J’ai commencé Istanbul, d’Orhan Pamuk cet été, dans l’avion qui m’amenait à l’aéroport Atatürk pour la seconde fois. Pour la seconde fois j’arrivais à Istanbul que j’avais découvert quelques mois auparavant. J’en ai lu une centaine de pages et puis j’ai laissé tomber parce que je n’étais pas dans de bonnes dispositions. Et puis pour tout dire, je n’ai pas vraiment accroché car plus qu’un livre sur la ville, c’est une fresque en forme d’autobiographie avec la ville en toile de fond, un substrat sans lequel l’auteur ne serait pas ce qu’il est, comme un esprit fondu dans un corps. L’un n’existerait pas sans l’autre, alors on assiste au grand déshabillage de l’auteur stambouliote, prix Nobel de littérature 2006 et dont le nom signifie « coton », parfois avec une certaine impudeur qu’on préférerait peut-être ne pas connaître…
Toujours est-il qu’à la sortie de ce livre, je vois la ville sous un autre angle, au travers du prisme de celui qui en est une émanation pure, et qui n’a jamais pu quitter les quartiers de sa vie, Nişantaşı et Cihangir. A un moment donné, dans le premier tiers de son livre, on assiste à une tirade d’une huitaine de pages absolument superbes, d’une justesse terrible et pour qui ne connaît pas (encore) Istanbul, c’est à la fois une ode et une réquisitoire…
Cependant maintenant, je m’efforce de parler non pas de la mélancolie d’Istanbul, mais du hüzün (qui ressemble à cette dernière), de ce sentiment intériorisé avec fierté et en même temps partagé par toute une communauté. Cela signifie avoir la capacité de voir les lieux et les moments où le sentiment lui-même se mêle à l’environnement qui le communique à la ville. Je parle des fins de journée qui arrivent tôt, des pères qui rentrent à la maison un sac à la main, sous les lampadaires des quartiers retirés. Je parle aussi des bouquinistes âgés qui, après une crise économique comme il en survient si fréquemment, attendent le client toute la journée en grelottant de froid dans leur boutique, je parle des coiffeurs qui se plaignent que les gens après la crise se fassent moins souvent raser; je parle des marins qui, un seau à la main, nettoient les vieux vapur du Bosphore amarrés aux embarcadères déserts, un œil sur la petite télévision en noir et blanc posée plus loin, avant de plonger dans le sommeil sur leur bateau; je parle des enfants qui jouent au football dans les étroites rues pavées, entre les voitures ; je parle des femmes en foulard, un sac plastique à la main, attendant sans dire un mot un autobus qui décidément ne vient pas, à une station perdue ; je parle des hangars à caïques vides des anciens Yalı, des maisons de thé pleines à craquerde chômeurs, des proxénètes patients qui arpententle trottoir, les soirs d’été, avec l’espoir de trouver un touriste,bien ivre sur la plus grande place de la ville.
Je parle des foules qui, les soirs d’hiver, se dépêchent pour ne pas manquer le vapur, des femmes qui, attendant leur mari ne rentrant jamais à la maison le soir, entrouvrent les rideaux pour jeter un coup d’œil dans la rue ; je parle des vieux à turban qui vendent dans les cours des mosquées des petits opuscules religieux, des chapelets et des onguents de pèlerin ; je parle des entrées de dizaines de milliers d’immeubles qui se ressemblent désespérément toutes, des constructions en bois transformées en bâtiments municipaux — à l’époque où ils étaient des konak dépendants du Palais, chaque lame de leur parquet gémissait bruyamment au moindre pas ; des balançoires cassées dans les parcs déserts, des sirènes des vapur dans le brouillard, des murailles de la ville, héritées de Byzance, dans un état de décrépitude avancé, des emplacements de marché qu’on vide le soir venu, des anciens tekke, tombés en ruine, des dizaines de milliers d’immeubles à la face décolorée par la pollution, la rouille, la suie et la poussière, des mouettes qui restent sans bouger sous la pluie, perchées sur les pontons rouillés couverts de moules et de mousse, des immenses konak centenaires qui crachent par une unique cheminée une fluette fumée visible seulement les jours les plus froids de l’année, des foules d’hommes pêchant sur le pont de Galata, des grandes salles froides des bibliothèques, des photographes ambulants, de l’odeur de mauvaise haleine de ces salles — qui, jadis, étaient des cinémas somptueux aux plafonds dorés — transformées en lieux de projection de films porno où les hommes pénètrent tout honteux -, des avenues où tu ne pourrais pas voir une seule femme après le coucher du soleil ; des foules agglutinées, les jours chauds et ventés, aux portes du quartier des prostituées sous contrôle de la municipalité, des jeunes femmes qui font la queue à l’entrée des boutiques où la viande est vendue à bas prix, des lampes grillées des guirlandes lumineuses tendues entre les minarets les jours de fêtes religieuses, des affiches murales déchirées et noircies çà et là, des rues sales de la ville qui aurait été transformée en musée si on avait été dans un pays occidental, des voitures américaines fatiguées, rescapées des années cinquante et utilisées comme dolmuş, qui geignent atrocement dans les raidillons abrupts, des foules qui remplissent à ras bord les autobus, des mosquées dont les placages et les gouttières en plomb sont constamment volés, des cimetières qui vivent, au cœur de la ville, à la manière d’un monde parallèle et de leurs cyprès, des lampes falotes allumées le soir à l’intérieur des vapur en service entre Kadıköy et Karaköy, des petits enfants qui essaient de vendre un paquet de mouchoirs au moindre passant, des tours à horloge que personne ne regarde, des coups que reçoivent les enfants le soir chez eux, ainsi que des victoires ottomanes qu’ils lisent dans leurs livres d’histoire, de l’attente craintive des « employés » lors des couvre-feu décrétés fréquemment sous prétexte d’un recensement des électeurs, d’un dénombrement de la population ou d’une recherche de terroristes, du courrier des lecteurs coincé dans un petit coin des journaux — et que personne ne lit — avec des phrases du genre « la coupole de la mosquée de notre quartier, vieille de trois cent soixante-dix ans et des poussières, menace de s’effondrer ; que fait l’État? » ; des parties cassées — chaque fois à un endroit différent — de chacune des marches d’escalier des passages souterrains ou aériens situés dans les lieux les plus fréquentés de la ville, de l’homme qui vend à la même place depuis quarante ans des cartes postales d’Istanbul, des mendiants qui surgissent devant vous du recoin le plus improbable et des mendiants qui eux, toujours dans le même recoin, vous disent chaque jour les mêmes mots, de l’odeur forte des toilettes qui vous monte soudain aux narines dans les avenues populeuses, dans les vapur et les passages, des jeunes filles qui lisent les colonnes « Güzin Abla » du journal Hürriyet, des couchers de soleil qui teignent en rouge orangé les fenêtres à Üsküdar, de ces heures les plus matinales où tout le monde dort sauf les pêcheurs qui prennent la mer, des trois chats se mourant d’ennui et des deux chèvres à l’intérieur de cages dans cet endroit qu’on ne peut même pas qualifier de zoo, au parc de Gülhane, des chanteurs de troisième catégorie imitant dans les sordides clubs de nuit les stars de la pop turque et les chanteurs américains, et aussi des chanteurs de première catégorie, des élèves qui s’ennuient à mourir dans les cours d’anglais interminables où en six ans on n’apprend rien d’autre que « yes » et « no », des migrants qui attendent sur le quai de Galata, des belles femmes en foulard qui négocient, honteuses, dans les marchés forains, les soirs d’hiver — au moment où les vendeurs commencent à démonter leurs étals et à tout replier -, tout ce qui reste : légumes, fruits, détritus, papiers, sacs plastique, sacs, boîtes, surplus de caisses; je parle des jeunes mères qui marchent péniblement dans la rue avec leurs trois enfants, de la vue qu’on a sur la Corne d’Or quand on regarde en direction d’Eyüp, depuis le pont de Galata, des vendeurs de simit en faction sur le quai, dans l’attente du client, perdus dans la contemplation du paysage ; des sirènes de vapur qui sonnent toutes en même temps au loin, chaque année, alors que toute la ville observe respectueusement une minute de silence, avec foi, en mémoire d’Atatürk ; des fontaines de quartier centenaires transformées en tas de marbre aux robinets arrachés, de ces fontaines qui demeurent à présent sous le niveau de la route — à force de mettre et de remettre des couches d’asphalte généreusement déversées sur les pavés -, alors que jadis on y montait par une volée de marches, des jeunes filles qui travaillent pour les salaires les plus bas de la ville, parfois jusqu’au matin, pour pouvoir faire face à une commande, sur des machines à coudre ou à boutonner à présent entassées et coincées dans des appartements d’immeubles situés dans les rues adjacentes — et où durant mon enfance, le soir, les femmes et leurs enfants des familles des classes moyennes, des docteurs, des avocats et des enseignants écoutaient la radio -, je parle de l’état d’usure et de délabrement de tout ; de la ville entière qui contemplait, à l’approche de l’automne, les cigognes venues des Balkans, de l’Europe de l’Est ou du Nord, et qui, filant vers le sud, passaient au-dessus du Bosphore et des Îles aux Princes, et je parle des foules d’hommes qui rentraient chez eux en fumant frénétiquement après les matchs de l’équipe nationale qui se soldaient toujours par une sévère défaite quand j’étais enfant.
Quand on perçoit bien ce sentiment et les paysages, les endroits et les gens qui le diffusent à la ville, quand on a été élevé avec lui, à partir d’un certain point, d’où que l’on regarde la ville, ce sentiment de hüzün acquiert une netteté perceptible dans le paysage et chez les gens — un peu à la manière de cette buée qui, les froids matins d’hiver, alors que le soleil fait soudain son apparition, commence à virevolter subtilement au-dessus des eaux du Bosphore.
Orhan Pamuk, Istanbul (İstanbul: Hatıralar ve Şehir)
Traduit du turc par Savas Demirel, Valérie Gay-Aksoy et Jean-François Pérouse
Gallimard 2003, 2007 pour la traduction française
Retour en terrain connu, en Cappadoce sur la terre des premiers chrétiens, là où la terre n’est que tuf, un pays qui disparaîtra un jour et qui taira à jamais ses refuges d’ermites qui se cachaient de leurs persécuteurs. Retour aussi dans la ville lumière à la porte de l’Orient, au bord du Bosphore, où le thé coule à flot au chant du muezzin. Retour à la maison, dans ce pays qui me devient de plus en plus étranger au fur et à mesure qu’il me devient familier, dans lequel je me sens vivre, où j’aime à me poser pour regarder la vie battre des paupières comme les ailes d’un papillon. Retour à la maison, pour en revenir une fois de plus dépossédé de moi-même, kidnappé par ses sourires enjôleurs.
Départ demain matin pour İstanbul, escale puis saut de puce jusqu’à l’aéroport de Kayseri (l’ancienne Césarée) dans la partie est de la Cappadoce, voiture de location à l’aéroport pour rejoindre Çavuşin où je serai logé pendant 5 jours. Le 6 mai, retour à Kayseri, retour à İstanbul pour 5 jours, dans un hôtel à deux pas de la mosquée de Beyazıt. Retour à Paris le 11 mai au soir.
Il fait tellement chaud que je pense pouvoir compter sur les mosquées ou les églises pour me rafraichir un peu, mais en pure perte. Je finis quand même après quatre jours à ne plus ressentir la chaleur comme une fatalité et j’ai l’impression que mon corps ne transpire plus autant. C’est étrange à dire, mais j’ai l’impression d’avoir passé mon temps à suer du matin au soir pendant ces quelques jours. Les choses vont mieux à présent, et c’est vraiment comme si mon métabolisme s’adaptait doucement. Ce matin, je file encore vers Eminönü pour prendre le bus. Je verrai bien sur place comment faire et par chance, en regardant les plans de bus de la gare routière, un type me tape sur l’épaule et me dit « Kariye Museum ? this bus » et il me fait monter dans le E38 qui va jusqu’à Edirnekapı, une des portes de la ville située près des remparts. Par bonheur, le bus est climatisé, ce qui surprend un peu quand on voit que ce sont quand même de grosses machines qui crachent leur diesel dans des nuages de fumées noires. On s’imagine facilement que ce sont des fours roulants mais pas du tout.
Lorsque le bus s’arrête, le chauffeur klaxonne pour prévenir qu’il est là (comme à peu près tout ce qui roule à Istanbul) et parler d’un arrêt est peut-être exagéré. On dirait plutôt que, jeune ou vieux, il faut attraper le bus en marche, et donc pour en descendre, c’est à peu près le même tarif. Le chauffeur, sans chaleur excessive mais très serviable me fait signe lorsqu’il est temps pour moi de descendre, ce qui m’arrange plutôt étant donné que je voyais bien les arrêts défiler sur le tableau de contrôle, mais je n’avais aucune idée du nom de l’arrêt qu’il fallait que je prenne. C’est Edirnekapı, tout simplement.
L’église est très bien indiquée, des panneaux indiquent à ma grande surprise le chemin au travers des petites rues qui descendent le long de la colline pour arriver au pied de ce qui fut autrefois l’église Saint-Sauveur-in-Chora. Cette église byzantine se trouvait à l’époque de sa construction en dehors de la ville, dans les champs (en grec, le mot chora désigne ce qui fait partie de la ville mais n’est pas en son centre même) En turc, l’église peut prendre trois appellations différentes :
Kariye Kilisesi (église de Chora)
Kariye Camii (mosquée de Chora)
Kariye Müzesi (musée de Chora)
A l’époque de la conquête, l’intérieur de l’église fut recouvert d’un badigeon léger qui au lieu d’endommager les mosaïques, les protégèrent de la lumière pendant des années, jusqu’à ce qu’elle fut réhabilitée en musée. Pour cela, je préfère parler d’église plutôt que de musée puisque c’est sa vocation première. On arrive à l’église en passant par une petite place ombragée sous les marronniers, sur la gauche, là où se trouve un türbe (tombe) à l’angle d’une rue sans passage, où deux femmes voilées de noir sont en train de prier derrière les grilles.
On contourne dans un premier temps l’église par le jardin qui se trouve à ses pieds et qui offre une jolie vue sur les quartiers hauts de la ville. J’entre dans l’église qui est de taille assez réduite, mais qui offre dès les premiers instants une vision époustouflante de ce que pouvait être l’art byzantin, l’art d’avant la conquête. On dit souvent que cette église est le chant du cygne de l’art byzantin, avec notamment ses deux superbes coupoles et la scène de l’Anastasis du Paracclesion, scène qui tient du mystère parfait. L’église est construite sur un plan qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir. La partie centrale, qu’on peut appeler église principale et qui est en fait un Naos prolongé par une abside orientée est, est décorée très simplement de marbres colorés et d’une coupole nue. Au-dessus de la porte se trouve une Dormition de la Vierge assez étrange puisqu’on voir au-dessus de Marie, le Christ tenant un enfant (lui-même ?) dans ses bras, surmonté d’une mandorle et de la représentation byzantine du séraphin. Sur les piliers latéraux, seulement deux mosaïques représentant Marie et l’enfant à droite et Saint-Jean Baptiste à gauche. C’est donc une représentation de la Déisis.
Avant d’entrer dans ce naos, on accède à deux narthex. Le premier, l’exonarthex, commence l’histoire sur la partie nord avec l’annonce à Joseph de la naissance du Christ puis raconte au fur et à mesure la vie du Christ jusqu’à ses miracles et la coupole du Christ Pantocrator qui est certainement la pièce maîtresse de ce lieu ; le Christ bénissant entouré de ses ancêtres.
Le narthex intérieur ou exonarthex s’envisage en repartant du nord où l’on peut voir des scènes plus anciennes dans la chronologie (Annonciation, la présentation au temple, etc.).
La visite se termine par le Paracclesion (littéralement, église parallèle), orienté est également, dans lequel on trouve la seconde coupole intéressante, la Vierge à l’enfant. Dans le narthex on trouve également une vierge à l’enfant avec les Patriarches sous une coupole en mosaïque, mais celle-ci, comme tout le Paracclésion est peint à fresque, ce qui témoigne d’un changement d’époque et de technique (du XIII au XIVè siècle).
Plus on avance, plus on va vers la fin des temps. On arrive au plafond du jugement dernier, où l’on peut voir un archange tenant au-dessus de lui une immense coquille d’escargot blanche, symbole fort de pureté et de cyclicité relative à la résurrection.
Enfin, dans l’abside, la scène la plus connue ; l’Anastasis (en grec anastatis, stasis = rester, gésir, ne pas bouger. Anastasis = se relever) est une scène poignante, chronologiquement située après le jugement dernier puisque c’est le moment de la Résurrection (non pas du Christ) à la fin des temps où les morts se relèveront de leur tombe après la pesée des âmes. Une scène très belle, très dynamique où les corps semblent en lévitation et qui préfigure réellement l’art italien du Quattrocento.
Au pied du Christ se trouvent tout un tas d’outils brisés dont je n’ai pas encore réussi à comprendre la signification, mais on peut rester des heures devant cette scène sans ressentir la moindre lassitude. Voilà pourquoi je voulais venir me perdre dans ce quartier et voir cette église, car accrochée au flanc de cette colline se trouve le vestige le mieux conservé de cette chrétienté qui a fait Constantinople, il ne fallait pas que je manque ça.
Après être resté deux bonnes heures dans l’église, je vais manger vite un pide (le pide est l’équivalent turc de la pizza) sur la terrasse du restaurant (Kariye Pembe Köşk Aile çay bahçesi, que je ne recommande pas pour la fraîcheur de la nourriture) qui a bien compris que sa situation privilégiée dans le quartier lui permettait de gonfler honteusement ses prix, ce qui n’empêche absolument pas les pigeons de chier allègrement sur les nappes en kilim.
Quand je repars, je tente de trouver un lieu que j’ai repéré sur le guide et que je n’aurais certainement pas trouvé tout seul. Après l’angle d’une rue où se trouve une petite maison sous une tonnelle de vigne fournie de trouve une entrée surplombée d’un tout petit clocher en fer indiquant que nous sommes devant l’entrée d’une église… orthodoxe. Construite à l’époque byzantine, la toute petite église Tekfursarayı Hançerli Panayla Rum Kilisesi Vakıfı (on trouve dans cette appellation Tekfursarayı, le nom du palais de Constantin Porphyrogénète situé non loin de là, et le mot Rum qu’on retrouve un peu partout et qui à l’origine désignait les Romains, puis par extension les Grecs et qu’on retrouve en arabe sous la forme Rumi ou Roumi, mot désignant les non-Arabes, chrétiens, ou par extension, les hommes blancs…) se cache derrière une enceinte peinte en jaune. Lorsque je passe la tête par l’entrée, je trouve deux femmes assises en train de discuter sous un porche ombragé. L’une d’elle ma fait signe d’entrer puis d’attendre. Elle revient de l’intérieur avec une grosse clef dans une main et une hache dans l’autre, et lorsqu’elle voit mes yeux ronds comme des soucoupes, elle éclate de rire puis pose la hache à l’entrée de l’église. Elle ouvre la porte et je découvre là un trésor, un pur trésor… Une église orthodoxe avec son iconostase, ses icônes immenses, des chandeliers et une odeur de cire et de renfermé indiquant que le lieu est très peu utilisé. Elle m’explique dans un galimatias de turc, de grec, de français et d’anglais que je ne peux pas faire de photos et je tente de lui demander qui elle est. Elle m’explique qu’il y a deux semaines encore l’église fonctionnait les jours de messes et qu’elle n’est qu’une fidèle orthodoxe, grecque, mais le prêtre s’est volatilisé avec la caisse et n’ayant plus de nouvelles, c’est elle qui tient la boutique et elle me dit qu’elle va devoir assurer l’entretien avec les autres fidèles, et comme il n’y a plus de prêtre, il n’y aura plus de messes. L’histoire est à la fois cocasse et triste, car je peux sentir chez cette femme rondouillarde la tristesse de la fin d’une époque. Elle me fait visiter et m’indique en grec le nom de chacun des saints représentés sur les icônes ; Saint Patrick, Saint Nicolas (qui est Turc), Saint Élie, Sainte Barbara, Saint-Jean…
J’avise une icône percée d’un trou dans lequel des gens ont déposé des billets, certainement pour les offrandes. Je ne fais jamais ça, mais cette fois-ci j’ai déposé un billet de 20TL dans le cercle. Je ne m’attendais pas à trouver ce petit joyau dans les rues brulantes du vieil Istanbul, au milieu des immeubles bas où vivent pour la plupart des Anatoliens dans une relative pauvreté. Je ressors de là ébloui, remercie chaleureusement la vieille dame et nous nous quittons en nous prenant mutuellement les mains et en se souhaitant chacun dans la langue de l’autre une bonne fortune.
Je reprends la route pour me diriger vers un autre quartier, Fener. Ancien quartier grec de la ville, la communauté présente avant 1955 a considérablement diminué pour laisser place à des gens pauvres de la campagne anatolienne. C’est aussi dans ces quartiers que se développe de plus en plus un esprit très communautaire et beaucoup plus traditionaliste qu’ailleurs, notamment en ce qui concerne la religion. Les femmes voilées sont beaucoup plus présentes qu’ailleurs, les hommes portent la barbe, le saroual et le tarbouche. Lorsque j’arrive au pied d’un autre musée, la Fethiye Camii, je tombe nez à nez avec trois hommes patibulaires en train de faire la sieste à l’entrée. On me fait payer l’entrée 5TL. Cette église est en réalité divisée en deux partie. La première est celle qui se visite et qui porte le nom de musée, est également connue sous le nom d’église Theotokos Pammakaristos (radieuse mère de Dieu) mais n’est en fait que le paracclésion de l’église, séparé de la seconde partie par un mur. Le seconde partie a été transformée en mosquée que je visite juste après. Le bâtiment date du XIème siècle et fut spécialement divisé en deux partie pour accueillir d’un côté les musulmans, de l’autre les chrétiens, ce qui, si on y réfléchit est un parfait signe d’œcuménisme de la part des conquérants (en l’occurrence, le sultan Murat III). La partie ouest de l’église conserve encore quelques peintures à fresques très anciennes, dont une qui représente les Rois Mages. L’abside du paracclésion est recouverte d’une superbe mosaïque dorée représentant le Christ en majesté. La coupole est le véritable chef d’œuvre du lieu avec son Christ Pantocrator entouré des douze apôtres, une superbe mosaïque éclairée par la lumière aveuglante des fenêtres de la coupole. On peut imaginer l’effet sur les fidèles à l’époque de sa construction.
Je me rends ensuite dans la mosquée qui, à ma surprise, est climatisée. Un jeune garçon est en train de réciter dans un micro des sourates en arabe en se dandinant sous le regard amusé de ses deux camarades qui font complètement autre chose. Le son de sa voix envahit l’ancienne église dont la coupole a dû être magnifique en son temps, mais nous ne le saurons pas de sitôt. Je le disais tout à l’heure, j’ai l’impression que le quartier est strict, très religieux, c’est palpable dans l’air et je croise des personnes habillées de façon très austère, hommes et femmes, enfants aussi, et pas un ne semble remarquer ma présence. Ma tenue, pour une fois, me semble presque indécente dans ce quartier où l’on ne voit pas un seul bout de chair, alors que je porte un t‑shirt et un bermuda (je confesse que j’ai des chaussettes dans mes chaussures de marche, ce qui doit me donner un petit air…allemand…). Une chose me paraît tout de même assez frappante : j’ai bien vu quelques touristes à la Kariye Kilisesi, mais depuis que je suis sorti du circuit des lieux les plus connus, je n’ai pas croisé un seul visage qui ne soit pas turc. Même à la Fethiye, j’ai eu l’impression de déranger pendant la sieste. Je ne suis pas certain qu’ils voient grand-monde, même au mois d’août…
Je descends le quartier de Fener avec ses rues pentues et ses maisons autrefois riches. Ici vivaient les riches armateurs et commerçants grecs dans une opulence tranquille, à l’écart du reste de la ville. Tout est calme ici, je ne croise que quelques âmes, des femmes surtout, des Anatoliennes avec leur fichu sur la tête. Le quartier semble être endormi. Sans le faire exprès, j’arrive au pied du Lycée Grec (Büyük Okul Fener Rum Lisesi), une grande bâtisse en briques rouges qu’on voit de loin depuis la Corne d’Or. J’arrive plus bas vers le bras de mer après être passé par Balat, l’ancien quartier juif. Là aussi, il n’y a plus autant de Juifs qu’en d’autres temps. La population s’est uniformisée et on ne trouve plus guère que des Anatoliens. Le quartier est très animé, les commerçants sont affables et je profite d’une petite épicerie pour faire le plein d’eau et me jeter un Sirma citron derrière la cravate. Je dois avouer que j’ai beaucoup marché et que je commence à avoir mal aux pieds. C’est dommage car j’aurais souhaité pouvoir visiter un peu plus les deux quartiers, mais je suis franchement vanné.
Je rejoins le Balat Parkı, au pied du pont bleu d’Hasköy, celui précisément qui empêche les bateaux d’aller à Eyüp. Ici s’étend une grande pelouse grasse qui vient d’être arrosée et je m’assieds le cul dans l’herbe mouillée, vite rejoint par un corniaud qui porte dans sa gueule un poisson grand comme une daurade et qui s’installe juste à côté de moi. Il m’aboie dessus, mais après quelques caresses, il vient me léchouiller les doigts avec son haleine poissonnière puis s’endort à côté de moi, avachi sur l’herbe. Un peu plus loin, des poufs sont éparpillés sur l’herbe devant un bateau qui porte le doux nom de Okyanus Nargile Cafe, où je commande un çay au jeune garçon qui, j’en suis certain, n’a jamais vu un étranger de sa vie. Je m’assoupis à moitié au vent léger qui fait un bien fou après cette journée dans la fournaise des hauteurs.
Je remonte ensuite les quais jusqu’à Eminönü en passant devant les barbecues qui s’installent au bord de la route et qui fument au vent. Les gens viennent ici en attendant la rupture du jeûne et préparent leur barbecue de poisson ou de brochettes (şiş) de viande. A quelques endroits, on peut voir les restes de la muraille de Théodose dépasser entre les maisons délabrées. Il fait une douce chaleur sur la Corne d’Or.
Les quais entre le pont Atatürk et le pont de Galata sont désagréables et je réussis à me faire accoster par un gitan qui pue l’alcool et qui me demande de l’argent d’une manière assez agressive.
J’arrive à Eminönü vanné, où je mange un börek à la viande au Sarıyer Börekçisi.
Au pied de la Yeni Camii, j’attends le chant du muezzin qui ne vient pas. Je pose ma caméra et j’attends. Un petit homme à la barbe blanche me regarde et me salue avec ces mots « Selâmün aleyküm » qui ressemble largement à la formule de salut traditionnelle. Un peu décontenancé, je lui répond en inversant les mots mais ça ressemble plus à quelque chose comme « Aleyküm Selâm ». Il sourit et voyant certainement que je ne suis pas habitué, il me donne une petite tape sur l’épaule en me souriant. Dans la vidéo au-dessus, on voit un homme en polo bleu rayé blanc monter les marches avec ses clefs en main. C’est lui le muezzin de la mosquée, que je verrai rentrer par une petite porte au pied du minaret. Il se fera même engueuler par un type qui devait l’attendre de pied ferme parce qu’il avait près de deux minutes de retard.
Cette vidéo est composée d’extraits pris au bord de la Corne d’Or, à l’arrêt du tramway à Eminönü, sur l’hippodrome où des tables sont installées pour le ramadan, puis dans les petites rues aux alentours de Kadırga Parkı, à la terrasse du petit café sur la place et dans le jardin public.
Cette dernière vidéo est composée d’extraits de la prière dans le jardin de la Kariye Kilisesi, de la prière à l’intérieur de la Yeni Camii (je ne sais pas bien pourquoi personne ne m’a viré à ce moment-là, alors je suis resté) et d’un air de musique turque moderne au pied du pont de Galata.
Je retourne à l’hôtel, il est 23h27 et les voisins sont en train de casser du bois sur le trottoir en buvant du thé. Le chat monte sur la glycine et arrive sur le toit. Le mari n’a qu’une jambe, l’autre est dans le caniveau, le fauteuil roulant plié à côté. En entrant dans l’hôtel, le réceptionniste me propose un thé que je bois avec bonheur, mais à l’heure qu’il est, j’ai hâte de prendre ma douche et de préparer ma valise. Demain, je quitte Istanbul.
Je me lève tôt ce matin et je déjeune en vitesse. Je dois vite rejoindre Eminönü car j’ai décidé de prendre le bateau pour aller jusqu’à la Mer Noire (Karadeniz). Cette mer a une histoire compliquée et encore aujourd’hui sujette à discussion, mais surtout, c’est une mer ancienne, qui porte en elle une histoire longue à tel point qu’on l’appelle encore parfois la mer des Scythes (Skythikos Pontos ou encore Pontos Euxeinos, mer accueillante, traduit en français par Pont-Euxin). La raison pour laquelle on lui a adjoint le qualificatif noir, c’est une question de culture anatolienne (l’Anatolie compose la majeure partie de l’actuelle Turquie asiatique) ; les quatre points cardinaux sont représentés par des couleurs.
Kara, le « noir » désigne le nord,
Ak, le « blanc » désigne le sud,
Kızıl, le « rouge » désigne l’ouest,
Yeşil, le « vert » ou Sarı, le « jaune » désignent l’est. (source Wikipedia)
C’est la raison pour laquelle la mer se trouvant au nord de la Turquie a pris l’épithète « noir », celle du sud ayant pris le « blanc ». La Mer Méditerranée se dit donc Akdeniz. (more…)