Le temps très lent

des toutes choses #7

Un mar­di matin comme toutes les semaines, un matin frais et doux sous un ciel de prin­temps. La nature crie son bon­heur de pou­voir exhi­ber à nou­veau ses charmes aux yeux de qui sait prendre le temps de l’ad­mi­rer, elle se pavane dans des poses lan­gou­reuses telle une femme lisant une lettre d’a­mour dans un tableau de Fra­go­nard. Il flotte dans l’air quelque chose de sen­suel que le prin­temps rend encore plus pré­gnant, comme si la nou­veau­té d’une année qui se dévoile avec ses plus beaux ori­peaux n’é­tait que le signe avant-cou­reur d’une belle aventure.

Pour­tant, le ciel gris n’est autre chose que le signe d’un soleil radieux et tendre qui hurle sa lumière au-des­sus des nuages. C’est tou­jours la manière de voir les choses qui pré­vaut sur leur réa­li­té. De toute façon, la réa­li­té n’existe pas. Voi­ci la réponse à tout. Quoi qu’il se passe, quoi qu’il arrive, la réa­li­té n’existe pas, on ne peut pas comp­ter sur elle car elle n’est pas fiable.

Je passe mes jour­nées à faire des allers et retours sur mes car­nets, en notant scru­pu­leu­se­ment tout ce qui se dit, ce qu’il y a à faire, ce qui a été fait, je place tout dans une sorte de conti­nuum qui n’a d’autre rai­son d’être que sa propre exis­tence. Il n’en­voie aucun signe, ni dit rien, ne répond à aucune ques­tion et ne résout aucun mys­tère. Il faut se faire à cette manière d’être car c’est celle qui m’a­nime. Quant à la réa­li­té de l’être, elle n’existe pas.

Tous les soirs, depuis des mois, je m’en­dors avec la même douce musique, le même mor­ceau, Autumn medi­ta­tion at Dong­ting lake. Inva­ria­ble­ment, tous les soirs et tous les soirs je m’en­dors alors que le mor­ceau n’est pas ter­mi­né. Comme je l’é­coute très peu fort et que je dors la tête sous la couette, je n’en entends pas tous les sons, toutes les notes. Quand je l’é­coute dans d’autres cir­cons­tances, j’en­tends tout (enfin tout ce que je veux bien en entendre), ce qui me per­met, le soir venu d’en devi­ner les sons que je n’en­tends pas, comme un exer­cice de créa­tion à par­tir de ce qui existe. La réa­li­té n’existe qu’à par­tir de ce qu’on veut bien en percevoir.

 

三十輻,共一轂,當其無,有車之用

Trente rais se réunissent autour d’un moyeu. C’est de son vide que dépend l’u­sage du char.

埏埴以為器,當其無,有器之用

On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C’est de son vide que dépend l’u­sage des vases.

鑿戶牖以為室,當其無,有室之用

故有之以為利,無之以為用

On perce des portes et des fenêtres pour faire une mai­son. C’est de leur vide que dépend l’u­sage de la mai­son.
C’est pour­quoi l’u­ti­li­té vient de l’être, l’u­sage naît du non-être. 

Lao Tseu, Tao te king, ch.XI

Autumn medi­ta­tion at Dong­ting Lake

by Chi­nese ancient music

Pho­to d’en-tête © REVOLT on Uns­plash

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