Il y a quelques jours, les lec­teurs du Monde ont pu décou­vrir un article enca­drant la pho­to d’un homme armé d’une sorte de har­pon, un œil fer­mé et le visage froid, sans expres­sion, impas­sible, mais non dénué d’un cer­tain charme.
En 1848, tra­vaillant sur un chan­tier fer­ro­viaire, le contre­maître Phi­neas Gage mani­pule de la poudre à l’aide d’une barre à mine (d’un bour­roir en réa­li­té) et la terre explose, pro­pul­sant l’ou­til qui lui tra­verse la joue, l’œil, puis le crâne pour fina­le­ment en res­sor­tir intégralement.

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Le miracle tient au fait que l’homme a sur­vé­cu à l’ac­ci­dent et n’a rien per­du de ses facul­tés intel­lec­tuelles, ni de sa mémoire, du moins en appa­rence. Tou­te­fois, le cas Phi­neas Gage, lar­ge­ment popu­la­ri­sé par le neu­ro­logue Anto­nio Dama­sio pré­sente un cas inté­res­sant d’a­bo­li­tion du juge­ment moral. Gage après son acci­dent aurait ter­mi­né sa vie dans un flou de colères aus­si sou­daines qu’ir­ra­tion­nelles et se seraient mon­tré inca­pable de prendre des déci­sions posées et réflé­chies. Ce cas est un de ceux qui illustre le mieux les désordres com­por­te­men­taux liés aux lésions des lobes fron­taux, dont s’est notam­ment fait une spé­cia­li­té le doc­teur Oli­ver Sacks (Cf. L’homme qui pre­nait sa femme pour un cha­peau)
C’est grâce à la ren­contre for­tuite entre deux col­lec­tion­neurs de pho­tos et Inter­net (en l’oc­cur­rence Fli­ckr) qu’on a enfin pu mettre un visage sur le nom de celui dont on n’a­vait jus­qu’à pré­sent que l’i­mage du mou­lage de son crâne fait de son vivant.

Ci-des­sous, l’ar­ticle du Monde en date du 24 octobre 2009

Quel homme devint Phi­neas Gage (1823–1860) après son acci­dent ? Décrit comme invi­vable, fut-il ren­du plus irri­table encore par un visage désor­mais repous­sant ? Res­ta-t-il au contraire sédui­sant mal­gré son oeil unique, et plu­tôt adap­té — à l’ex­cep­tion des der­niers mois de sa vie durant les­quelles il fut vic­time de graves crises d’é­pi­lep­sie ? Depuis près de vingt ans, les neu­ro­psy­cho­logues pri­vi­lé­gient la pre­mière hypo­thèse. Mais la récente mise en ligne, sur le site de par­tage de pho­tos Fli­ckr, de la seule image connue de cet Amé­ri­cain pour­rait conduire à révi­ser la légende.

Le 13 sep­tembre 1848, ce jeune contre­maître de la Nou­velle-Angle­terre tra­vaillait sur un chan­tier de che­min de fer du Ver­mont. La roche explo­sa acci­den­tel­le­ment, et la barre à mine qu’il tenait à la main le troua de la joue au som­met du crâne, tra­ver­sant la par­tie avant de son cer­veau avant de retom­ber quelques mètres plus loin. Sur­vi­vant contre toute attente à cette ter­rible bles­sure, Gage se révé­la vite n’a­voir rien per­du de ses facul­tés intel­lec­tuelles ni de ses sou­ve­nirs. L’his­toire (fon­dée pour l’es­sen­tiel sur le rap­port qu’en fit, vingt ans plus tard, le doc­teur Har­low, qui l’a­vait pris en charge) raconte tou­te­fois que l’homme ne fut plus jamais le même.

Impré­vi­sible et gros­sier, pre­nant des déci­sions contraires à ses inté­rêts, il aurait ain­si mené une vie décou­sue et de plus en plus misé­rable. Pour le neu­ro­bio­lo­giste Anto­nio Dama­sio (uni­ver­si­té de Cali­for­nie du Sud, Los Angeles), qui en fit un cas cen­tral de ses recherches, la trans­for­ma­tion de Phi­neas Gage pro­vient de ce qu’il aurait per­du le sens du bien et du mal, et la capa­ci­té céré­brale à res­sen­tir des émotions.

On en était là, lors­qu’un couple de col­lec­tion­neurs de pho­tos du Mas­sa­chu­setts, Jack et Bever­ly Wil­gus, dépo­sa sur Fli­ckr l’i­mage ci-contre, inti­tu­lée : “Daguer­reo­type — One Eyed Man with Har­poon”. “Nous l’a­vions bap­ti­sé “le Balei­nier”, car nous pen­sions qu’il tenait un har­pon”, racontent-ils. En décembre 2008, un inter­naute avi­sé lais­sait sur la page ce com­men­taire : “Peut-être avez-vous trou­vé une pho­to de Phi­neas Gage ? Si c’é­tait le cas, ce serait la seule pho­to connue.” Les Wil­gus, aus­si­tôt, se lan­cèrent dans l’en­quête. Décrite en août dans le Jour­nal of the His­to­ry of the Neu­ros­ciences, l’i­den­ti­fi­ca­tion de Gage fut éta­blie grâce au masque réa­li­sé de son vivant, conser­vé au War­ren Ana­to­mi­cal Museum de Bos­ton. Ses traits cor­res­pondent exac­te­ment à ceux de la pho­to. De même pour les écri­tures ins­crites sur la barre conser­vée dans ce même musée.

De cette ren­contre à deux siècles d’é­cart entre tech­no­lo­gies — le daguer­réo­type et Inter­net -, le contre­maître a donc gagné un visage… Et ce n’est pas celui d’un homme défi­gu­ré et déchu. Une image n’est certes qu’une image, et l’on ignore tout des cir­cons­tances dans les­quelles celle-ci a été réa­li­sée. Mais sa redé­cou­verte ne man­que­ra pas d’ap­por­ter de l’eau au mou­lin de ceux qui, tel le psy­cho­logue Mal­colm Mac­mil­lan (uni­ver­si­té Dea­kin, Aus­tra­lie), sou­tiennent depuis des années que le “cas” Phi­neas Gage a peut-être été surestimé.

Cathe­rine Vincent
Article paru dans l’é­di­tion du 24.10.09

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