Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 4 août) : Kaputaş plaji, Mavi Mağara, Kalkan (Antalya Fethiye Yolu)
Bulletin météo de la journée (dimanche) :
- 10h00 : 37.5°C / humidité : 25% / vent 26 km/h
- 14h00 : 40.4°C / humidité : 17% / vent 15 km/h
- 22h00 : 36.3°C / humidité : 25% / vent 19 km/h
Comme j’ai vu que la température allait peut-être grimper aujourd’hui, je n’ose pas mettre le nez dehors, mais finalement, il fait assez bon, ni plus ni moins que les jours précédents, tout ceci est tellement routinier à présent. Mais bon 38°C c’est quand-même chaud… Je monte dans la voiture où j’attrape une suée à peine assis, il doit faire plus de 50°C… A peine sorti de Kaş, je tombe sur un groupe de jeunes au bord de la route qui me font signe, ils sont huit au moins et ils m’indiquent la direction de Demre et je leur dit oui, c’est bien par là, mais ce n’était pas la question, ils voulaient que je les emmène, mais huit dans la voiture, ça ne va pas être possible alors je sors un gros bobard, comme quoi je quitte la route à cent mètres pour aller vers l’est. Déception de leur part, soulagement de la mienne.
Sur la route, c’est un étrange paysage composé de pierres érigées séparées par des touffes d’herbes, des arbustes drus. A Yavu, je tombe sur des chèvres qui sont enfermées sous une bâche bleue, dans un enclos ridicule sur une immense plaine nue. Le paysage en arrivant sur la grande ville n’est fait que d’un océan de serres, troué de temps en temps par le minaret d’une mosquée solitaire dans le morne paysage.
Aujourd’hui, je vais à Demre. Pourquoi faire ? me direz-vous, parce que d’après ce que j’en ai vu, Demre a l’air d’une ville tout sauf sympathique, noyée sous une marée de serres, dont l’économie est principalement basée sur la production de grenades et de citrons, de légumes cultivés sous serres, et a priori dépourvue de tout intérêt touristique. A priori. C’est sans compter que Demre porte en grec le nom de Myra, dont le nom lui-même proviendrait du lycien Myrrh, cité de la déesse mère. Au IVème siècle après J.-C., elle voit naître un personnage connu sous le nom de Nicolas de Myre, qui deviendra archevêque de la ville et dont le nom se propagera jusqu’en Russie au nord et jusqu’aux confins de l’Europe de l’ouest, sous le nom de Saint Nicolas. C’est ici le berceau d’un des personnages les plus importants de la Chrétienté, mais c’est avant tout une ville importante de la confédération lycienne, dont je verrai les vestiges à Patara et sur les coteaux de laquelle une immense nécropole (datant du Vème siècle av. J.-C.) est accrochée, entourant un théâtre majestueux, postérieur à la nécropole et dont la première destruction remonte à 141.
Demre est vraiment une ville étrange, construite autour de rues larges pavées de moellons roses, bordées d’immeubles en attente d’être terminés dans une ambiance post-soviétique de rues perpendiculaires tracées au cordeau et de chemins de pierre traversant la ville de manière assez aléatoire. Arrivé sur le site de Myra, je laisse la voiture sur un petit parking, happé par un type à la peau brune et aux cheveux bouclés qui m’invite à me garer là ; autour, ce ne sont que des serres, des grenadiers rachitiques. A peine arrêté et tandis que je lisais quelques lignes du guide dans l’atmosphère encore fraîche de la voiture, il m’invite à me diriger vers le petit restaurant dont la terrasse donne sur le chemin de terre poussiéreux sur lequel passe des cars remplis de touristes russes. Je dois avouer qu’après le petit déjeuner copieux de ce matin je n’ai pas encore vraiment très faim alors je le remercie avec toute la diplomatie dont je suis capable. Finalement, après avoir lu quelques lignes du guide, je suis pris d’une grande soif et la perspective de manger une çoban salata me fait saliver. Je vais sur la terrasse en pierre et je m’installe à table où se trouve une belle nappe anatolienne épaisse. Au bout trône une terrasse en bois surélevée et une dinde vient picorer à mes pieds. Le verger de derrière est rempli de nids de guêpes.
La salade à peine arrivée, le type qui m’a fait me garer ici s’assied à côté de moi et entame la discussion en anglais, il me demande d’où je viens, me dit que je dois être riche (je te vois venir gros comme une maison, coco) alors je lui explique que venir en Turquie me coûte énormément d’argent et que je vais être obligé de faire des sacrifices sur d’autres choses mais je crois que c’est peine perdue. Il a les lèvres sèches, les yeux vitreux et hagards, je me demande s’il n’est pas drogué. Il me parle de son beau-frère qui a un bateau et qu’il peut m’emmener à Kekova, mais je le remercie et lui dit que c’est déjà fait. Alors il me demande combien j’ai payé et me répète que je dois être riche parce que son frère aurait fait la même chose pour moitié moins. Je commence à ne pas me sentir à l’aise avec lui alors je lui pose des questions sur lui, sa famille, le site archéologique histoire de détourner la conversion et me donner le temps de finir ma salade au plus vite.
En sortant du restaurant, je tombe sur la troupe d’autostoppeurs que j’ai vu à la sortie de Kaş, alors je mets mon chapeau, mes lunettes et je file droit en espérant qu’ils ne me reconnaissent pas. A l’intérieur, je me marre bien.
Avant d’arriver sur le site lui-même, il y a plein de monde, beaucoup de russes qui viennent ici car Nicolas est un des saints principaux de l’Église Orthodoxe, des cabanes où l’on vend des icônes russes et je me dis que tout ceci n’a pas grand rapport avec le site lui-même. Ce qui paraît étrange, c’est qu’il y a du monde à l’extérieur, mais personne à l’intérieur. Je n’y ai vu qu’un couple de Français, des jeunes, et deux ou trois Russes, et c’est tout.
Le site de Myra est splendide avec son théâtre encore debout même si l’on voit bien qu’il a été chahuté par les caprices du temps et de la terre. De nombreux étais renforcent sa structure fragilisée et sur tout le site, les blocs de pierre sont soigneusement classés et disposés en attente peut-être d’une anastylose (rétablissement anachronique de la structure). Dans les coursives qui montent aux gradins, on peut presque encore sentir la présence de ceux qui ont fait l’histoire de ce lieu. Avec en surplomb les tombes de la nécropole qui se découpent dans la pierre, l’ambiance est parfaitement émouvante. On garde de ce lieu une impression de condensation de l’histoire. Les masques des frises et le fronton désensablé montrent de superbes sculptures très fines ; rien que pour cette partie là, ça vaut le coup de venir ici. Je monte tout en haut du théâtre et je peux entendre les gens parler doucement au niveau de la scène, l’acoustique est parfaite.
Une fois arrivé en bas, j’entends la plainte inspirée du muezzin monter et se répercuter sur les parois de la montagne… Un curieux mélange des genres qui me remplit d’une grande émotion.
Je passe par la ville au retour, dans l’espoir de trouver l’Église de Saint-Nicolas que je n’arriverai pas à trouver dans ce fatras de rues sans noms, mais je ne trouve que des visages patibulaires et une vie molle écrasée par le soleil, recouverte de poussière crouteuse. De toute façon, vue l’heure qu’il est, je l’aurais trouvée fermée.
Je fais un crochet par le port qui se trouve être l’ancienne ville d’Andriake, l’ancien port de Myra qui en soi n’a rien de spécial. En revanche, aux abord, on peut voir sur les pentes de cette vallée les restes des greniers à blé installés sur la gauche construits à l’époque d’Hadrien, les vestiges encore bien conservés de grandes bâtisses massives. De l’autre côté, on peut voir les ruines de termes construits sur des sources sulfureuses. Inutile de dire que cet endroit marécageux est incroyablement humide et infesté de moustiques. Des gitans se baignent en famille dans l’eau boueuse d’une mare croupie alors qu’à cent mètres de là, il y a… la mer. On trouve quelques maisons construites sur pilotis. Je ne vais pas jusqu’au port car la route est infestée de vendeurs de soupe qui veulent absolument que je m’embarque sur une de leur frêles coques de noix pour faire le “Kekova Tour”. J’évite soigneusement et je fais demi-tour, pour enquiller la bifurcation vers Kaş. Je passe devant le site de Sura, et c’est une fois que je repars que je me rends compte que je suis en fait sur la Lykia Yolu (la voie lycienne) ; le nom me disait quelque chose et je ne vois la nécropole que de loin. Un peu plus haut, depuis une corniche découpée dans le roc, je peux apercevoir les restes d’un grenier au milieu des marécages.
J’emprunte une bifurcation de la D400 en prenant sur la gauche ; c’est la route de Çevreli qui rejoint Kaş après la bifurcation d’Üçağız. C’est une route paisible sur le bord de laquelle je m’arrête. Un berger accompagné d’un molosse au pied d’un grand chêne laisse paître ses chèvres et de l’autre côté de la route se trouve une tombe lycienne sur le flanc d’un piton rocheux, à trois ou quatre mètres du sol. Avant d’y aller, je demande au berger en lui faisant signe si je peux y aller étant donné qu’il faut que j’approche ses chèvres. Il me fait signe d’y aller avec de grands gestes et un rire édenté. La lande est recouverte de tourbe, d’herbes hautes dont le parfum poisseux emplit l’air, un parfum fort mentholé (les feuilles sont fines et velues comme celle du romarin, mais au toucher la plante est collante), d’euphorbes et de bulbes énormes qui affleurent au milieu de la caillasse, de buissons de myrte. Je trouve une mante couleur de feuille d’automne, énorme et menaçante. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est une mante ou une sorte de phasme.
Devant la tombe, je trouve un autel et une vasque creusés dans le sol de la roche. Je monte dans la tombe sur le rebord de laquelle se trouve une inscription en lycien ; l’intérieur est recouvert d’une croûte noire que je pense être d’abord de la suie, mais comme il y a en sur les parois latérales, je penche plutôt pour des moisissures, je trouve aussi des nids d’araignées monstrueux et une espèce de gelée blanche qui ne me dit rien qui vaille. Cela ressemble aux micro-organismes visqueux qu’on trouve dans les grottes à fort taux d’acidité. Je préfère ne pas entrer, je n’ai pas envie d’attraper des cochonneries. Malgré tout, l’endroit est envoûtant ; le berger est parti avec ses chèvres et la lumière décroit.
Un couple de Russes avec leurs deux enfants se sont arrêtés en même temps que moi et viennent aux abords de la tombe. L’homme me demande si je peux les prendre en photo devant la tombe avec un appareil numérique d’une marque inconnue et d’un autre âge sur lequel je vois un écran LCD présentant des caractères cyrilliques. Ils me remercient à grand renfort de “teşekkür ederim” ; je leur dit que je ne suis pas Turc ; encore un effet ravageur de mes beaux yeux verts.
Un peu plus loin, sur la route, près des citernes creusées dans le sol, des chèvres sont en train de paître du côté de Sahil Kılıçlı. Étrangement, il souffle un vent fort et presque doux sur cette plaine encaissée entre les montagnes. En arrivant à Kaş, je me rends compte à quel point il faisait vraiment plus frais là-haut.
A l’aller, je me suis demandé si les traces blanches que je voyais sur les montagnes n’étaient pas des plaques de neige. Je sais que ça peut paraître étrange de penser ça mais certains sommets des environs, très proches de la mer, culminent tout de même à plus de 3000 mètres. Je me suis rendu compte que ce n’était que des coulées de boue séchée charriant des pierres et laissant dans les replis de la montagne des balafres sèches par ces temps chauds.
Avec le soir qui arrive, je me surprends à rêver aux couleurs irréelles de ces montagnes, des couleurs que je ne connaissais pas.
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