Épi­sode pré­cé­dent : Lun­gar­no e Oltrar­no – Car­net de voyage à Flo­rence 3 – Le feu et la glace

Je me réveille à 3h00 du matin comme avec la gueule de bois, la bouche sèche et une grande envie de boire. Je soup­çonne que ce soit la piz­za arro­sée au Chian­ti qui ait bous­cu­lé mes habi­tudes culi­naires, alors j’es­saie de me ren­dor­mir et je me réveille à nou­veau deux heures plus tard en ayant l’im­pres­sion de n’être pas du tout repo­sé. Dans ma cel­lule de moine au pla­fond haut, j’ai comme le ver­tige, et je finis quand-même par me rendormir.
Je vais prendre mon petit déjeu­ner dans la salle com­mune où je me gave de petits cakes et d’un lait chaud qu’on croi­rait direc­te­ment sor­ti du pis de la vache. Et puis du café, plu­sieurs tasses de café. L’Italie, c’est un peu le pays du café, alors quand vous deman­dez un café et qu’on vous amène un pisse d’âne digne d’un fast-food, vous levez les mains au ciel et vous dites tout haut « ma che cosa è ? ». La dame qui fait le ser­vice m’ex­plique qu’il y a une dif­fé­rence sub­stan­tielle entre café et expres­so. Le café, c’est le café amé­ri­cain (tiens ? ils savent faire du café les Amé­ri­cains ?) qui n’est autre que le café cafe­tière qu’on connait chez nous et l’ex­pres­so c’est ce qui est l’âme de l’I­ta­lie, une décoc­tion pas­sée au per­co­la­teur à toute vitesse sur une petite dose de café qui a à peine le temps de se char­ger en caféine…

Je compte me diri­ger vers San Mar­co ce matin, revoir les fresques de Fra Ange­li­co et notam­ment celle de la cel­lule 13 qui porte ce nom très poé­tique, Noli me tan­gere qui est à mon sens une des plus belles et des plus char­gées en sens des fresques du moine domi­ni­cain. Je repasse donc devant San Loren­zo, nim­bée de soleil, mais je me sens comme dévié et fina­le­ment je me dis que je vais entrer dans la basi­lique. Il y a un peu de queue mais je prends sur moi et je me sens dépi­té lorsque je me rends compte que l’en­trée est payante… J’en par­le­rai plus tard, mais deux choses m’ont pas­sa­ble­ment éner­vé à Flo­rence ; le fait qu’il faille payer pour entrer dans les églises et le fait qu’on ne puisse faire de pho­to nulle part à l’in­té­rieur des monu­ments qui sont jus­te­ment payants.

San Lorenzo - intérieur - nefSan Loren­zo donc, je n’y étais jamais entré. C’est encore Bru­nel­les­chi qui est cou­pable de cette archi­tec­ture qui déploie sa pers­pec­tive vers un chœur pro­fond, autour de colonnes mas­sives. C’est ici qu’on se rend compte à quel point les maîtres ita­liens se sont empa­rés de leur pas­sé et ont por­té l’i­déal clas­sique à son apo­gée. Je dis que c’est ici, mais c’est aus­si dans plu­sieurs autres monu­ments florentins.
La nef est une des plus lumi­neuses qu’on puisse trou­ver dans une église et on pour­ra remar­quer que cette impres­sion de gran­deur est accen­tuée par l’u­ti­li­sa­tion de cette pierre superbe aux reflets bleus qu’est la pie­tra sere­na, pierre endé­mique de la région de Florence.

La visite com­mence par le cloître plan­té de gre­na­diers et par la crypte, où l’on peut voir le céno­taphe de Dona­tel­lo et la tom­beau de Cosme l’An­cien, le fon­da­teur de la dynas­tie des Médi­cis. A l’in­té­rieur de la basi­lique elle-même, les plus férus pour­ront s’ex­ta­sier dans la vieille sacris­tie (Sagres­tia Vec­chia) et son archi­tec­ture qu’on estime être une des plus pures de la Renais­sance, sur une rotonde constel­lée d’é­toiles et sur tous les petits détails qui ont été com­mis par le célèbre Dona­tel­lo. Dona­tel­lo encore, à l’in­té­rieur de la basi­lique elle-même avec ses deux superbes chaires en bronze. Mais le véri­table tré­sor, ce sont ces quelques pein­tures qui font l’his­toire de l’art.

Filippo Lippi - Annonciation de la basilique San Lorenzo - Florence (1445-bois-175-x-183-cm)Celle qui m’a le plus sai­si, c’est cette très belle annon­cia­tion du moine Fra Filip­po Lip­pi qu’il a peinte pour la cha­pelle Martelli.
J’au­rais l’oc­ca­sion d’y reve­nir, mais sous des aspects conven­tion­nels, elle semble par­fai­te­ment clas­sique ; elle est en réa­li­té par­fai­te­ment révo­lu­tion­naire, notam­ment en rai­son de la pers­pec­tive que l’on peut voir au fond du tableau mais éga­le­ment en rai­son de la pré­sence de l’ange Gabriel qui se trouve du même côté que Marie par rap­port à la colonne. C’est un détail qui peut paraître for­tuit mais qui a son impor­tance. On remar­que­ra aus­si la pré­sence d’un vase en verre qui marque l’exacte fron­tière entre l’ange et la mère du fils de l’homme…

Agnolo Bronzino - Le martyre de Saint-Laurent - Basilique San Lorenzo - Florence (1560)Je suis res­té éga­le­ment pas mal de temps devant le Mar­tyre de Saint-Laurent d’Agno­lo Bron­zi­no, un chef d’œuvre du manié­risme ita­lien (si tant est qu’on aime le manié­risme) dans lequel le peintre se vautre dans une débauche de corps tous plus mus­clés les uns que les autres, pos­tés dans des posi­tions invrai­sem­blables, qui font plus res­sem­bler le tableau à une orgie romaine qu’à une scène de sup­plice du célèbre Saint Laurent, patron de l’é­glise qui finit en mar­tyre rôti comme un pou­let au thym sur le gril parce qu’il n’a­vait livré comme tré­sor de l’é­glise que les enfants et les vierges qui fai­saient toute la richesse de l’E­glise… (oui enfin, je vois bien ici quelques objets litur­giques en or, en bronze, etc. non je ne fais pas du mau­vais esprit). On trou­ve­ra éga­le­ment d’autres pein­tures mais qui ne valent pas, à mon sens, l’an­non­cia­tion de Lippi.

En sor­tant de la basi­lique, je tombe nez à nez avec la sta­tue de Jean des bandes noires (Gio­van­ni dalle Bande Nere), un des plus célèbres condot­tiere flo­ren­tins. Elle a été sculp­tée par Bac­cio Ban­di­nel­li en l’hon­neur de l’homme aux alen­tours de 1530, ce qui me semble pas­sa­ble­ment éton­nant. La sta­tue, d’une fac­ture assez gros­sière, montre un homme à la tête déme­su­ré­ment grosse par rap­port aux épaules, et les cuisses de l’homme qui est assis sont rac­cour­cies de manière exa­gé­rée, ce qui fait un ensemble assez étrange, mais pour tout dire, ça ne semble pas cho­quer les pas­sants, alors on va faire comme si on n’a­vait rien vu…

Florence - jour 2 - 008 - Giovanni dalle Bande Nere par Baccio Bandinelli

Je reprends la via Cavour pour me diri­ger vers San Mar­co, je passe sous les murs énormes et le bos­sage rus­tique du Palaz­zo Medi­ci-Ric­car­di. La petite Piaz­za San Mar­co est pleine de vie, une pâtis­se­rie exhibe hon­teu­se­ment ses atours dans des vitrines allé­chantes tan­dis que dehors, les vieux attendent le bus et de jeunes filles en jupe courte attendent cer­tai­ne­ment quelque amoureux.
Je ne visi­te­rai pas San Mar­co, pas cette fois-ci. Ni la basi­lique, ni le couvent, ce sera pour une autre fois. Il y avait un peu de monde et je n’a­vais pas envie d’at­tendre, alors je redes­cends vers le Duo­mo par la via Rica­so­li en pas­sant devant la Gal­le­ria dell’Ac­ca­de­mia qui déjà à cette heure-ci, alors que le musée n’est pas encore ouvert, est assaillie par une foule gros­sière que je n’ai vrai­ment pas envie de côtoyer. Direc­tion le Duo­mo et son Cam­pa­nile ; il n’y a per­sonne. Per­sonne ne songe jamais à ce qu’il y a de plus simple… Mon­ter sur le Cam­pa­nile (on vous pré­vient bien dès l’en­trée, no lift… pas la peine de son­ger à mon­ter autre­ment qu’à pied).

Mais juste aupa­ra­vant, je veux voir l’in­té­rieur de ce superbe édi­fice qu’est le Duo­mo. Alors je me mets dans la queue, ça avance vite, par paliers, ça me laisse le temps d’ad­mi­rer le bap­tis­tère, la façade, les sta­tues qui l’ornent. Arri­vé à l’in­té­rieur, je ne sais com­ment dire, mais je crois que la gran­deur de l’é­di­fice est à la hau­teur de ma décep­tion. C’est l’exemple typique du bâti­ment musée qui n’a plus aucune voca­tion litur­gique, objet de foire, vidé de ses sièges, vidé de son âme, même si, rap­pe­lons-le tout de même, les églises n’ont jamais été faites pour s’y asseoir et l’in­tro­duc­tion de bancs en bois est une inven­tion très récente. L’in­té­rieur ne peut même pas être visi­té dans son ensemble puis­qu’on ne peut même pas se rendre sous la cou­pole !!! Je trouve ça sim­ple­ment hon­teux, une des plus grandes cou­poles du monde ! Impos­sible de se poser en des­sous et d’ad­mi­rer la gran­deur de la chose… Peu importe, je ne suis pas là pour râler, alors je me contente de la très belle hor­loge de Pao­lo Uccel­lo et de la fresque du Monu­ment équestre de Sir John Hawk­wood à double point de fuite. Il n’y a rien d’autre dans le Duo­mo, à part son pave­ment qui repré­sente un immense laby­rinthe. Sous le sol se trouve bien les restes romains de la cathé­drale pri­mi­tive San­ta Repa­ra­ta, sainte patronne de la ville, mais il faut pour cela débour­ser une somme indécente…

Si le cam­pa­nile a été, dans sa forme actuelle, des­si­né par Giot­to, il ne ver­ra pas la fin du chan­tier qui s’est éten­du sur plus de cin­quante ans. La tour fait 84 mètres alors que le pro­jet ini­tial devait la faire culmi­ner entre 110 et 115 mètres (je n’ose même pas ima­gi­ner). Mon­ter sur le cam­pa­nile est pour moi un défi, car ayant attra­pé le ver­tige comme on attrape une mala­die véné­rienne, je suis deve­nu une petite chose fra­gile face aux monu­ments de grande hau­teur. C’est ce que m’a révé­lé un beau jour d’août la visite du Gouffre de Padi­rac… Je suis quel­qu’un de sen­sé, je sais que je ne risque pas de mou­rir si je monte là-haut, au pire je risque de faire un malaise ou une crise de peur panique, mais qu’im­porte, je veux monter.

Florence - jour 2 - 036 - Vue du Campanile de Giotto

Les esca­liers sont raides, étroits, et je me dis que dans mon mal­heur à cause du ver­tige, heu­reu­se­ment que je ne suis pas en plus claus­tro­phobe… Par­fois on ne peut pas pas­ser à deux. Et ça monte, et ça monte encore. Pre­mier palier, tout va bien. Même pas peur. La vue depuis ici est épous­tou­flante, sur le toit de marbre du bap­tis­tère, sur les mon­tagnes au loin, sur les encor­bel­le­ments de la façade, sur San­ta Croce au loin, superbe façade sur­mon­tée d’un croix à six branches d’un beau bleu.…
Deuxième palier, on a l’im­pres­sion qu’on va pou­voir cou­rir sur les tuiles de la Cathé­drale et ser­rer la main d’Orca­gna, on com­mence à voir le décou­page des rues, l’ob­ser­va­toire Ximenes (Osser­va­to­rio Xime­nia­no) et puis les col­lines plan­tées de cyprès et les vil­las peintes en jaunes, toute la fraî­cheur de la Tos­cane vue d’en haut…
Troi­sième palier, les ouver­tures sont de plus en plus grandes et on a comme l’im­pres­sion d’être hap­pé par le vide tout autour, de voler au-des­sus des toits, c’est vrai­ment une sen­sa­tion fas­ci­nante de pou­voir contem­pler le monde d’une telle hauteur.

Florence - jour 2 - 047 - Vue du Campanile de Giotto

Ter­rasse, on est presque à la même hau­teur que la cou­pole du Duo­mo et je peux voir quelques qui­dams se pro­me­ner sur la cour­sive de la flèche. Pour arri­ver là-haut, ils ont dû pas­ser par un esca­lier qui se trouve entre les deux parois du dôme. Deux rai­sons m’en dis­sua­dé de ten­ter l’ex­pé­rience. La pre­mière, ce sont les 15 euros extor­qués pour se cas­ser les reins dans un esca­lier. La seconde, c’est que la pers­pec­tive de me retrou­ver coin­cé entre deux pel­li­cules, aus­si solide soit la struc­ture, au-des­sus du vide, même si on ne le voit pas, m’a fait faire des cau­che­mars deux nuits avant d’ar­ri­ver à Flo­rence. Mais ça, c’é­tait avant que je me rende compte que je n’a­vais plus le vertige.

Florence - jour 2 - 039 - Vue du Campanile de Giotto - Santa Croce

Je me remets de mes émo­tions, content d’être mon­té tout là-haut et d’a­voir pu voir Flo­rence comme je ne l’a­vais jamais vue. La faim se fait sen­tir, alors j’en­gage la via Sant’E­li­sa­bet­ta puis la via dei Cer­chi où j’ai repé­ré une bonne adresse, Oste­ria Il Buon­gus­tai (Taverne le Gou­met), une toute petite échoppe toute en lon­gueur, avec la cui­sine sur la gauche, vitrée, où défilent les assiettes pleines de ricot­ta, épi­nards, tomates fraîches et tomates séchées, planches de char­cu­te­ries… Ce sont des femmes qui tiennent la bou­tique, pas d’hommes aux manettes ici. L’une d’elle me place sur une table com­mune où une jolie brune vient prendre place juste en face. C’est une véri­table can­tine grouillante. Je com­mande une assiette de car­pac­cio qu’on m’ap­porte sur un lit de roquette, sim­ple­ment arro­sé d’un filet d’une huile d’o­live qu’on croi­rait extraite du fruit défen­du, la viande fond sous la langue et passe les bar­rières de mon corps accom­pa­gnée d’un pichet de vin blanc spu­mante, une orgie pour les sens… Je ter­mine mon repas avec la spé­cia­li­té locale, can­tuc­ci trem­pés dans un vin san­to à se dam­ner, qui me tourne la tête en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Un repas ita­lien ne sau­rait se ter­mi­ner sans un espres­so tout droit tom­bé du para­dis, ou de l’en­fer, c’est selon…

Florence - jour 2 - 053 - Osteria Il Buongustai - Via dei Cerchi

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Épi­sode sui­vant : Lun­gar­no e Oltrar­no – Car­net de voyage à Flo­rence 5 – La croix et l’étoile

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