La hau­teur des mon­tagnes, la lon­gueur des rivières…

La hau­teur des mon­tagnes, la lon­gueur des rivières…

Tout com­mence par des cita­tions qui résonnent étran­ge­ment en nous, des bouts de phrases tirés de livres qui racontent votre his­toire à vous. Lorsque Kes­sel ou Bou­vier parlent, c’est de vous dont ils parlent, c’est de votre enfance dont il est ques­tion. La preuve…

New and Impro­ved View of the Com­pa­ra­tive Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers In The World. 1823

J’é­coute d’a­bord Joseph Kes­sel, pour qui Les grands voyages ont ceci de mer­veilleux que leur enchan­te­ment com­mence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magni­fiques des villes incon­nues… Puis un peu plus près de chez moi, de ma tem­po­ra­li­té, Nico­las Bou­vier, dans L’u­sage du monde. C’est la contem­pla­tion silen­cieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ain­si l’en­vie de tout plan­ter là. Son­gez régions comme le Banat, la Cas­pienne, le Cache­mire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux pre­mières atteintes du bon sens, on lui cherche des rai­sons. Et on en trouve qui ne valent rien. La véri­té, c’est qu’on ne sais com­ment nom­mer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous gran­dit et détache les amarres, jus­qu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.

Et puis un jour, vous par­tez trop loin, ce qui vous parle, ce ne sont plus que les cartes elles-mêmes, elles vous ont enva­hi. Cer­taines sont affi­chées au-des­sus de votre bureau, voire dans la salle de bain, au-des­sus des toi­lettes, peut-être même dans votre chambre. Au-des­sus de mon bureau se trouve un ancienne carte de Constan­ti­nople, entiè­re­ment écrite en fran­çais, où même les noms turcs sont trans­crits dans un fran­çais de car­na­val. Mais la carte est belle car c’est une vue pano­ra­mique du Bos­phore. J’ai d’autres cartes qui appa­raissent sur des minia­tures per­sanes, des repro­duc­tions un peu gros­sières, ache­tées dans une toute petite bou­tique d’Is­tan­bul, recou­verte de feuilles de Corans enlu­mi­nées, peintes et repeintes. Il me semble même que de là où je me trouve je peux entendre le muez­zin enton­ner la prière du soir non loin de Sul­ta­nah­met. Ce sont les cartes qui vous ont hap­pé, elles sont venues vous cher­cher et puis vous ne savez pas quoi faire de celle-ci. J’ai éga­le­ment un vieil atlas datant des années 50, aux feuilles jau­nies, et dont cer­tains noms de pays n’existent plus…

Entre le début et la fin du XIXème siècle, dans les atlas et sur les murs des écoles sont appa­rues de nou­velles cartes, des cartes d’un nou­veau genre, des cartes qu’on appelle com­pa­ra­tives. Alors on y com­pare quoi sur ces cartes com­pa­ra­tives ? La lon­gueur des fleuves et la hau­teur des mon­tagnes. Au pre­mier abord, on com­prend tout de suite que ces cartes com­pa­ra­tives mettent au même niveau deux des élé­ments géo­gra­phiques dont les mesures sont les plus proches, mais ensuite, on se demande quelle rai­son étrange a pu pous­ser cer­tains car­to­graphes à consti­tuer ce genre de cartes, car effec­ti­ve­ment, ces choses-là n’ont rien à voir entre elles. Aus­si bien je pour­rais com­prendre la mise en rela­tion des mon­tagnes avec la pro­fon­deur des fosses marines, mais com­pa­rer la hau­teur des mon­tagnes et la lon­gueur des fleuves n’a à mon sens pas vrai­ment d’autre inté­rêt que de pro­duire de belles cartes qui ont le mérite d’être cap­ti­vantes, même si elles sont par­fois dif­fi­ciles à déchif­frer. C’est là toute la poé­sie de la chose, assem­bler des formes, des cou­leurs, des mesures, des légendes, pour en faire des objets d’une belle pré­ci­sion, même si tou­te­fois, les cartes sont sou­vent fausses. Mais qui se sou­cie de leur véra­ci­té ? Tenons-nous en à la poésie.

Allons faire un tour par­mi les plus belles d’entre elles. Toutes sont dis­po­nibles sur le site David Rum­sey Map Col­lec­tion, un des plus beaux sites de car­to­gra­phies du web mon­dial. Pre­nons-en de tout petits mor­ceaux pour les regar­der de près et voir ce qu’elles ont à nous dire.

Cette pre­mière carte en fran­çais (Gou­jon et Andri­veau) datant de 1836 montre les fleuves en par­tant du plus long, les som­mets en par­tant du plus court ; l’im­bri­ca­tion des deux donne la forme de la carte. C’est une très belle carte avec beau­coup d’in­di­ca­tions et de nom­breux chiffres repris dans les colonnes laté­rales. A cette époque, le som­met le plus haut du monde est le Dhau­la­gi­ri.

1836 Andri­veau Gou­jon Com­pa­ra­tive Moun­tains and rivers chart

Sur cette carte, on peut consta­ter que les deux com­pa­rai­sons sont empi­lées l’une sur l’autre, ce qui a pour effet de les pla­cer sur la même échelle. Un peu moins soi­gnée que la pré­cé­dente, elle est tout de même colo­rée et rela­ti­ve­ment précise.

A com­pa­ra­tive view of the heights of the prin­ci­pal moun­tains and lengths of the prin­ci­pal rivers of the World; Fen­ner, 1835.

Cette fois-ci, les mon­tagnes ne sont plus ali­gnées les unes à côté des autres mais empi­lées, pour ne for­mer qu’un seul et même som­met. Les fleuves sont mis à l’é­chelle mais pas for­cé­ment ordon­nés, et ornent chaque côté de l’im­mense mon­tagne représentée.

A Com­pa­ra­tive View of the Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers in the World, Dower, John Nica­ra­gua; Tees­dale, Hen­ry, Lon­don, 1844

Celle-ci a la par­ti­cu­la­ri­té de ne par­ler que de l’Écosse. Et comme l’Écosse, la cou­leur domi­nante en est le vert sombre… J’aime beau­coup cette carte car elle a un côté natu­ra­liste assez pra­tique. En effet, les rivières des­cendent des mon­tagnes et sont repré­sen­tées dans une mise en relief assez intéressante.

A com­pa­ra­tive view of the lengths of the prin­ci­pal rivers of Scot­land. Com­pa­ra­tive view of the height of the falls of Foyers and Cor­ba Linn, Thom­son, John, Lizars, William Home, Edin­burgh, 1822

Celle-ci et la pro­chaine, ne sont en réa­li­té qu’une seule et même carte. La pre­mière repré­sente la par­tie est de l’hé­mi­sphère, la seconde la par­tie ouest. Cette fois-ci, ce ne sont plus sim­ple­ment les mon­tagnes et les rivières, mais éga­le­ment, les chutes d’eau, les îles éga­le­ment les lacs qui y sont repré­sen­tés, le tout dans une mise en page élé­gante et assez effi­cace pour la com­pré­hen­sion des légendes et la lec­ture des informations.

A Com­pa­ra­tive View Of The Prin­ci­pal Water­falls, Islands, Lakes, Rivers and Moun­tains, In The Eas­tern Hemis­phere; Mar­tin, R.M.; Tal­lis, J. & F.; New York; 1851

A Com­pa­ra­tive View Of The Prin­ci­pal Water­falls, Islands, Lakes, Rivers and Moun­tains, In The Wes­tern Hemis­phere; Mar­tin, R.M.; Tal­lis, J. & F.; New York; 1851

Celle-ci et celle d’a­près sont les deux pages de deux gra­phiques dif­fé­rents. Mais ce ne sont plus vrai­ment des cartes, plu­tôt des graphiques.

Com­pa­ra­tive heights of moun­tains; Wor­ces­ter, Joseph E.; Bos­ton; 1826

Com­pa­ra­tive lengths of rivers; Wor­ces­ter, Joseph E.; Bos­ton; 1826

Cette carte a l’a­van­tage d’être dans un excellent état, en plus d’être pliable. On peut voir les marges des plis écar­tés lais­sant entr’apercevoir la toile de jute qui sert de sup­port aux jointures.

Com­pa­ra­tive heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers Publi­sher William Darton

Encore une carte en deux hémi­sphères dis­tincts. Mise en page sobre, bico­lore, effi­cace, gracieuse…

Eas­tern Hemis­phere; Mit­chell, Samuel Augus­tus; Phi­la­del­phia; 1880.

Wes­tern Hemis­phere; Mit­chell, Samuel Augus­tus; Phi­la­del­phia; 1880.

Celle-ci est une de mes pré­fé­rées, de par ses cou­leurs et sa per­ti­nence. Sont lis­tées les indi­ca­tions sur la végé­ta­tion en fonc­tion des dif­fé­rents mas­sifs. La carte elle-même indique les types de végé­ta­tion en fonc­tion des lati­tudes. Elle contient un superbe petit synop­sis des régions phyto-géographiques.

Geo­gra­phi­cal dis­tri­bu­tion of indi­ge­nous vege­ta­tion. The dis­tri­bu­tion of plants in a per­pen­di­cu­lar direc­tion in the tor­rid, tem­pe­rate and fri­gid zones- Hen­frey, Arthur, 1819–1859

Celle-ci intègre les lon­gueurs des rivières et les hau­teurs de mon­tagne dans les espaces vides lais­sés par les arron­dis des hémisphères.

Gray’s new map of the World in hemis­pheres, with com­pa­ra­tive views of the heights of the prin­ci­pal moun­tains and lengths of the prin­ci­pal rivers on the globe, Gray, Frank Arnold, Houl­ton, Maine, 1885

Une autre ver­sion d’un type de carte déjà vu plus haut.

Heights Of The Prin­ci­pal Moun­tains In The World, Tan­ner, Hen­ry S., Phi­la­del­phia, 1836

Une autre ver­sion encore…

Heights Of The Prin­ci­pal Moun­tains In The World. Lengths Of The Prin­ci­pal Rivers In The World, S. Augus­tus Mit­chell, 1846

J’aime par­ti­cu­liè­re­ment celle-ci, pour son aspect mono­chrome, mais aus­si pour la dou­ceur des arron­dis des légendes attri­buées aux som­mets. Elle est vrai­ment com­plète, puisque par conti­nent, on peut retrou­ver faci­le­ment les mon­tagnes et les fleuves décrits avec précision.

John­son’s Chart of Com­pa­ra­tive Heights of Moun­tains, and Lengths of Rivers of Afri­ca … Asia … Europe …South Ame­ri­ca … North Ame­ri­ca; John­son, A.J.; 1874.

Ega­le­ment une autre ver­sion d’un type de carte connu, un peu piquée, un peu jaunie…

Moun­tains & Rivers; Col­ton, G.W; 1856

Com­pa­rai­son des deux hémi­sphères, de manière par­fai­te­ment symétrique.

Rand, McNal­ly & Com­pa­ny’s indexed atlas of the world Wes­tern Hemis­phere, Eas­tern Hemis­phere, Rand McNal­ly and Com­pa­ny, Chi­ca­go, 1897

Une autre ver­sion très colo­rée par conti­nent, mais désor­mais rien que de très commun…

Table of the Com­pa­ra­tive Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains &c. in the World; Fin­ley, Antho­ny, Phi­la­del­phia, 1831

Exac­te­ment la même, mais sous forme de graphiques…

Table of the Com­pa­ra­tive Lengths of the Prin­ci­pal Rivers throu­ghout the World; Fin­ley, Antho­ny, Phi­la­del­phia, 1831.

Cer­tai­ne­ment la plus belle de toute, une carte riche, avec le bas­sin de cer­tains fleuves signi­fi­ca­tifs, une carte qu’on aime­rait bien avoir au-des­sus de son bureau…

The World in Hemis­pheres with Com­pa­ra­tive Views of the Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Basins of the prin­ci­pal Rivers on the Globe, Ful­lar­ton, A. & Co., Lon­don and Edin­burgh, 1872

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Dans les mots de Joseph Conrad

Dans les mots de Joseph Conrad

Avant de refer­mer le livre et de le ran­ger, il y a une étape. En sai­sir l’es­sence, repas­ser par la pré­sen­ta­tion de Clau­dine Lesage par­lant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, sui­vi de Car­nets de Congo, aux édi­tions Équa­teurs / paral­lèles. Pour qui a lu Heart of Darn­kess, voi­ci un petit sup­plé­ment qui per­met d’ap­por­ter un peu de lumière au livre ter­ri­fiant qui don­na nais­sance à Apo­ca­lypse now de Cop­po­la et sur­tout à la langue si par­ti­cu­lière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écri­ture de la déter­ri­to­ria­li­sa­tion. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.

En lieu et place, une fois rési­lié son contrat avec les pro­prié­taires de l’Ota­go et ren­tré à Londres, Conrad entame, dès l’au­tomne 1889, la rédac­tion de La Folie Almayer — non pas en polo­nais, non pas en fran­çais, mais en anglais : “ En effet, je me consa­crais alors entiè­re­ment à cette oisi­ve­té appa­rente d’un homme han­té par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de cap­tu­rer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des sou­ve­nirs.

Ici il est ques­tion des allers et retours que Conrad fai­sait entre les langues qu’il avait inves­ties et avec les­quelles il jouait sans embarras.

How goes it, you old image. ” Le lec­teur n’en est pas quitte pour autant des explo­ra­tions de Joseph Conrad au cœur de l’é­cri­ture. Car c’est au fon­de­ment même des struc­tures lin­guis­tiques et des mots que Conrad s’at­taque main­te­nant. La construc­tion de la forme inter­ro­ga­tive anglaise est fau­tive et cal­quée sur le fran­çais : “ Com­ment ça va ? ” qui devient après l’in­ver­sion sujet-verbe de la phrase inter­ro­ga­tive anglaise, “ How goes it1… ” On peut pen­ser que Kayerts étant belge, il parle fran­çais2 et que c’est une tra­duc­tion mot à mot de la phrase qu’il pro­nonce. Cher­cher l’er­reur devient donc un imbro­glio impos­sible à démê­ler : est-ce Kayerts lui-même qui s’a­dresse à Gobi­la en petit-nègre ou le tra­duc­teur mal­adroit qui s’é­gare — sans par­ler d’un autre niveau encore : celui des palabres aux­quelles a droit Stan­ley de la part du vrai Gobi­la ? Quelle que soit la réponse à la ques­tion, elle ouvre le ter­ri­toire inex­plo­ré de la poro­si­té des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres pers­pec­tives insoup­çon­nées de l’art d’é­crire de Joseph Conrad.
Fami­lier en effet du polo­nais, du fran­çais et de l’an­glais, Conrad se pro­mène dans un no man’s land lin­guis­tique qui fait qu’on ne peut jamais être cer­tain de la langue qui lui sert de réfé­rence. “ Il y a un mot en polo­nais qui exprime ce que je veux dire ”, expli­quait-il par­fois à Ford Madox Ford3, son com­plice en écri­ture [direc­te­ment en anglais] : “ Vou­lez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajou­tait Ford, mais lors­qu’il s’a­gis­sait d’ex­pres­sions du type : “ le don d’ex­pres­sion ”, “ la per­plexi­té ”, […] “ un tor­rent de lumière ”, “ les eaux traî­tresses qui cou­laient du cœur d’im­pé­né­trables ténèbres ”, il les tra­dui­sait direc­te­ment du fran­çais4. Ain­si en va-t-il du pas­sage du fran­çais à l’an­glais, exer­cice qui dégé­nère par­fois et s’af­fole, comme cela arrive dans cer­taines pages de Lord Jim lors­qu’un per­son­nage affirme haut et fort : “ j’ai rou­lé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rol­led my hump ”) ou mot à mot, “ cha­cun fait son pos­sible ” (“ one does one’s pos­sible ”) ou encore des hyènes rica­nantes (“ lau­ghable hyae­na ”) et autres “ [l’]armes de cro­co­diles ” (“ wea­pons of a cro­co­dile ”), pour nous limi­ter à quelques exemples qui semblent bien “ sor­tis d’un dic­tion­naire com­pi­lé par un fou5 ”. Car l’exer­cice devient sys­té­ma­tique et s’ac­com­pagne, d’une langue à l’autre, de toute une bat­te­rie d’autres jeux de langues : gal­li­cismes, calques, mots intra­dui­sibles, trans­crip­tions pho­né­tiques, pous­sant l’é­cri­ture dans ses der­niers retran­che­ments, ceux d’une gym­nas­tique lin­guis­tique aux contor­sions absurdes.

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1. La forme cor­recte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ?
2. Il lit Flau­bert : Bou­vard et Pécu­chet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con col­la­bo­ra­teur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a per­son­nal remem­be­rance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.

Pre­mière phrase de Du goût des voyages :

Il est cer­tain que pour la majo­ri­té des hommes la supé­rio­ri­té de la géo­gra­phie sur la géo­mé­trie repose sur l’at­trait qu’exercent ses repré­sen­ta­tions. Et même si la cause en est l’in­cor­ri­gible fri­vo­li­té inhé­rente à la nature humaine, la plu­part d’entre nous s’ac­cordent volon­tiers à pen­ser qu’une carte attire davan­tage qu’une figure de géo­mé­trie dans un trai­té sur les sec­tions coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un natu­rel simple dont dis­pose la plu­part des habi­tants de cette planète.

Encore quelques mots qui mani­festent l’in­té­rêt de Conrad pour la géo­gra­phie dès son plus jeune âge :

Mal­heu­reu­se­ment, les notes attri­buées à cette matière étaient aus­si rares que les cours ins­crits au pro­gramme par d’en­nuyeux pro­fes­seurs  qui, non contents d’être vieux, sem­blaient ne jamais avoir été jeunes. Indif­fé­rents au charme cap­ti­vant du réel, ils igno­raient tout des immenses poten­tia­li­tés qu’offre la vie d’un homme d’ac­tion, n’a­vaient pas la moindre notion de l’im­men­si­té des éten­dues ter­restres ni n’é­prou­vaient le moindre désir de rele­ver des défis. Leur géo­gra­phie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racor­nie recou­vrant une car­casse peu ragoû­tante et un sque­lette dénué de tout inté­rêt.[…] Je ne fus cepen­dant pas noté. Il faut dire que ce n’é­tait pas un sujet impo­sé et je crois bien que le seul com­men­taire qu’on trans­mit à mon tuteur fut de dire qu’il sem­blait bien que j’a­vais per­du mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’oc­cu­per de mon tra­vail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types vou­laient ma peau.

Et enfin sur l’acte d’écrire :

Oui, j’ai tou­jours, et de tout temps, été écri­vain et le reste n’a été que déri­va­tif, pré­texte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis tou­jours sor­ti — à un che­veu près !

Plus d’in­for­ma­tions sur la pho­to d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Fli­ckr de l’Aus­ta­lian Natio­nal Mari­time Museum

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Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

Pano­téens (Pano­tii) de Gog et Magog, peuple des Antipodes

On dit que les voyages forment la jeu­nesse, mais que l’on ne s’y trompe pas, ils forment aus­si l’i­ma­gi­na­tion, une ima­gi­na­tion folle, débor­dante, galo­pante… Les êtres dont il est ques­tion ici sont cer­tai­ne­ment les monstres décrits dans les Chro­niques de Nurem­berg, les Pano­tii ou Pano­téens. Une longue tra­di­tion les fait tra­ver­ser l’his­toire, une tra­di­tion qui pour­rait remon­ter aux écrits bibliques. Isi­dore de Séville les fait venir de Scy­thie, ce qui n’est pas une source ano­dine. En effet, on trouve dans la Bible, à l’é­vo­ca­tion de Gog et Magog, des traces de ces êtres. Dans la Table des Nations, Magog est un des fils de Japhet, et le terme de Gog est uti­li­sé de manière indif­fé­ren­ciée pour décrire Magog, terme qui désigne lui-même la direc­tion du nord de l’A­na­to­lie, ce qui fait dire à Isi­dore qu’on désigne là la Scy­thie… Dans le livre d’E­ze­chiel, le terme de Gog et Magog désigne l’en­ne­mi escha­to­lo­gique, qui devien­dra dans l’A­po­ca­lypse de Jean la figure de deux per­son­nages fai­sant par­tie de l’ar­mée de Satan. Dans les pre­miers textes chré­tiens, on assi­mile ensuite Gog et Magog aux Romains et à l’empereur, l’Antéchrist.
Mais reve­nons à nos Panot­ti que le Moyen-âge a affu­blé de plus de doigts que nous n’en avons, et par exten­sion, a fait de ce peuple atteint de poly­dac­ty­lie les habi­tants des Anti­podes (Opis­tho­dac­tyles / Rückwärtsfüss­ler), connus éga­le­ment sous le nom… d’Antipodes…

Représentation de Panotéen. Hartmann Schedel (1440-1514), - Chroniques de Nuremberg (Schedel'sche Weltchronik), page XIIr

Repré­sen­ta­tion de Pano­téen. Hart­mann Sche­del (1440–1514), — Chro­niques de Nurem­berg (Sche­del’sche Welt­chro­nik), page XIIr

Les anti­podes sont une race de monstres anthro­po­morphes qui ont le pied tour­né vers l’ar­rière, les talons vers l’a­vant et huit orteils à chaque pied; ils sont cen­sés cou­rir plus vite que le vent. À l’é­poque où l’on croyait la terre plate, on pen­sait que des peuples mar­chaient à l’en­vers de l’autre côté du disque et qu’ils avaient les pieds pla­cés de cette façon. Ces créa­tures auraient été obser­vées par Alexandre le Grand lors de ses conquêtes. (source Wiki­pe­dia).

Voi­ci ce qu’on peut lire à la suite du voyage autour du monde de Magellan :

Notre pilote nous dit qu’au­près de là était une île nom­mée Aru­chete où les hommes et les femmes ne sont pas plus grands qu’une cou­dée et leurs oreilles sont aus­si grandes qu’eux ; de l’une ils font leur lit et de l’autre ils se couvrent. Ils vont ton­dus et tout nus et courent fort. Ils ont la voix grêle et ils habitent dans des caves sous terre. Ils mangent du pois­son et une chose qui naît entre les arbres et l’é­corce qui est blanche et ronde comme dra­gée et qu’ils appellent ambu­lon. Là nous pûmes aller à cause des grands cou­rants d’eau et plu­sieurs rocs y sont.

Anto­nio Piga­fet­ta (XV-XVIè siècle)
Pre­mier voyage autour du monde par Magel­lan, IV, « 21 décembre 1521 »
in Umber­to Eco, His­toire des lieux de légende

Le lien entre les Panot­ti de Piga­fet­ta et Gog et Magog devient évident à la vision de ces deux repré­sen­ta­tions conser­vées à la biblio­thèque de la mos­quée Süley­ma­niye à Istan­bul, sous le nom de Ahval‑i Kıya­met (Ye’­cûc-Me’­cûc. Süley­ma­niye Kütü­pha­ne­si).

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (2)

Ye'cûc-Me'cûc 1 - Ahval-i Kıyamet. Süleymaniye Kütüphanesi (1)

Voi­ci ce que nous en dit Fatih Cimok, dans son livre Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux conciles, en rajou­tant une petite couche d’A­lexandre le Grand :

Dans la lit­té­ra­ture chré­tienne tar­dive, Alexandre le Grand, le der­nier « empe­reur du monde », construit un mur de fer et de lai­ton dans les mon­tagnes du Cau­case pour empê­cher Gog et Magog d’en­va­hir le monde jus­qu’à la fin des temps. Cette his­toire appa­raît éga­le­ment dans le Coran (18 et 21) et dans d’autres mor­ceaux de la lit­té­ra­ture isla­mique. Ils sont consi­dé­rés comme vivant nus et mesu­rant envi­ron un mètre de haut. Ils ont de longues oreilles : pour dor­mir, ils se couchent sur l’une et se recouvrent de l’autre comme cou­ver­ture. L’his­toire dit qu’ils ont léché le mur de fer et de lai­ton jus­qu’à ce qu’il devienne aus­si fin qu’une coquille d’œuf et l’ont lais­sé ain­si en disant « demain, nous pas­se­rons à tra­vers ! ». Mais ils ont oublié de dire « inşal­lah ! » et retrou­vèrent donc le len­de­main le mur aus­si épais qu’au début. Ils enva­hi­ront le monde le jour du Juge­ment Der­nier, boi­ront toute l’eau du Tigre et de l’Eu­phrate et mas­sa­cre­ront tous les habi­tants de la Terre. En pein­ture, ils sont sou­vent repré­sen­tés comme des Scythes, des Tar­tares ou des Huns.

En bref, le Pano­téen, c’est le pur étran­ger qu’on affuble des plus incon­ci­liables tares.

Autre source concer­nant le texte de Pigafetta…

Ber­thold Lau­fer, “Colum­bus and Cathay, and the Mea­ning of Ame­ri­ca to the Orien­ta­list,” Jour­nal of the Ame­ri­can Orien­tal Socie­ty, vol. 51, no. 2  (June 1931), pp. 87–103.

From p. 96:  “Piga­fet­ta who accom­pa­nied Magal­haens on the first voyage round the world records a sto­ry told him by an old pilot from Malu­co: The inha­bi­tants of an island named Aru­chete are not more than a cubit high, and have ears as long as their bodies, so that when they lie down one ear serves them for a mat­tress, and with the other they cover them­selves. This is also an old Indo-Hel­le­nis­tic crea­tion going back to the days of the Mahâb­hâ­ra­ta (Kar­na­pra­va­ra­na, Lam­ba­kar­na, etc.) and reflec­ted in the Enoto­coi­tai of Cte­sias and Megas­thenes. As ear­ly as the first cen­tu­ry B. C. the Long-ears (Tan-erh) also appear in Chi­nese accounts; their ears are so long that they have to pick them up and car­ry them over their arms.”

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L’Homme et la Terre d’E­li­sée Reclus

Elisée Reclus (1830 † 1905)

Eli­sée Reclus (1830 † 1905)

Eli­sée Reclus ne fait pas vrai­ment par­tie des savants dont on retient natu­rel­le­ment le nom, peut-être à cause d’un goût un peu trop pro­non­cé par l’a­nar­chie liber­taire qu’il por­te­ra tout au long de sa vie. Pro­fes­seur des uni­ver­si­tés, Médaille d’or de la Socié­té de géo­gra­phie de Paris, il est l’au­teur d’une somme qui retrouve par­mi les uni­ver­si­taires un second souffle pour ses posi­tions très per­son­nelles sur les aspects cultu­rels et géo­po­li­tiques ; L’homme et la terre. Réédi­té confi­den­tiel­le­ment aux édi­tions de la Décou­verte, on peut éga­le­ment retrou­ver cette œuvre sur le site de Wiki­source, ou en fac-simi­lé au bas de la page, ain­si qu’en mode image seul sur le site de Gal­li­ca, une œuvre abon­dam­ment illus­trée et d’une richesse rare, qui se lit comme un roman.

La Géo­gra­phie n’est autre chose que l’His­toire dans l’Es­pace, de même que l’His­toire est la Géo­gra­phie dans le Temps.

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Des­crip­tion de l’u­ni­vers, par Allain Manes­son Mal­let [1683]

Allain Manes­son Mal­let, géo­graphe et mili­taire, plus mili­taire que géo­graphe et grand spé­cia­liste de polior­cé­tique, est l’au­teur d’une des­crip­tion de l’u­ni­vers (rien que ça) en cinq énormes volumes d’un carac­tère par­ti­cu­lier puis­qu’elle n’a été réa­li­sée qu’à par­tir d’autres récits de géo­graphes et de livres dont les sources étaient déjà obso­lètes lors­qu’il les col­lec­ta, sans le savoir. Cette édi­tion de 1719, tra­duite en alle­mand à Frank­fort est impri­mée en lettres gothiques du plus bel effet et com­porte de très belles cartes illus­trées et de mul­tiples gra­vures, sou­vent fausses et drôles mais d’une grande qua­li­té gra­phique pour l’époque.

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