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Les temps sau­vages, par Joseph Kessel

Les temps sau­vages, par Joseph Kessel

Voi­ci un livre qui, lorsque je l’ai lu, il y a quelques étés main­te­nant, m’a pro­fon­dé­ment remué.  Le livre de Kes­sel, Les Temps Sau­vages, se déroule pen­dant la Pre­mière Guerre Mon­diale, à la fin exac­te­ment, lors­qu’il revient en France après être pas­sé par Vla­di­vos­tok. On y fait la ren­contre des offi­ciers de l’Ar­mée Blanche de la Rus­sie qui se dis­loque sous l’im­pul­sion des bol­che­viks, et l’ombre de Kolt­chak, mais aus­si celle, folle et fuyante de Roman Fio­do­ro­vitch von Ungern-Stern­berg, le baron fou.
Roman de jeu­nesse, indes­crip­tible, c’est un roman d’a­ven­ture comme on en fait plus, qui sent le vent des steppes et l’al­cool fre­la­té, la misère des oubliés de la guerre et la mort omni­pré­sente. Une grande œuvre, aus­si sau­vage que son titre…

Joseph Kessel chez lui en 1967. Photo Jerry BAUER/Opale

Joseph Kes­sel chez lui en 1967. Pho­to Jer­ry BAUER/Opale

Elle était vaste, mas­sive, plus nette et décente que les autres édi­fices publics. Elle n’a­vait pas eu le temps de se dégra­der : la ligne qui reliait Vla­di­vos­tok au Trans­si­bé­rien n’a­vait pas beau­coup d’an­nées. A l’ap­proche, elle fai­sait bon effet. Mais dès que notre trai­neau nous eut dépo­sés devant le haut per­ron, je n’ai plus été capable de pen­ser à quoi que ce fût. L’o­deur était déjà là. Insi­dieuse, sour­noise… détes­table. A chaque marche, elle deve­nait plus lourde.
Quand nous avons atteint le per­ron, elle impré­gnait l’air pour­tant libre.
— Venez, m’a dit Milan.
Il se tenait près de la grande porte à peine entre­bâillée qui don­nait accès à l’in­té­rieur de la gare. Je l’ai rejoint. D’un coup d’é­paule où il avait mis tout son poids, il a pous­sé le battant.
— Venez, m’a répé­té Milan.
Je ne pou­vais pas. Non, je ne pou­vais pas. Là, c’é­tait l’antre  de l’o­deur. Elle frap­pait en pleine face, de plein jet. Ignoble à faire vomir. Et ce n’é­tait rien encore.
De la porte jus­qu’aux der­niers recoins du hall, le sol était tapis­sé, mate­las­sé d’une épaisse et hor­rible sub­stance, molle, flasque, espère de tourbe, de maré­cage, dont on ne savait si elle était vivante ou morte car tan­tôt elle demeu­rait inerte et tan­tôt remuait fai­ble­ment. Les fenêtres enduites de suie, de vieille pous­sière et de givre sale ne lais­saient pas­ser qu’une lueur cou­leur de cendre. Il fal­lait un long ins­tant pour recon­naître dans la matière qui cou­vrait toute la sur­face du hall sans en lais­ser un pouce libre, col­lés, entre­la­cés, imbri­qués les uns aux autres, des corps humains.

Joseph Kes­sel, Les temps sauvages
in Repor­tages, Romans (Quar­to)
Gal­li­mard, 1975

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La Tunique de Glace par William T. Vollmann

William T. Voll­mann, c’est un peu l’é­cri­vain fou. Phy­sique de bûche­ron aux ori­gines consan­guines, habillé comme s’il reve­nait de l’é­quar­ris­sage des che­vaux per­dus dans les monts téné­breux du Mon­ta­na, l’é­cri­vain est un per­son­nage hors-norme. Hors-norme aus­si est son œuvre, com­po­sée de pavés sur­nu­mé­raires en terme de pages, mais sa pro­lixi­té cache à demi-mots le sou­hait d’ex­hu­mer de l’his­toire de son pays les ori­gines d’un phé­no­mène poly­morphe qui tourne autour de l’in­ves­tis­se­ment par l’Eu­rope des terres amé­ri­caines, la civi­li­sa­tion en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet énorme pro­jet des « sept rêves », dont La tunique de glace est le pre­mier volet. L’au­teur est clair, per­sonne n’est obli­gé de les lire dans l’ordre, mais la fresque est là, à dis­po­si­tion, même si elle n’est pas encore terminée.

[audio:fram.xol]

Ragn­heiður Grön­dal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)

William T. Vollmann en 2005. Photo Kent Lacin / pour LA Times

William T. Voll­mann en 2005. Pho­to Kent Lacin / pour LA Times

Pour reve­nir au livre lui-même que je n’ai pas encore ter­mi­né, c’est une immense épo­pée qui remonte aux pre­miers temps des grandes sagas vikings et islan­daises depuis les ori­gines sombres jus­qu’au fré­mis­se­ment de la décou­verte de ce ter­ri­toire incon­nu, presque mythique qu’est le Vin­land, qu’on appel­le­ra plus tard l’A­mé­rique, mais qui n’est cer­tai­ne­ment que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent.  Le texte s’ap­puie sur des sources réelles et en fait une syn­thèse bouillon­nante d’his­toires entre­croi­sées, du temps des pre­miers colons mais aus­si dans les temps contem­po­rains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal à com­men­cer le livre, parce qu’il me sem­blait trop abs­trait, trop touf­fu, je trouve l’é­cri­ture non pas belle, mais sau­vage, ardue par­fois, ter­ri­ble­ment ter­rienne, c’est une écri­ture orga­nique et sen­suelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une écri­ture cha­ma­nique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait gran­diose qui n’a qu’une seule voca­tion, par­ler de la boue…

La tunique de glace - William T. Vollmann

Le havre de son âme, la baie de Fun­dy 1987

L’herbe, aus­si mar­ron que si elle avait mari­né, est tout apla­tie par la main énorme de la marée. Il s’en étend une plate éten­due à perte de vue. La moi­tié du temps, elle est recou­verte par la mer, et l’eau est pareille au cli­mat, et l’on ne peut dis­cer­ner la nature pro­fonde de Frey­dis, mais comme la marée s’est à pré­sent reti­rée, nous pou­vons avan­cer et péné­trer loin à l’in­té­rieur de Fery­dis, nos pas s’en­fon­çant dans cette herbe élas­tique et accueillante, cri­blée çà et là de flo­cons de boue épars ; il y a de la boue dans les petits méandres rem­plis d’une eau de mer cou­leur de vinaigre. Dans ces méandres, l’eau est très calme, reflé­tant les herbes qui la sur­plombent, sauf aux endroits où des accré­tions d’algues flottent, comme dis­soutes, et bar­bouillent le tableau. Les méandres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est dif­fi­cile d’a­per­ce­voir la moindre vague. Une herbe verte et luxu­riante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises sur­volent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins mor­ceaux d’ar­doise poin­tus. – A la lisière de l’herbe brune s’a­lignent des petits mon­ti­cules de boue duve­teuse, qu’on pour­rait prendre à pre­mière vue pour les restes épars de quelque ani­mal mort. Puis sur­vient une petite butte boueuse, mon­tant jus­qu’à la taille, du haut de laquelle on peut aper­ce­voir une plaine de boue grise et détrem­pée, pique­té de chaume vert, tachée d’algues vertes et d’ar­gile rouge, par­se­mée de pierres et de flaques duve­teuses suin­tantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque com­plè­te­ment, avec un bruit humide et vis­queux. Cette boue a la consis­tance de la diar­rhée. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelée, et révèle un lit de sable ; on peut y aper­ce­voir de minus­cules coquillages blancs.  – Il est pos­sible de sau­ter sur les bancs de terre humide et mar­brée de quelque cours d’eau étroit et de se tenir debout sur la boue dans l’es­poir de voir l’o­céan enfui, mais alors l’herbe se dérobe et l’on glisse inexo­ra­ble­ment, de longs che­veux d’herbe brune accro­chés aux chaus­sures, dans les pro­fon­deurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long fila­ment vert d’algues à moi­tié dis­soutes, pre­mier indice annon­cia­teur de la marée mon­tante. Tout sera bien­tôt dis­si­mu­lé de nouveau.
Bien à l’in­té­rieur des terres, debout sur un solide pré d’herbe et de pis­sen­lits, on pour­rait croire qu’on a mis der­rière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’i­nex­pli­cables empi­le­ments de flo­cons rocheux, cha­cun de ces flo­cons plus fin qu’une tuile au gin­gembre, et l’on com­prend que l’on ne s’en est pas encore débar­ras­sé et qu’on ne s’en débar­ras­se­ra jamais.

William T. Voll­mann, La Tunique de Glace
Tra­duit de l’an­glais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, col­lec­tion Lot 49, 2013

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Beo­wulf le guerrier

Beo­wulf est un monu­ment de la lit­té­ra­ture anglaise. Venu du fond des âges, c’est un des plus anciens témoi­gnages de la poé­sie anglo-saxonne, d’une époque téné­breuse à che­val entre la tra­di­tion scan­di­nave et les pre­mières heures du chris­tia­nisme outre-manche. Le drame de cette œuvre est qu’il n’en reste plus qu’un témoi­gnage remon­tant à ses ori­gines, aux envi­rons du Xème siècle, mais qui est for­te­ment endom­ma­gé suite à l’in­cen­die en 1731 de la biblio­thèque de son pro­prié­taire, Sir Robert Bruce Cot­ton ; il ne reste plus aujourd’­hui que quatre feuillets, dont la pre­mière page du Cot­ton MS Vitel­lius A XV. On trou­ve­ra ici une tra­duc­tion en fran­çais, pas la meilleure mal­heu­reu­se­ment, par Léon Bot­kine en 1877. Beo­wulf a par ailleurs été lon­gue­ment étu­dié par J.R.R. Tol­kien qui n’a pas hési­té à s’en ser­vir pour écrire Le Sei­gneur des Anneaux. J’ai trou­vé une par­tie de la très belle ver­sion illus­trée de Beo­wulf par le des­si­na­teur belge Mark Seve­rin en 1954, que je repro­duis ici.

Beowulf (1) - illustration par Severin - 1954 (more…)

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La val­lée des rubis #2

La val­lée des rubis #2

Je ne vous mène pas à l’in­té­rieur, dit Maung Khin Maung, et sa voix expri­mait une émo­tion sin­gu­lière. Il fau­drait des jours et des jours, et encore vous n’au­riez fait qu’une par­tie du che­min. Je ne crois pas qu’il existe aujourd’­hui un mineur, même par­mi les plus vieux, qui connaisse entiè­re­ment les gorges sou­ter­raines à quoi conduit cette cre­vasse. Toute la mon­tagne est creuse. On fouille là depuis des siècles. Aux gale­ries, aux caves et aux grottes natu­relles, les mineurs de rubis ont ajou­té par cen­taines, cou­loirs, niches, cel­lules, alvéoles. Dans tous les sens. A tous les niveaux. Sur le flan des abîmes obs­curs. Au fond des gouffres noirs. Là même où reposent les osse­ments immenses des bêtes qui n’existent plus sur terre… Les sque­lettes des Grands Élé­phants Morts.

Joseph Kes­sel

La val­lée des rubis, Gal­li­mard, 1955

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