Épisode précédent: La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul 20 : Visages de Stambouliotes
J’ai quand-même hésité. J’étais parti pour retourner au Caire, sur les traces de mon passé, mais la situation n’était peut-être pas la plus sereine pour y aller avec un petit garçon de neuf ans. Alors je me suis dit pourquoi pas Istanbul, je ne connais pas, ce n’est pas trop loin mais je suis parti très négatif, pas du tout mon genre ; je pensais ne pas pouvoir me laisser surprendre et surtout, bien m’en a pris, je ne savais absolument pas où je mettais les pieds. Bien sûr, j’ai préparé mon séjour, j’ai sillonné les cartes et les guides touristiques pour ne pas arriver complètement déboussolé là-bas. Mais autant être honnête, rien ne m’attirait vraiment dans le fait de me dire que j’allais atterrir dans la capitale de la Turquie, un pays qui fut traversé, plus peut-être que n’importe quel autre, par tant de civilisations. D’abord sous influence grecque, ce qui est aujourd’hui la Turquie fut dominée par les Romains qui en firent l’épicentre de leur empire au point de détrôner Rome, puis vécut des heures aussi fastueuses que sombres sous la période byzantine avant d’être envahie et par les Ottomans en 1453. Depuis, la ville s’est stabilisée dans son histoire, même si elle fut au cours de son histoire, surtout récente, souillée par des taches indélébiles : le génocide arménien et la collaboration avec le régime nazi. Autant dire que ce n’est même pas peine d’évoquer ces choses-là en public, ni même minimiser l’influence de Mustafa Kemal Atatürk, ce qui est carrément passible de prison. S’il est bien une institution dont il faut se méfier en Turquie, c’est la Police. Infiltrée jusque dans les moindres recoins de la vie de la cité, elle est insidieuse, pernicieuse et cachée. On vous demandera, en tant que touriste, si vous avez le moindre problème, la moindre plainte à formuler, d’envoyer un mail au ministère du tourisme qui se chargera de faire le nécessaire pour que cela ne se reproduise pas. Ça finit par faire froid dans le dos. Tout ceci a ses inconvénients, mais également ses avantages. La Turquie qui il y a encore quelques années avaient le triste record du nombre d’homicides le plus élevé en 2005, devant les États-Unis, est aujourd’hui une destination relativement sure. Il va sans dire que le fait que ce soit un pays musulman évite passablement la possibilité de se retrouver face à des bandes de jeunes alcoolisés. Toutefois, l’alcool n’y est nullement interdit et il n’est pas rare de voir des hommes se cacher pour boire… Comme quoi. Bref, je n’ai pas pour but de faire une étude sociologique du pays.
Finalement, j’ai l’impression d’avoir passé mon temps, tout au long de ces 20 billets, à exalter cette ville dans laquelle je me suis infiltré sans en trouver le moindre défaut. Évidemment, elle n’échappera pas à l’avancée de la mondialisation, aux investisseurs privés et aux promoteurs qui déjà ont commencé à expulser dans un mouvement centrifuge bien connu les populations les plus pauvres du centre vers les zones péri-urbaines. En discutant avec un commerçant de Çemberlitaş, il me dit qu’autrefois, il mettait une heure pour venir travailler et une autre pour retourner chez lui. En quelques années les loyers ont tellement augmenté qu’il a dû s’excentrer au point de doubler son temps de trajet… Comment dire que malheureusement, je connais bien le problème, et j’avais envie de lui dire : “ce n’est qu’un début”. Du coup, la question de l’entrée dans la Communauté Européenne se pose.
La Turquie est-elle légitime pour entrer dans l’Europe ? Ont-ils une économie suffisamment porteuse pour ne pas aggraver les déficits actuels ? Ne sont-ils pas trop «musulmans» pour nos délicats épidermes droitiers ? Personnellement, je suis à même de répondre que l’entrée dans l’Europe leur serait terriblement défavorable. L’économie turque est florissante mais leur façon de fonctionner en tout est à mille lieues de ce que l’Europe leur imposera. Ce serait trop violent pour ce peuple fier et tellement attachant. Quant à côtoyer l’Islam, alors que pour certains cela n’est même pas concevable, il faudrait envoyer nos hommes politiques s’y promener un peu, histoire de les déniaiser… gueule de bois assurée. A l’inverse, certains des musulmans de France auraient des choses à apprendre sur la tolérance et l’exercice de la foi dans la cité, comme quoi il est possible d’être traditionaliste et de côtoyer le monde moderne. De la même manière, lorsqu’une femme est voilée (de noir), elle n’est généralement pas affublée d’accessoires Chanel ou Balenciaga… A méditer… Ce n’est qu’une vue de l’esprit, évidemment.
Ce qui m’a le plus étonné pendant cette semaine, c’est de constater qu’Istanbul n’existe pas. Imaginez Paris, qui est à la fois ville et département, avec toute sa banlieue, ses sept départements périphériques. Istanbul c’est ça. C’est une immense communauté de communes. Üsküdar, Beşiktaş, Beyoğlu, et plus loin Küçükçekmece, Zeytinburnu sont autant de territoires, de villes annexées à la communauté de communes (İstanbul Büyükşehir Belediyesi). Istanbul, c’est ça. 39 districts, plus de 13 millions d’habitants. Ce qui fait la vieille ville ne s’appelle plus Istanbul, mais Fatih, ce qui est assez perturbant car la ville dans laquelle on croit se trouver n’a pas vraiment d’existence. Car on si on y atterrit et si on s’y promène, nulle part on peut se dire qu’on est au cœur d’Istanbul.
Et puis, il y a cette langue, une langue venue du fond des âges qu’on dit turco-mongole, un idiome suave, doux comme le miel d’un baklawa, faite d’accents fortement toniques, qui autrefois s’écrivait en caractères arabes et qui depuis 1928 subit une romanisation à outrance à tel point que tout le vocabulaire a été réinventé. Pas de caractère rude dans cette langue, à peine quelques h aspirés. C’est une langue faite de “u” et de “ou”, de “eu” ouverts et de “eu” fermés, faite de i avec point et de i sans point (ı), de g surmonté d’un accent circonflexe inversé et qui pour le coup rallonge simplement la voyelle d’avant (ğ), de ç qu’on dit tch et de ş qu’on dit ch. J’avoue m’être plié aux usages et à la langue, tentant de déchiffrer le maximum de vocabulaire, demandant souvent le nom des choses que je trouvais aux Turcs eux-mêmes en priant de bien articuler, tentant de comprendre les formules de politesse et en les répétant à l’envi pour en comprendre le sens et les intonations. Je me suis amusé dans les restaurants ou avec les commerçants et parfois même les passants à dire bonjour-au revoir (Merhaba-iyi günler), à m’entendre répondre Güle-güle (formule intraduisible, légère et pleine de charme qui souhaite bonne fortune à celui qui s’en va) quand en partant je disais Hoşçakal. Je me suis plu à dire merci sous toutes ses formes : Teşekkür ederim (je vous remercie) et Teşekkürler (remerciements), çok teşekkür ederim (merci beaucoup) et Ben teşekkür ederim (c’est moi qui vous remercie). Le fait d’enchaîner toutes les formes de politesse entraîne un profond respect pour votre personne, a fortiori quand on y met l’accent. Souvent, je me suis entendu dire en anglais en partant… very nice turkish avec le pouce levé et un grand sourire en prime. Cette langue, je me suis insinué dedans, j’ai tenté de l’habiter le plus possible, je l’ai faite mienne et elle m’a adopté le temps que je l’aime. J’avoue m’être soumis à elle et à la Turquie, à ses usages, à son rythme ; c’est le meilleur moyen de vivre son voyage pleinement.
Je n’ai pas appelé mes billets sur mon voyage la rose et la tulipe par hasard. La tulipe, c’est la véritable star d’Istanbul. Si vous venez au mois d’avril, vous en verrez partout, dans tous les massifs, à tous les coins de rue, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Elle a même son festival qui investit la totalité de l’hippodrome. Fleur originaire de Perse, c’est Süleyman le magnifique qui en fit le symbole de son empire ; c’est la raison pour laquelle on en voit partout sur les céramiques d’Iznik et même dans l’architecture, fortement stylisées, mais tellement discrètement qu’on le remarque à peine. C’est ici que s’exprime toute la subtilité des Ottomans. La rose, elle, a une place particulière au sein de l’Islam. C’est une fleur sacrée, enchantée par son parfum et grâce à l’essence tirée de ses pétales qu’on en fait une eau dont se servaient les conquérants à leur entrée dans Constantinople pour consacrer les églises en mosquées, en répandant l’eau sur les murs comme pour purifier l’esprit des lieux.
Si vous avez décidé de conquérir le cœur d’un Turc, il suffit d’être soi-même et de ne jamais commettre une seule de ces erreurs :
N’insultez jamais Atatürk ou même sa mémoire. D’une part, c’est condamnable par la loi, et d’autre part, c’est comme insulter leur père. Certains se font même tatouer sa signature sur le bras.
Ne déshonorez jamais le drapeau, ce joli drapeau rouge sur lequel fleurissent une étoile et un croissant blancs. Tout le monde le met à sa fenêtre, dans son jardin, au rétroviseur de la voiture ou sur la coque de son téléphone portable. C’est une fierté nationale qu’ici on qualifierait en d’autres termes, mais on n’est pas en Turquie… Les Turcs sont fiers et aiment leur pays car leur pays ne les laissent pas tomber.
Et enfin, ne parlez jamais d’Istanbul en disant… Constantinople… C’est très mal vu, voire impoli.
Je suis heureux de mon voyage, j’ai commencé à en être heureux à compter du moment où j’ai commencé à tracer la route dans les petites rues pentues de Kadırga Meydanı sous une pluie battante, à partir du moment où je suis entré dans le premier magasin que j’ai trouvé pour acheter un parapluie. L’eau dévalait les pentes comme une furieuse, charriant de la poussière, de la terre, des morceaux de fruits pourris et toute sorte de déchets… Je ne m’imaginais pas pouvoir me sentir aussi bien ici. Tous les soirs, quand je rentrais à l’hôtel, je passais devant le même café des sports où les hommes regardaient leur match de foot en sirotant leur verre de thé et parfois me saluaient, car je m’arrêtais à chaque fois pour caresser un petit chat de trois ou quatre mois qui vivait dans un des bacs à fleurs et que mon fils avait surnommé… Constantinople.
Et puis en revenant, je me suis dit que mon grand-père aurait adoré cette ville et moi j’aurais adoré en parler avec lui, il m’aurait écouté, en me regardant avec ses grands yeux clairs qui papillonnaient et puis nous aurions eu des éclats de rire quand je lui aurais parlé de tout ce que j’y ai vu…
Toutes les photos de ce billet (sauf la dernière qui vient de la mosquée Rüstem Paşa Camii) ont été prises un vendredi à la mosquée de Süleyman (Süleymaniye Camii), raison pour laquelle je n’ai pas pu y entrer mais j’ai tout de même pu prendre de loin l’ulema faire son office. J’ai volontairement mis de côté cette mosquée car je n’ai pas trouvé mes photos fantastiques et surtout parce que j’y suis retourné cet été pour m’y attarder.
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