiques et angoissants que ceux de Kafka ou ceux de James et leur sont, sans aucun doute, supérieurs ; mais en 1885, à Lahore, Kipling avait commencé à écrire une série de récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il rassemblerait dans un recueil en 1890. Beaucoup d’entre eux – In the House of Suddhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hundred Sorrows – sont des chefs‑d’œuvre laconiques ; je me suis dit un jour que ce qu’avait imaginé et réussi un jeune homme de génie pouvait, sans outrecuidance, être imité par un homme de métier, au seuil de la vieillesse. Le présent volume, que mes lecteurs jugeront, est le fruit de cette réflexion.
Je recommande chaleureusement la lecture de ce livre, et surtout de la préface. C’est une mine d’or dans un salon. Ces mots, je le disais, m’ont interpellé, pour la simple et bonne raison que j’ai lu les contes de Kipling dont Borges parle. Rassemblés en France et de manière très parcellaire dans un volume nommée L’homme qui voulut être roi
(au Royaume-Uni augmenté et nommé Indian tales
), ce recueil fait selon moi partie des plus beaux ouvrages qu’il m’ait été donné de lire. J’en veux pour preuve ce magnifique poème, L’Envoi:
And they were stronger hands than mine
That digged the Ruby from the earth
More cunning brains that made it worth
The large desire of a King;
And bolder hearts that through the brine
Went down the Perfect Pearl to bring.
Lo, I have wrought in common clay
Rude figures of a rough-hewn race;
For Pearls strew not the market-place
In this my town of banishment,
Where with the shifting dust I play
And eat the bread of Discontent.
Yet is there life in that I make,
Oh, Thou who knowest, turn and see.
As Thou hast power over me,
So have I power over these,
Because I wrought them for Thy sake,
And breathe in them mine agonies.
Small mirth was in the making. Now
I lift the cloth that cloaks the clay,
And, wearied, at Thy feet I lay
My wares ere I go forth to sell.
The long bazar will praise but Thou
Heart of my heart, have I done well?

Hôpital déserté de Poveglia à Venise — Photo © Rebecca Bathory
Borges, un visionnaire ayant perdu la vue. J’ai retrouvé sa trace un peu plus loin, dans un livre que j’ai acheté il y a bien longtemps uniquement parce que je trouvais la couverture aussi intrigante que le nom de l’auteur. Il s’agit de L’invention de Morel
d’Adolfo Bioy Casares. Raconter cette histoire sera faire insulte à son auteur, car il s’agit réellement d’un texte exceptionnel. Borges y est encore présent car il est l’auteur de la préface, une autre préface étonnante.
Stevenson, vers 1882, observait que les lecteurs britanniques dédaignaient un peu les péripéties romanesques et pensaient qu’il était plus habile d’écrire un roman sans sujet, ou avec un sujet infime, atrophié. (…) Telle est, sans doute, l’opinion commune en 1882, en 1925 et même en 1940. Quelques écrivains (parmi lesquels il me plaît de compter Adolfo Bioy Casares) croient raisonnable de n’être pas d’accord. (…) En espagnol, les œuvres d’imagination raisonnée sont peu fréquentes et même très rares. Nos classiques pratiquèrent l’allégorie, les exagérations de la satire ou bien, parfois, la pure incohérence verbale ; parmi les œuvres récentes, et je n’en vois pas, sinon tel conte des Forces étranges ou tel autre de Santiago Dabove : tombé dans un injuste oubli. L’invention de Morel (dont le titre fait filialement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau) acclimate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.
Quelle audace de sa part quand il finit par:
J’ai discuté avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue : il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite.
A la lecture de l’invention de Morel, on tombe dans un monde étrange, une île moite et solitaire, sur laquelle s’ébat (ou plutôt tente de survivre) un homme en fuite, seul, arpentant des endroits autrefois somptueux mais désormais à l’abandon. J’avoue que suivre le fil de l’aventure ne m’a pas été facile, car l’auteur brouille les cartes du début à la fin.
Je montai l’escalier : c’était le silence, le bruit solitaire de la mer, une immobilité traversée de fuites de mille-pattes. J’eus peur d’une invasion de fantômes, une invasion de policiers étant moins vraisemblable. Je passai des heures, ou peut-être des minutes, derrière les rideaux, affolé à l’idée de la cachette que j’avais choisie (…). Puis, je me risquai à visiter soigneusement la maison, mais mon inquiétude persistait : n’avais-je pas entendu, tout autour de moi, ces pas clairs qui se déplaçaient à différentes hauteurs ?
Le décor est planté, il s’y passe quelque chose de totalement irréel, dans une ambiance terriblement tendue alors qu’un seul personnage évolue dans un décor situé entre Shining et Apocalypse now.
C’est dans ces moments d’extrême angoisse que j’ai imaginé ces explications vaines et injustifiables. L’homme et le coït ne supportent pas de trop longues intensités.
Photo d’en-tête © Massmo Relsig
Read more
Mar 23, 2016 | Livres et carnets |
Exhumé des terres anciennes de l’écriture, quelques mots surgis du passé :
J’ai trouvé ces mots, dans l’Histoire de la lecture d’Alberto Manguel.
Alors qu’il m’écoutait lire un poème de Kipling, “Bisesa” (dans L’homme qui voulut être roi), Borges m’interrompit après une scène où une veuve hindoue envoie à son amant un message composé de plusieurs objets emballés ensemble. Il en souligna la justesse poétique et se demanda à haute voix si Kipling avait inventé ce langage concret et cependant symbolique.

Un numéro renvoyait à une note en fin d’ouvrage :
A l’époque, ni Borges ni moi ne savions que le “paquet-message” de Kipling n’était pas une invention. D’après Ignace J. Gelb (The History of Writing, Chicago, 1952), au Turkestan oriental, une jeune femme envoya à son amant un message consistant en une poignée de thé, une feuille d’herbe, un fruit rouge, un abricot sec, un morceau de charbon, une fleur, un morceau de sucre, une aile de faucon et une noix. Le message signifiait : “Je ne peux plus boire de thé, je suis aussi pâle que l’herbe sans toi, je rougis quand je pense à toi, mon cœur brûle comme le charbon, ta beauté est celle d’une fleur, ta douceur celle du sucre, mais ton cœur est-il de pierre ? Je volerais vers toi si j’avais des ailes, je suis à toi telle une noix dans ta main.”
Un peu plus loin, une citation que je ne peux laisser passer, d’Ezechiel Martínez Estrada :
Lire est une des formes les plus délicates de l’adultère.
Photo d’en-tête © Pepe Pont
Read more