Épisode précédent : La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul 6 : Sokollu Mehmed Paşa Külliyesi (Kadırga)
On m’avait prévenu ! Le grand bazar, c’est une immense blague, c’est plein de touristes américains en bermudas qui viennent dépenser des fortunes pour couvrir de toc leur épouse en Gucci et Chanel. Effectivement, beaucoup d’argent qui passe d’une main à l’autre, beaucoup de monde, beaucoup de charlatans, beaucoup de vol institutionnalisé, bref, tout ce qui compose une parfaite carte postale pour cars de touristes chinois (exit les Japonais). Pourtant se rendre dans le grand bazar ne manque pas de charme. C’est un peu une plongée en apnée dans un monde de sirènes qui vous vantent leurs produits et vous prient instamment de visiter leur boutique pour commencer à vous vendre quelque chose, n’importe quoi, tout, pourvu que vous sortiez les Atatürk. Passée la noyade, on prend vite l’air renfrogné de celui qui ne cherche rien en particulier et souhaite qu’on lui laisse le passage, et comme avec les chiens de garde, surtout, ne jamais les regarder dans les yeux… On vous prévient, n’achetez rien sans l’avoir au préalable négocié, il existe des techniques pour cela… Pour éviter le monde, il faut éviter le grand bazar. Pourtant, c’est avec une certaine délectation que je me suis plongé dedans, je voulais connaître ça.
Le premier jour, le dimanche, je me suis perdu aux alentours du grand bazar, pensant pouvoir commencer à me plonger dans l’ambiance. C’était sans compter que tout y est fermé le dimanche, même les portes en bronze de l’enceinte. Autour, un monde déserté de rideaux métalliques donnant au quartier une allure désolée. A peine quelques passants, des chats en train de chier dans le caniveau… même la mosquée toute proche, Nuruosmaniye, était muette. Actuellement en restauration, le müezzin en était absent, le minaret étrangement silencieux…
Le grand bazar, c’est un dédale de rues couvertes sous une voûte colorée de jaune et de bleu, un immense centre commercial composé uniquement de petites boutiques dont les murs sont pleins à craquer d’objets pendouillant, dégoulinants de breloques jusqu’à l’outrance. Cinquante huit rues, sans compter tout ce qui s’étend à l’extérieur, dans les han plus ou moins grands, et largement au-dehors des limites officielles, quatre mille boutiques, a minima, une industrie du commerce à une échelle gigantesque. Et pourtant, nous sommes ici sur la route de la soie, au carrefour entre l’Europe et l’Asie, dans l’exacte continuité du commerce tel qu’il pouvait exister il y a mille ans lorsque les échanges entre les deux continents n’avaient de cesse de remplir les caisses des commerçants qui pour la plupart étaient des voyageurs. L’époque est lointaine, me direz-vous. Pas tant que ça, on a l’impression que tout s’est figé. Sous des dehors rebutants, on voit ici à l’œuvre la continuité des corporations et des guildes de marchands, avec leurs rites, leur hiérarchie, leur puissance, mais avec aussi leur escrocs. C’est un monde foisonnant, riche de surprise, palpitant, mais où l’on est certain de ne pas pouvoir y faire de bonnes affaires.
Au détour d’une petite ruelle qui est indiquée par un panneau peint à la main sur lequel on peut lire “magic way”, au bout de Yorgancılar Caddesi, se trouve une toute petite échoppe où contrairement à tout ce que j’avais vu jusque là, les prix étaient indiqués sur (presque) tous les articles, ce qui voulait dire qu’ils n’étaient pas négociables. Je suis entré et j’y ai fait la connaissance d’un petit bonhomme rondelet, les cheveux grisonnants et la moustache bien taillée, parlant un anglais suffisamment riche pour qu’on puisse se comprendre et compléter nos lacunes par des gestes. Tout de suite, je lui ai demandé comment il s’appelait et il m’a donné sa carte : Sadık. Nous sommes restés longtemps à discuter assis dans son magasin, nous avons évoqué son pays, l’Anatolie, et sa terre de cœur, Gaziantep, où il rentre une douzaine de fois par an. Je lui ai demandé comment on utilisait certain des objets qu’il vendait, comme ces deux théières empilées que j’ai fini par acheter, ou cette boîte sur le côté de laquelle est plaquée une cuiller finement décorée. Nous avons bu du thé en parlant des baklava qui sont la spécialité de sa ville. Je sais qu’il m’a fait des prix sur quelques articles que je lui ai achetés alors qu’ils étaient déjà au plus bas par rapport à tout ce que j’avais vu ailleurs. Mon fils a repéré une petite église en bronze et Sadık m’a dit qu’elle venait de France, alors il a voulu la lui donner ; c’était la cathédrale de Strasbourg. Je lui ai dit que je préférai qu’il la garde dans son magasin, et à chaque fois qu’il la regarderait, il pourrait penser à nous.
Je suis revenu trois fois dans son échoppe que j’ai mis du temps à retrouver la seconde fois, mais j’ai toujours passé de bon moments avec lui. Le dernier jour, nous nous sommes pris dans les bras et je lui ai promis que lorsque je reviendrai à Istanbul, je repasserai par ici et je lui rapporterai un cadeau de Paris. C’est une des plus belles rencontres que j’ai fait ici.
____________________________
Album Photo
____________________________
Même si j’ai trouvé que le Grand Bazar n’était pas tant que ça un piège à touriste, puisqu’il conserve tout de même des traditions concentrées autour d’İç Bedesten, la vieille halle, ce n’est pas l’endroit que j’ai préféré. En revanche, en sortant du bazar, je suis arrivé dans le bazar aux livres (Bazar des Sahafs de Beyazit — Sahaflar Çarşısı), une enfilade de boutiques posées sur le bord du trottoir ou s’entassent les bouquins et les corans autour d’une petite place ombragée, où se prélassent les chats sous les regards indifférents des passants. Un petit chaton affamé a grimpé sur mon fils pour lui lécher le gilet. Derrière le mur, au pied de la petite mosquée Bayezid II (Beyazıt Camıı), des hommes posent à la sauvette sur les dalles leur petit étalage et vendent leurs chapelets de bois ou de pierres dures, les mêmes que la plupart des hommes ici égrènent à longueur de journée. On y vend aussi d’anciennes pièces de monnaie, des billets de lires turques qui n’ont plus cours depuis la dernière réévaluation et c’est tout un monde qui gravite à cet endroit éminemment agréable, sur cette place face à l’université, où l’on peut boire à l’ombre d’une terrasse un grand verre d’ayran, un yaourt liquide légèrement salé et où mon fils s’est fait attraper son topaç, une petite toupie de bois qu’on trouve partout sur les étalages, par un petit vieux assis sur un banc qui lui a montré comment on s’en servait.
La mosquée elle-même est un havre de paix au milieu du chahut des commerçants, un monument élégant, calme, à l’ambiance terriblement pénétrante, incitant à la méditation. En y entrant, j’ai été saisi par cette atmosphère solennelle et reposante et je me suis mis à genou pour m’imprégner du silence qui y régnait.
Istanbul est une ville bruyante dans laquelle il fait parfois bon de s’arrêter, dans le jardin d’une mosquée, près du şardivan, ou sur un banc face à l’entrée de la cour.
____________________________
Album Photo
Episode suivant : La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul 8 : Kedi ve köpek (Chats et chiens)
Tags de cet article: Istanbul, mosquée, Turquie