Oct 23, 2010 | Livres et carnets |
Julius Winsome (roman de Gerard Donovan) est un homme froid, isolé dans une cabane en bois au beau milieu de la forêt, presque à cheval sur la frontière, dans le Maine. Il vit dans un maison que lui a légué son père, une cabane aux murs recouverts de livres, et se berce de mots dans une attitude mutique, proche de l’érémitisme le plus total. Ses quelques incursions en ville lui permettent de se procurer le strict nécessaire, mais son idéal de vie consiste à faire passer ses jours de retraite dans le doux silence de la forêt enneigée, avec son unique compagnon Hobbes, un chien aimant et patient.
Le décor est planté. Nous sommes en pleine nature. La neige est tombée.
Julius Winsome n’est pas un chasseur, contrairement aux hommes de la région, mais il possède une Enfield de sniper que son père tenait de son propre père qui l’avait utilisé pendant la première guerre mondiale.
Julius compte passer des moments calmes, baigné dans la douce lecture de ses livres et particulièrement des sonnets de Shakespeare, jusqu’au jour où un coup de feu retentit tout près de sa maison, un coup de feu qui abattra net son compagnon Hobbes. Le personnage principal va alors se transformer en une bête sauvage, froidement calculatrice et avec son Enfield, il va parcourir la campagne blanche pour abattre à son tour les chasseurs des environs. Commence une douce descente aux enfers dans le silence étouffé de ce cauchemar blanc, l’apprentissage de la souffrance.
Je n’attendais rien et rien n’est arrivé. Une épaisse couche de glace s’est glissée dans mon coeur. Je l’ai sentie s’installer, gripper les soupapes et apaiser le vent qui soufflait dans ma carcasse. Je l’ai entendue se plaquer sur mes os, insérant du silence dans les endroits fragiles, dans tout ce qui était brisé. Mon coeur a alors connu la paix du froid. J’ai renoncé à mon ami, et la veillée nocturne s’est terminée : désormais, seul son esprit viendrait me rendre visite.
La souffrance de Winsome va se muer tout doucement en instinct meurtrier dans lequel la morale n’a plus sa place ; on ne se pose plus la question de savoir si tuer est bien ou mal. Toute la question est de savoir si la vengeance froide devient un bon moyen de panser ses plaies.
La nuit m’a durci comme un bâton et m’a brandi contre le monde. J’étais un bâton menaçant l’univers. J’ai regardé ma main qui agrippait la crosse. J’étais le fusil. J’étais la balle, la cible, la signification d’un mot qui se dresse tout seul. Voilà le sens du mot “vengeance”, même lorsqu’on le couche sur le papier.
Gerard Donovan nous sert un roman cru et froid comme un cadavre dans la neige. C’est une ode à l’amitié, le souvenir d’un amour perdu et enfin un grand cri de solitude adressé à tous les disparus, dans ce qu’il y a de plus douloureux. Ce roman éclate comme un coup de fusil dans la forêt, un éclat métallique qui se plante dans la chair et nous invite à nous poser une dernière fois la question du deuil. Des mots troublants qui trouvent un écho au creux de mon existence.
J’ai découvert la forme du deuil, et elle m’est devenue familière, puisque le moindre recoin, le moindre banc de Fort Kent me rappelaient mon père, tous les endroits qu’il fréquentait. Combien de fois suis-je passé devant sa tombe en allant acheter du pain et du lait — surtout les premières semaines après la disparition de l’homme avec qui j’avais partagé les trente premières années de ma vie -, et je me suis demandé comment tant de science et d’expérience avait pu s’éteindre comme une lampe.
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Oct 7, 2010 | Arts, Photo |
Rares sont les photographes qui s’expriment comme des poètes, dans un jeu de lumières et de ténèbres, dans une métrique simple et une douceur presque lugubre. Il y a de l’école de Düsseldorf dans ces clichés d’une sobriété envahissante, une âme persistante, dans un écrin luxueux. Kim Høltermand.
Via Hippolyte Bayard
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Oct 5, 2010 | Livres et carnets |
David Vann a peut-être écrit le roman qui inaugurera une nouvelle ère de la littérature. Sukkwan Island décrit un huis-clos insoutenable sur une île perdue en Alaska, entre un père et son fils. Après une vie tumultueuse, deux mariages ratés, des échecs personnels difficiles à avaler, Jim propose à son fils de treize de partir avec lui pendant un an à la rencontre de la nature alaskane sur une île uniquement accessible par avion ou en bateau. Ce garçon né d’un premier mariage, qu’il connait peu et qui le connais encore moins part un peu à reculons mais décide de laisser une chance à son père et de le suivre, coûte que coûte. Installés dans une cabane sommaire, avec un approvisionnement qui l’est tout autant, leurs nuits sont mouvementées, surtout à cause de Jim qui pleure dans son sommeil, gémit sur sa culpabilité d’homme à femmes et a de la peine à s’excuser ses frasques sexuelles. C’est dans cette atmosphère humide et suintante dans l’automne du grand nord que va se sceller le destin de ces deux êtres désunis par les liens du sang, étrangers à eux-mêmes comme au monde dans lequel ils vivent. En pillant leurs réserves, un ours les aidera à chuter, les laissant à leur sort déjà pas reluisant.
Le livre de David Vann est d’une exceptionnelle cruauté, comme s’il avait été écrit avec la lame brillante et froide d’un couteau de chasse sur la porte d’une cabane de trappeur. Jusqu’à la moitié des pages, on n’a aucune idée de la possible dérive d’un père et de son fils, jusqu’au moment où l’on est frappé en pleine face par leur destin. L’autre moitié du livre est une sombre descente aux enfers comme on n’en a jamais lu. Pas de complaisance, pas de choix possibles non plus, et finalement l’humanité que l’on croyait perdue est redistribuée d’une manière étonnante comme des cartes sur une table de poker. Comme ils disent sur Technikart, «La recette Sukkwan Island ? Un père, un fils, l’Alaska et un putain de coup de théâtre.»
Tandis qu’ils survolaient les lieux, Roy observait le reflet de l’avion jaune qui se détachait sur celui, plus grand, des montagnes vert sombre et du ciel bleu. Il vit la cime des arbres se rapprocher de chaque côté de l’appareil, et quand ils amerrirent des gerbes d’eau giclèrent de toute part. Le père de Roysortit la tête par la fenêtre latérale, sourire aux lèvres, impatient. L’espace d’un instant, Roy eut la sensation de débarquer sur une terre féerique, un endroit irréel.
Ils se mirent à l’ouvrage. Ils avaient emporté autant de matériel que l’avion pouvait en contenir. Debout sur un des flotteurs, son père gonfla le Zodiac avec la pompe à pied pendant que Roy aidait le pilote à décharger le moteur Johnson six chevaux au-dessus de la poupe où il patienta, suspendu dans le vide, jusqu’à ce que l’embarcation fût prête. Ils l’y fixèrent, chargèrent le bateau de bidons d’essence et de jerrycans qui composèrent le premier voyage. Son père le fit en solitaire tandis que Roy, anxieux, attendait dans la carlingue avec le pilote qui ne cessait pas de parler.
En lisant quelques critiques (ici et là et encore là notamment), je me suis aperçu que les avis négatifs portaient surtout l’absence de descriptions grandioses de la nature du Grand Nord et également le peu d’approfondissement de la psychologie des personnages. Alors évidemment, pour les descriptions de la nature, il va plutôt falloir se diriger vers Jack London ou des écrivains naturalistes. Le magazine Geo fait très bien ça. Ou le National Geographic. Vann pose les bases dès le départ, il n’est pas là pour faire un joli tableau idyllique d’une île paradisiaque, mais pour raconter l’histoire la plus terrifiante qui soit, c’est à dire le moment où les relations d’un père et son fils basculent dans la plus grande noirceur parce que plus rien, même l’isolement, le confinement, n’arrive à rétablir la compréhension des êtres. D’autre part, et il va falloir s’y habituer, le roman tend à s’affranchir de la psychologie parce que la psychologie c’est chiant. La psychologie, c’est ce qui reste quand un auteur manque de souffle et ne sait pas raconter des histoires. C’est un peu ce gamin qu’on a tous connu dans la cour de récréations qui raconte des histoires drôles qui ne font rire personne, parce que décidément, il ne sait pas les raconter. La psychologie, c’est pour les gens structurés en manque d’imagination.
Ce que veut le lecteur d’aujourd’hui, ce sont des vraies histoires, un style, un souffle, des coups de poing dans la gueule, des tremblements de crainte et de dégoût (fear and loathing) pas des masturbations autour de la complexité des sentiments et blablabla ni de se prendre de sympathie ou pas pour un personnage qui est là pour être détesté… David Vann en ce sens fera date et d’autres après lui, il faut l’espérer.
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