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Vapeurs sur le Bosphore

Vapeurs sur le Bosphore

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His­toire sen­ti­men­tale de Şehir Hatları

His­toire sen­ti­men­tale de Şehir Hatları

On dit sou­vent qu’Istanbul est une ville de ponts. C’est vrai, mais réduc­teur. Avant que le béton ne se tende d’une rive à l’autre, il y avait déjà, sur l’eau, des sil­houettes blanches striées d’orange qui fai­saient le lien : les vapur. Ces fer­ries grin­çants, cra­cho­tant de la vapeur comme des loco­mo­tives à moi­tié marines, ont long­temps été l’unique manière de relier l’Europe à l’Asie sans se mouiller les pieds. Et, dans une ville qui aime se défi­nir comme un car­re­four du monde, rien n’est plus poé­tique que de pen­ser que ce car­re­four flottait.

Le nom offi­ciel aujourd’hui, c’est Şehir Hat­ları, « les lignes de la ville ». Un mot qui sent l’administration, la réunion de comi­té, la pape­rasse. Mais dans la bouche des Stam­bou­liotes, ce n’est qu’un sou­pir tendre : « le vapur ». Car cha­cun garde au fond de sa mémoire le sou­ve­nir d’un embar­que­ment : un pre­mier bai­ser sur le pont arrière, un thé brû­lant dans une tasse de verre en forme de tulipe, ou la caresse gla­ciale du vent du Bos­phore en plein mois de février.

Tout com­mence en 1851, dans l’Empire otto­man encore sûr de lui, qui décide de créer une com­pa­gnie mari­time à la fois publique et pri­vée. On l’appelle Şirket‑i Hay­riye, lit­té­ra­le­ment « Com­pa­gnie de la Bien­fai­sance ». À croire que prendre le bateau rele­vait presque de l’aumône. Pour­tant, le suc­cès est immé­diat. Les navires des­servent les vil­lages du Bos­phore, les îles, les fau­bourgs d’Istanbul. Des mil­lions de pas­sa­gers s’entassent chaque année, dans un joyeux chaos que ni les billets mal impri­més ni les grèves spon­ta­nées ne par­viennent à frei­ner. Ces fer­ries, avec leurs che­mi­nées cra­cho­tantes et leurs cabines en bois ver­ni, devinrent rapi­de­ment les véri­tables fiacres de la ville. Dans un empire qui se fis­su­rait de toutes parts, le vapur don­nait au moins l’impression que quelque chose fonctionnait.

En 1937, la Répu­blique turque reprend le flam­beau et renomme le ser­vice Şehir Hat­ları. Peu à peu, tout le tra­fic mari­time urbain est absor­bé sous ce nom : fer­ries de la Corne d’Or, com­pa­gnies pri­vées, vieilles coques repeintes pour l’occasion. Puis, en 2006, la muni­ci­pa­li­té d’Istanbul en prend direc­te­ment la ges­tion. Entre-temps, les navires ont chan­gé de visage. Le char­bon a dis­pa­ru, rem­pla­cé par le die­sel ; les ponts en bois sont deve­nus de métal ; les embar­ca­dères se sont moder­ni­sés. Pour­tant, la mélo­die n’a pas chan­gé : le klaxon grave qui résonne dans le brouillard, la lente manœuvre d’approche contre le quai, la volée de mouettes qui accom­pagnent chaque départ comme une escorte officielle.

Aujourd’hui, Şehir Hat­ları c’est une tren­taine de fer­ries, une cin­quan­taine de quais et plus de qua­rante mil­lions de pas­sa­gers par an. Mais réduire cela à des sta­tis­tiques serait une erreur : ce qui compte, ce sont les his­toires qui cir­culent à bord. À la proue, on fume sa ciga­rette en silence, les yeux fixés sur l’eau noire. À la poupe, on bavarde autour d’un çay, ser­vi brû­lant dans son verre tulipe. Sur les bancs, des éco­liers se cha­maillent, des amou­reux s’embrassent, un vieux mon­sieur dis­tri­bue des mor­ceaux de simit aux mouettes. Et tout ce monde se retrouve dans un même espace flot­tant, où le temps semble sus­pen­du entre deux continents.

Dans cette his­toire col­lec­tive, un détail gra­phique prend une impor­tance sin­gu­lière : le logo de Şehir Hat­ları. Deux ancres rouges y sont croi­sées comme deux rives qui se tiennent par la main, au-des­sus des­quelles brillent un crois­sant et une étoile, rap­pel du legs otto­man tou­jours pré­sent dans la mémoire de la ville. La date 1851 y figure, non pas comme une relique pous­sié­reuse, mais comme une pro­messe : celle que chaque départ d’aujourd’hui s’inscrit dans une longue conti­nui­té. Les bandes jaunes et noires rap­pellent les che­mi­nées des fer­ries, détail dis­cret mais inou­bliable, comme un par­fum recon­nais­sable entre mille. Ce logo, fami­lier au point de deve­nir invi­sible sur les billets, les pan­neaux ou les uni­formes, condense en quelques traits l’identité de la com­pa­gnie : un ser­vice public, certes, mais sur­tout une émo­tion collective.

Pour les habi­tants, le vapur n’est pas qu’un trans­port : c’est un rite quo­ti­dien, une res­pi­ra­tion. On y lit le jour­nal, on y médite, on y écrit des poèmes. Les tou­ristes y voient un pano­ra­ma, les Stam­bou­liotes une habi­tude tendre. Cer­tains affirment même qu’on ne connaît pas Istan­bul tant qu’on n’a pas tra­ver­sé le Bos­phore dans la lumière dorée d’un soir d’hiver, quand la ville s’embrase dou­ce­ment et que les che­mi­nées du fer­ry fument encore comme des samo­vars géants.

Şehir Hat­ları n’est pas seule­ment l’histoire d’une com­pa­gnie mari­time : c’est celle d’une ville qui, pour se com­prendre elle-même, a tou­jours eu besoin de flot­ter entre deux rives. Dans ses cales résonnent encore les conver­sa­tions, les éclats de rire, les silences pen­sifs de plu­sieurs géné­ra­tions. Et, quoi qu’il arrive — tram­ways modernes, métros sous-marins, tun­nels auto­rou­tiers —, il res­te­ra tou­jours ces sil­houettes blanches et oranges, obs­ti­nées, qui rap­pellent aux Stam­bou­liotes qu’ils vivent au rythme d’un détroit et que leur cœur bat à la cadence lente d’un vapur quit­tant le quai.

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Café stam­bou­liote #11

Café stam­bou­liote #11

Café du matin

#11

Café stam­bou­liote

Istan­bul est une ville qui confine à la mélan­co­lie, le fameux hüzün dont parle Orhan Pamuk.

Dans la mys­tique sou­fie, le hüzün trouve son ori­gine dans un sen­ti­ment de manque dû à notre trop grand éloi­gne­ment de Dieu. On retrouve quelque chose de proche du hüzün dans la culture japo­naise, asso­cié à la noblesse de l’échec. Mon­taigne fait état d’une expé­rience simi­laire, avec ce sen­ti­ment de mélan­co­lie face aux ruines antiques. L’architecture d’Istanbul, ses palais en ruine, son atmo­sphère en noir et blanc, tout cela contri­bue au hüzün que l’on res­sent inévi­ta­ble­ment lorsqu’on y habite ou sim­ple­ment lorsqu’on s’y promène.

Cette mélan­co­lie, on ne la res­sent pas for­cé­ment tout de suite, il faut attendre un peu. Par­fois même, elle sur­vient lors­qu’on quitte la ville, ou alors lors­qu’on y revient et qu’on se dit que tel­le­ment de choses ont chan­gé et que le fait de ne pas retrou­ver les mêmes choses au même endroit est le triste constat de l’im­per­ma­nence du temps. Si je retourne à Istan­bul dans dix ans, je ferai cer­tai­ne­ment le constat que lors de mon der­nier séjour ; il me reste à espé­rer que je n’at­ten­drai pas aus­si long­temps pour revoir le Désir du Monde.

Istan­bul est triste comme une femme qui se réveille et qui dit qu’elle n’est pas belle, avec ses che­veux en bataille, ses yeux encore fer­més et le teint un peu terne, dépa­naillée dans son pyja­ma frois­sé, mais ce n’est qu’un ques­tion de point de vue. Tout est dans le regard de celui qui l’aime.

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Café du matin #2

Café du matin #2

Café du matin

#2

Café à mer

Café du matin, je ne sais plus com­bien. Une crème oran­gée, mous­seuse, qui reste sur les parois de la tasse tan­dis que je bois la der­nière goutte dans un léger bruit de bouche qui me per­met d’as­pi­rer tout ce qui peut res­ter dans la tasse.

Un fre­lon asia­tique s’est intro­duit dans la mai­son. Son bour­don­ne­ment lourd de grosse bête volante qui pro­longe mon mal de crâne a fini par ces­ser, et il a dis­pa­ru dans la cui­sine, cer­tai­ne­ment lové dans un des pots des plantes qui sur­plombent le plan de travail.

Un coup d’œil dans le miroir de l’en­trée, j’ai les che­veux pla­qués sur le crâne, les yeux rou­gis de n’a­voir pas assez dor­mi, la peau fri­pée comme un vieux sac en papier, l’im­pres­sion que l’o­deur des draps me colle à la peau, mais que se passe-t-il ? Qui est cette per­sonne en face de moi ? Il va me fal­loir encore quelques heures de som­meil pour sup­por­ter cette jour­née. Ou alors attendre que ma peau se res­serre. Que les petits vais­seaux écla­tés dans le blanc de mes yeux se rétractent. Que je prenne une bonne douche qui efface les traces de cette nuit agi­tée sous mon crâne. Que je fasse dégon­fler ces pau­pières qui me donnent un air de laman­tin endor­mi. Tem­pête sous mon crâne.

Il fait beau ce matin, le soleil me chauffe le dos. L’air est chaud, je le sens lors­qu’il pénètre mes pou­mons, alors qu’il est à peine midi. Mois d’a­vril qui ne pro­met rien du tout, la semaine pro­chaine sera fraiche, il fau­dra res­sor­tir les petits pulls pour le matin. Et de quoi se pro­té­ger de la pluie.

Le vent chasse les pétales du ceri­sier qui a fleu­ri tôt cette année, en une nuée qui res­semble à des flo­cons de neige. Sou­ve­nir d’un café allon­gé sur les hau­teurs du cime­tière d’Eyüp Sul­tan, un café turc ser­ré, que je bois jus­qu’à cette étroite limite qui sépare le liquide du marc. C’est presque un art. Il ne me manque plus que le fes otto­man vis­sé sur le crâne pour répondre au cliché.

Pro­fite, ça ne va pas durer…

Après une après-midi cani­cu­laire pas­sé à arpen­ter les rues pen­tues de Fener et de Balat, je me suis assou­pi dans les grands poufs d’un café ins­tal­lé sur les rives de la Corne d’or, écra­sé par la cha­leur et trans­pi­rant comme un bœuf entur­ban­né. Sur le moment, on en souf­fri­rait presque, mais la sen­sa­tion de bien-être qui per­dure n’a aucun équivalent.

Il y avait aus­si un grand café le long du Bos­phore, là où les vapur déversent désor­mais le flot des Stam­bou­liotes à Kaba­taş, le Kap­tan­lar Aile Çay Bah­çe­si, le jar­din de thé des capi­taines, où des enfants sau­taient dans les eaux froides et tour­men­tées, sou­vent dans le plus simple appa­reil, et où l’on pou­vait boire des jus de fruits frais et du thé noir bien fort. Tout ceci n’existe plus. Il ne reste là que le béton encore frais qui forment de longs quais sans âme.

Dans une après-midi lan­gou­reuse, je retrace ces moments de ma vie où la joie d’être au monde écrase tout le reste, et je finis par m’en­dor­mir sur le cana­pé du jar­din, les che­veux en bataille et les routes de la soie de Fran­ko­pan posé sur le ventre. Avec ça et l’a­mour, je peux mou­rir tranquille.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

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On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance

Ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

Bir varmış, bir yok­muş. Voi­là. Nous y sommes. Les lubies d’une col­lègue qui revient de voyage, un guide tou­ris­tique datant de 2007 et qui contient quelques infor­ma­tions fausses (il exis­te­rait une syna­gogue toute en bois à Fener qu’on pour­rait visi­ter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lec­ture de mes car­nets de voyages sur mon blog, et la sou­ve­nir de la lec­ture d’un livre de William Dal­rymple sur les écrits d’un moine chré­tien d’O­rient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la biblio­thèque, le sou­ve­nir d’un livre lu en 2012, celui d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste, alors que je bat­tais le pavé d’Is­tan­bul, dans les quar­tiers sud de Sul­ta­nah­met, la lec­ture actuelle du Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul de Metin Ardi­ti… Voi­ci les ingré­dients de cette jour­née enso­leillée un peu fraîche, où tout m’in­vite à repar­tir. Il me semble que la der­nière fois que je suis par­ti à l’é­tran­ger, c’é­tait en 2018, et le virus du départ com­mence à four­miller. Alors oui, ça cha­touille, ça com­mence à frémir.

Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

Après une année pour le moins com­pli­quée — je ne me plains pas, il y a des situa­tions bien pires —, tout se sta­bi­lise, tout rede­vient nor­mal, même si au fond, je sais que ce qui est per­du ne peut rede­ve­nir la normalité.

Dès lors, une nou­velle vie, un nou­veau cycle se met en place. Il faut que tout rede­vienne comme avant. Et dans le démar­rage de ce nou­veau cycle, il y a ce fré­mis­se­ment, cette envie incon­trô­lable de par­tir, cette fabri­ca­tion d’an­ti­corps contre la moro­si­té qui me contrôle.

En turc, les contes débutent tou­jours par ces mots : Bir varmış, bir yok­muş. Il était une fois, et une fois il n’é­tait pas. Ici, l’ab­sence défi­nit le pré­sent. Réa­li­té et inexis­tence sont d’une même impor­tance. Plus encore, la forme uti­li­sée pour les deux verbes, varmış et yok­muş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geç­miş soit : « le pas­sé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus pré­ci­sé­ment : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yok­tu. Mais ici, le sens dou­ble­ment plus trouble : il sem­ble­rait qu’il y avait une fois, et il sem­ble­rait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette his­toire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incer­ti­tude.
Des­cartes n’est pas né à Istan­bul.
Cette coexis­tence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nou­velles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quel­qu’un qu’il a accom­pli une tâche sans y consen­tir, on use­ra de l’ex­pres­sion : Ister iste­mez. « Il le vou­lait et il ne le vou­lait pas. » Lors­qu’en fran­çais on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’ad­vienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Lit­té­ra­le­ment, des « acquis et des ces­sions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dua­li­té se retrouve si sou­vent dans la langue en dit long sur sa sub­ti­li­té, autant que sur l’in­sai­sis­sa­bi­li­té de la pen­sée qu’elle exprime.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

Trois noms pour une ville qui en contient des cen­taines. Mille visages qui tra­duisent une his­toire des plus chao­tiques, des dépla­ce­ments de popu­la­tions fré­né­tiques au fur à mesure des his­toires de domi­na­tions pour un lieu à la confluence des conti­nents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout sim­ple­ment. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus impor­tant était LA ville. Il faut en fait remon­ter à l’é­poque de Byzance, avant que Constan­tin n’en fasse la deuxième Rome puis­qu’il était d’u­sage qu’on l’ap­pelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobre­ment ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.

Il serait illu­soire de croire que la ville de Constan­tin existe encore. Constan­ti­nople appar­tient à l’his­toire, un simple frag­ment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visi­ter Paris et ima­gi­ner y croi­ser des tan­neurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait éga­le­ment illu­soire de croire que la ville serait encore par­se­mée d’é­glises datant d’a­vant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, conver­ties en mos­quées ou non, la plu­part se trouvent à six pieds sous terre, ense­ve­lies, détruites par le feu ou le rem­ploi pour d’autres bâtiments.

Mais ce n’est pas ce qu’on vient cher­cher à Istan­bul, en tout cas pas com­plè­te­ment. On y vient pour la dou­ceur de la vie sur les rives du Bos­phore, le verre de thé accom­pa­gné de bak­la­vas à la pis­tache à la ter­rasse d’un café enso­leillé alors que le muez­zin lance son plus beau chant dans une indif­fé­rence qua­si-géné­rale, à moins que ce ne soit une contem­pla­tion pro­fonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quar­tiers enche­vê­trés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’ar­rêtent pas de mon­ter et par­fois de des­cendre. Mais sur­tout on vient ici pour y voir des visages et des sou­rires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de pro­fi­ter d’être là. 

En fait, on y va uni­que­ment pour man­ger un sand­wich au maque­reau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’im­por­tance, ce n’est que du pati­nage artistique.

His­toire de sou­rire un peu, de se culti­ver et d’être hor­ri­fié par­fois, je redonne ici en lec­ture les six articles écrits d’a­près le livre d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pen­cher sur l’his­toire de Constan­ti­nople et de ses empe­reurs facé­tieux, en pleine tour­mente de la que­relle des images, entre ico­no­clastes et ico­no­doules. Un régal à lire sans modération.

Voi­là, une nou­velle aven­ture est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beau­coup d’at­tentes, beau­coup d’en­vies, trop peut-être. J’ai com­men­cé mon car­net de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.

Déjà je me prends à rêver de man­ger des böreks sur le bord du Bos­phore, de boire un thé à la ter­rasse du café Basin, non loin de Beya­zit, de sen­tir l’o­deur du pois­son frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des bak­la­vas à côté de la Rus­tem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trou­ver de vieux corans au mar­ché aux livres, de flâ­ner par­mi les étals du mar­ché de Kadıköy, d’é­cou­ter sans rien faire d’autre le muez­zin de la Yeni Camii, de regar­der les gens mar­cher dans la rue et les vieux jouer avec leur tes­bih, et tout sim­ple­ment de lais­ser le soleil turc cares­ser ma peau en pre­nant le temps de ne rien faire.

On n’en a pas fini avec Istanbul…

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Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Il n’y a pas vrai­ment de hasards, il n’y a que des cor­res­pon­dances. Et de cor­res­pon­dance, cette fois-ci, il est ques­tion dans le der­nier livre de Sébas­tien de Cour­tois, Lettres du Bos­phore. Pour avoir déjà lu et par­lé de son livre, aux mêmes édi­tions (Le Pas­seur), Un thé à Istan­bul, je m’at­ten­dais avec ce titre à une nou­velle ode de l’au­teur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses ren­contres sur fond de foi reli­gieuse, d’a­mour de l’autre et peut-être aus­si d’a­mour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette cor­res­pon­dance est cette fois-ci plu­tôt un échange entre lui et sa ville, et plus glo­ba­le­ment la Tur­quie qu’il est en train de voir chan­ger sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.

Istanbul - avril 2012 - jour 6 - 142 - Yeni cami depuis le Bosphore

Le livre n’est pas encore sor­ti qu’on me pro­pose de le lire, chose que je ne sau­rais refu­ser. Je m’im­pa­tiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par rece­voir un pli rem­bour­ré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des pre­miers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calen­drier — est-ce vrai­ment un hasard ? — le livre qui vient d’ar­ri­ver cor­res­pond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étour­di, furieux, triste, mal à l’aise. La Tur­quie (enfin, seule­ment 51%) vient de voter les pleins pou­voirs au chef de l’E­tat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étran­ge­ment, un livre qui est sur le point de sor­tir en librai­rie ne peut en aucun cas par­ler de l’ac­tua­li­té immé­diate, ce serait inquié­tant, et c’est pour­tant de cela dont il est ques­tion. Pas de l’é­vé­ne­ment en lui-même, mais l’ob­ser­va­tion de l’in­té­rieur de la lente et inexo­rable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bos­phore de Cour­tois ne sont pas une réqui­si­toire, elles gardent la pru­dence de l’ob­ser­va­teur dans un monde qui a sérieu­se­ment besoin qu’on lui accorde l’at­ten­tion du sen­ti­ment objec­tif et le froi­deur d’un regard sans conces­sion. Et éga­le­ment la dou­ceur par­fois amère de l’af­fect. On n’est jamais autant tou­ché que lorsque ce que l’on aime pro­fon­dé­ment prend une tour­nure acide et dire que de Cour­tois aime la Tur­quie est un doux euphé­misme. Ce n’est pas un amour de tou­riste, ni un amour patri­mo­nial, encore moins un amour folk­lo­rique, mais un amour pro­fond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tré­fonds de la chair, même lors­qu’il est tein­té de hüzün

Pre­mier cha­pitre, l’o­pium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est plan­té. La situa­tion poli­tique est inquié­tante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lor­gnette, les fris­sons par­courent l’é­chine. On pour­rait se conten­ter d’é­cou­ter les médias, mais lorsque le cri de détresse pro­vient de l’in­té­rieur et qu’on a la pos­si­bi­li­té d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autre­ment que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’in­com­pré­hen­sion, de tris­tesse tein­tée de colère.

J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istan­bul était un livre plu­tôt enthou­siaste et amou­reux, les Lettres du Bos­phore sont ani­mées d’une rage sourde. Au même moment, le calen­drier élec­to­ral en France se pré­cise. Je me rends vers la mai­rie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le pre­mier tour des pré­si­den­tielles. Il fait beau même si la fraî­cheur est encore bien pré­sente. Je ne peux m’empêcher de pen­ser à mes amis res­tés en Tur­quie qui ont fait le même geste une semaine aupa­ra­vant, dans d’autres cir­cons­tances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne fau­drait fina­le­ment pas grand-chose pour que les choses bas­culent du mau­vais côté. Jus­qu’à 20 heures, je traîne dans mon jar­din, fei­gnant de d’ar­ra­cher les pis­sen­lits et le plan­tain qui com­mencent à pous­ser dans les mas­sifs, arro­sant les hor­ten­sias qui ont déjà soif. Il n’a pas beau­coup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir appa­raître les deux visages. On y est. L’hor­reur est à por­tée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istan­bul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… « élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embru­mé pour se tour­ner vers de telles extré­mi­tés ? Vik­tor Orbán a été élu par le peuple, Vla­di­mir Pou­tine aus­si, Islam Kari­mov de même, Hugo Chá­vez, Charles de Gaulle aus­si (ce qui ne l’a pas empê­ché de dire des salo­pe­ries sur les Algé­riens, ce qui ne l’a pas empê­ché de faire des salo­pe­ries et de se com­por­ter comme un dic­ta­teur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’a­vait élu…).  Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vau­drait mieux que je retourne à mes lectures.

En sep­tembre 2015, je lisais le livre magis­tral de William Dal­rymple, Dans l’ombre de Byzance. For­mi­dable plon­gée dans les his­toires incon­nues des Chré­tiens d’O­rient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du pro­sé­ly­tisme, loin de me pré­oc­cu­per du sort des croyants, de quelle confes­sion qu’ils soient, je m’in­quiète tou­jours du sort de ceux qui sont pour­chas­sés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le sou­ve­nir de ce livre me rend encore plus amer au sou­ve­nir des mani­gances d’un état pour effa­cer les traces gênantes dans l’op­tique de la construc­tion d’un nou­veau récit natio­nal. Je ne m’y attarde pas, il suf­fit de retour­ner dans ces pages pour com­prendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.

Je par­lais de luci­di­té plus haut. De Cour­tois fait le même constat, lui qui était à Istan­bul le jour où des tou­ristes ont été assas­si­nés dans l’at­ten­tat de Sultanahmet :

Le conflit s’an­nonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se pas­saient plu­tôt bien : la Tur­quie et la Syrie avait sup­pri­mé les visas, les bour­geois d’A­lep venaient faire leurs courses à Gazian­tep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gou­ver­ne­ment turc enta­mait un pro­ces­sus de paix avec les Kurdes. Il était même ques­tion de réou­vrir la fron­tière tur­co-armé­nienne ! Erdoğan aurait pu res­ter dans l’his­toire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est pas­sé. Radi­ca­le­ment. D’une poli­tique de « zéro pro­blème avec ses voi­sins », le pays est allé dans la direc­tion inverse en s’im­pli­quant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refou­lé est reve­nu au grand galop avec des dia­tribes natio­na­listes d’un autre temps. Aux ordres, les médias conti­nuent de relayer la pro­pa­gande offi­cielle, celle d’une vaste théo­rie du com­plot fai­sant de la Tur­quie un pays assié­gé, ce qui relève du pur fan­tasme. A Istan­bul, l’at­ten­tat de mar­di n’é­tait qu’un rap­pel de ce déni, une preuve fla­grante qu’il ne s’a­git pas d’être seule­ment opti­miste ou pes­si­miste, mais le besoin d’une indis­pen­sable lucidité.

Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abs­te­nir, voter blanc, prendre par­ti, ne pas prendre par­ti. C’est un vaste chan­tier, je ne recon­nais plus mon pays. A l’ins­tar de ces éti­quettes col­lées sur les paquets de ciga­rettes, on pour­rait presque col­ler sur les affiches élec­to­rales : Se culti­ver nuit gra­ve­ment à l’i­gno­rance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’en­tends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musul­mans ne sont pas comme nous, que l’im­mi­gra­tion est le can­cer de notre socié­té. Il y a des ter­ro­ristes par­tout !!! Sen­tir la peur s’in­si­nuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouis­sance pour ceux qui l’ins­til­lent !!! L’his­toire se répète, nous sommes en train de som­brer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.

Turquie - jour 3 - Istanbul - 89 - Sur le Bosphore de Beşiktaş à Beşiktaş - Kandilli

Comme le dit de Cour­tois, un peuple est libre de choi­sir son gou­ver­ne­ment, est libre de choi­sir sa liber­té, de choi­sir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liber­té, c’est choi­sir la lon­gueur de ses chaînes et il sem­ble­rait que celles choi­sies soient incroya­ble­ment courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se pas­ser après ; le réta­blis­se­ment de la peine de mort (pra­tique pour les oppo­sants), endur­cis­se­ment de la reli­gion (j’ose à peine y pen­ser), concen­tra­tion des pou­voirs poli­tiques, bref, c’est le déman­tè­le­ment sys­té­ma­tique de l’hé­ri­tage d’A­tatürk. La liber­té se paie cher :

A l’é­cart, Dün­dar grif­fonne quelques lignes sur son car­net. Élé­gant, une barbe poivre et sel, il porte un cos­tume sombre sur une cra­vate noire. Le deuil de la démo­cra­tie turque ? « Oui, d’une cer­taine manière, répond-il d’une voix timide et amu­sée. Au cours du pre­mier mois de ma déten­tion j’é­tais en iso­le­ment total, mais par la fenêtre de ma cel­lule, je voyais la liber­té… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cime­tière et sur le palais de jus­tice, les deux endroits où finissent nor­ma­le­ment les jour­na­listes en Turquie. »

Sébas­tien de Cour­tois a des attaches pro­fondes, il par­court le pays en amou­reux tran­si qui a pour lui cette sau­vage conscience que l’in­croyable com­plexi­té du pays qui l’a adop­té va au-delà de l’op­po­si­tion poli­tique. Heu­reu­se­ment, il n’est pas ques­tion que de géo­po­li­tique, même si c’est vrai­sem­bla­ble­ment ce qui paraît le plus inquié­tant aujourd’­hui, alors que les der­nières années connais­saient un aller simple vers la séré­ni­té. On se frotte les yeux en se deman­dant com­ment on en est arri­vé là. Cet amour se com­pose de dia­logues avec ceux qui sont aujourd’­hui les obser­va­teurs du monde, les intel­lec­tuels, les écri­vains, mais aus­si avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.

Je n’at­ten­drai pas le second tour des élec­tions pré­si­den­tielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décor­ré­ler l’ac­tua­li­té de mes lec­tures, ne pas en faire de sombres amal­games et écou­ter les meilleures pages du livre, l’é­cri­ture à la fois sucrée et intran­si­geante de de Cour­tois, en tirer la sève pour m’en nour­rir et espé­rer encore que les choses peuvent chan­ger. En cet ins­tant, je pense à Sum­ru, à Sıtkı, à Emin, Meh­met, Firat, Nihat, Sadık, Abdul­lah, Fatoş et Bukem, à tous ceux ren­con­trés sur le bord du Bos­phore ou dans les mon­tagnes de Cap­pa­doce et qui sont deve­nus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’i­ci, conti­nuent de croire que le pire est pas­sé. Je me plonge jus­qu’à l’en­dor­mis­se­ment dans les déam­bu­la­tions de l’au­teur au cœur des mey­hane, dans les rues où l’on joue au tav­la sur les trot­toirs et où l’on boit du çay et (pour l’ins­tant encore) du rakı, et où l’on entend encore par­fois les envo­lées char­mantes du bağ­la­ma.

La Tur­quie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une des­ti­na­tion par­mi d’autres, mais un choix, une expé­rience. Il faut en accep­ter le pire pour com­prendre le bien, lire, se ren­sei­gner, goû­ter les plats et cou­rir la cam­pagne. Les saveurs y sont puis­santes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous don­ner, c’est bien celle de la joie de vivre.

Lettres du Bos­phore- Sébas­tien de Cour­tois aux édi­tions Le Passeur

Mer­ci à Le Pas­seur Édi­teur et l’a­gence Lan­gage et Pro­jets Conseils. Pho­tos © Romuald Le Peru

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