Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 2 août) : Kaş intime
Bulletin météo de la journée (vendredi) :
- 10h00 : 38.0°C / humidité : 43% / vent 4 km/h
- 14h00 : 41.7°C / humidité : 67% / vent 19 km/h
- 22h00 : 37.2°C / humidité : 77% / vent 2 km/h
Ce jour est un peu particulier. Tandis qu’hier je me promenais dans les rues de Kaş; je suis tombé sur un opérateur local qui propose des activités sportives dans la région, ainsi que des balades en bateau, en jeep, etc. J’ai donc poussé la porte de la petite échoppe et j’ai réservé ma place pour partir une journée dans la baie de Kekova. Ne sachant pas réellement ce qui m’attendait, je n’ai pas vraiment cherché à en savoir plus ; la seule chose que je savais, c’est que cette baie est le joyau de la côte lycienne. En regardant la carte, on voit tout d’abord que cette baie constitue l’extrémité sud de la pointe de la Lycie.
Kekova sur le Kitab‑ı Bahriye de Piri Reis
Afficher Le perroquet suédois sur une carte plus grande
Un coup d’œil rapide nous laisse voir une succession de deux baies encastrées l’une dans l’autre. La première, la plus petite, est celle d’Üçağız ; elle ouvre sur la baie de Kekova, une île tout en longueur qui a donné son nom à la baie. On voit tout de suite que les lieux sont vierges de toute construction, que le paysage est rocailleux, planté de quelques touffes d’herbes grasses qui poussent entre les cailloux. L’île elle-même est séparée en deux par une arête dorsale qui désolidarise les deux versants. En se rapprochant, on peut voir que certains hauts-fonds sont visibles à cause de leur couleur claire dans cette belle eau bleue.
Départ donc depuis l’hôtel où j’avale vite fait un petit déjeuner sur la terrasse à l’atmosphère déjà brûlante. L’un des garçons de l’hôtel, le seul qui bredouille quelques mots d’anglais, me regarde avaler tout ça avec des yeux ronds comme des billes tandis que je saute dans la jeep dès que le type se gare devant l’hôtel. Il m’installe derrière, sous la bâche, où se trouvent des sièges confortables mais pas assez pour éviter les cahots de la route et nous voilà en train de dévaler les rues pentues de Kaş à toute allure. Plusieurs fois, ma tête à failli toucher la bâche au-dessus de moi. Il s’arrête à deux pas de la tombe lycienne que j’ai vue hier et il me fait signe de rester dans les parages. J’en profite pour me gaver des couleurs des fleurs d’hibiscus, toucher les feuilles épaisses d’un ficus elastica, m’approcher d’un arbre immense que je ne connais pas et qui se révélera être un olivier majestueux, planté à côté d’un arbre mort aux branches duquel sont noués des rubans blancs. Un chien au regard presque blanc me surveille d’un air sévère tandis qu’un autre passe sous mes yeux portant dans sa gueule un petit coussin…
Il me fait monter dans un minibus climatisé (on s’habitue vite à l’air frais) qui roule vers Üçağız (u‑tchaa-heuz), dans un paysage désolé qui reprend un partie du trajet que j’ai fait à l’aller pour arriver ici, sur le Demre Kaş Yolu, puis sur le Kale Üçağız Köyü Yolu. J’ai l’impression qu’à partir du moment où la ville est un peu ramassée ou peut faire penser à un château, ou une forteresse, elle prend le nom de Kale (château, citadelle). Dès qu’on sort de Kaş, on prend de la hauteur et la baie s’ouvre magnifiquement à une altitude assez impressionnante, puis on passe par une route déserte, où quelques chèvres broutent sur le bord de la route, où se découpent les arêtes des montagnes qui se profilent partout, où les arbres ne poussent pas droit (si la baie de Kaş semble complètement abritée du vent, dès qu’on passe une barrière de l’arrière pays, on se retrouve dans une espèce de soufflerie encastrée entre les deux barres de montagnes).
Dans un petit village, je trouve des citernes en pierre, pleines d’une eau sale et croupie qui doivent certainement servir de réservoirs à irrigation. Juste avant d’arriver à Çevreli, le paysage est magnifique malgré la présence d’une mer de serres sur laquelle les nuages tracent des ombres mouvantes. Nous arrivons au petit port d’Üçağız où mouillent une kyrielle de bateaux dans une eau transparente sur laquelle ils semblent être comme en lévitation. De nombreux bateaux sont à mon avis destinés à visiter la baie, mais l’activité est loin de battre son plein. J’ai l’impression que tout tourne au ralenti. Ici, apparemment, c’est déjà colonisé, ça ressemble presque déjà à un territoire britannique. Une rangée de bars et de restaurants où tout est fait pour attirer le touriste d’Albion fait face à la superbe baie ; casquettes accrochées au plafond, écran géant, pompes à bière, photos de blondinets ventrus avinés punaisées aux murs ; on imagine l’ambiance passé 17 heures, ambiance que j’envie énormément. D’ailleurs, il est trop tôt, on ne voit que des Turcs, on se demande où cuvent sont les Anglais…
Je monte sur un bateau élégant, sur lequel se trouvent Ali (qui parle aussi bien turc qu’anglais), celui qui organise la journée et Fatima. Fatima porte le hijab mais n’a pas de chaussures. Quarante-cinq ans, des bras forts comme ceux d’un marin, la drôle de bonne femme arpente le pont pieds nus et mène son quartier-maître (son fils ?) à la baguette. Elle vit à Simena, bourg de pêcheurs, et semble avoir toute sa vie été mariée à la mer. Nous partons et nous dirigeons vers deux petites îles qui ferment la baie et se font face. Le lieu a été baptisé “Aquarium bay” mais les deux îles portent le nom de Kara Ada (île noire) et Topak Adası (île bossue).
Si l’endroit porte ce nom, il suffit pour comprendre l’origine du mot aquarium, de se pencher par-dessus le bateau et de plonger avec un masque, ce qu’on nous invite à faire après avoir jeté l’ancre. Les fonds sont sablonneux et ne dépassent pas 5 mètres, on peut y voir de petits poissons virevolter dans une eau calme et claire tandis que le soleil au-dessus assomme parfaitement.
On remonte après avoir barboté dans l’eau et le bateau s’arrête dans une autre petite baie, dans le creux de laquelle on trouve un reste d’église byzantine, une arche unique, ainsi que les débris d’un ancien temple dédié à Dionysos. C’est ici qu’on peut voir à quel point le pays a été traversé par de multiples influences.
Les rochers qui affleurent et qui plongent dans l’eau calme sont noircis à la lisière et les îles sont recouvertes de pierrailles et d’arbres qui poussent bon an mal an dès qu’un espace de terre sèche se dévoile. Certains ne perdent pas le nord, le bateau se fait accoster par une barquette motorisée sur laquelle un bellâtre nous sourit de toutes ses dents pour nous convaincre d’acheter ses glaces Algida (pareil que Miko mais turc). Après avoir fait trempette dans un espace réduit, nous repartons et la bateau rase la côte de l’île de Kekova sur les flancs de laquelle on peut voir (on pourrait presque passer devant sans s’en apercevoir) les restes émouvants d’une civilisation éteinte. C’est ici le cœur de la civilisation lycienne qui s’est établie sur ce versant ombragé de l’île, l’antique cité d’Apollonia, ou Dochiste. On y voit clairement des pans de murs effondrés, des restes de trous destinés à recevoir des charpentes, des escaliers, des linteaux de portes dont certains sont décorés de croix chrétiennes… Tout ceci à distance, car il est interdit d’y débarquer et surtout, interdit d’y plonger. La cité d’Apollonia a été victime au IIème siècle d’un puissant tremblement de terre qui fit baisser de plusieurs mètres le niveau de l’île. C’est ainsi que l’on peut voir les restes d’un port, d’une digue, à plusieurs centimètres sous le niveau de l’eau.
Il semblerait que les fonds des environs soient lardés d’amphores et de poteries de cette époque, raison pour laquelle les lieux sont interdits à la plongée. Si le site est protégé depuis 1990 par l’État, je n’ai pas l’impression qu’il soit réellement surveillé (quoi qu’il faille toujours se méfier de ça quand on est Turquie) et les autorités ne font rien pour fouiller les lieux de manière rationnelle…
Si les Lyciens, réputés pour être des pirates et de redoutables commerçants, ont toujours bénéficié d’une certaine autonomie dans un monde méditerranéen passant sans arrêt sous diverses influences (grecques, romaines, perses achéménides, séleucides), leur présence sur cette île augure qu’ils ont été cantonnés ici une fois leur influence réduite, car les Lyciens n’ont jamais été de grands guerriers et il y a fort à parier que les Romains ont souhaité les écarter de l’Empire en les isolant dans ce coin perdu, près de la mer et loin du circuit des routes commerciales. Tremblements de terre, invasions successives ruineront l’économie locale et auront raison de cette belle civilisation qui s’éteindra sur le versant septentrional de l’île.
Nous passons ensuite devant une grotte marine, une excavation naturelle qu’on ne peut qu’approcher avec le bateau. C’est un magnifique trou à proximité duquel les hauts fonds rocailleux donnent une couleur angélique à l’eau clapotante. Le ciel commence à se couvrir d’une couche nuageuse annonçant peut-être un orage, mais la température ne baisse pas pour autant.
Le bateau s’arrête à nouveau dans une petite crique où l’on trouve une source d’eau froide non saline qui jaillit d’entre les rochers sous le niveau de la mer, au pied d’une ancienne forteresse qu’on ne peut visiter. La différence de température est frappante et me trouver à la jonction de cette eau chaude sous ce soleil de plomb et de cette eau pure jaillissant des entrailles de la terre par on ne sait quel miracle a quelque chose d’un peu magique… Bienvenue sur les terres antiques de la Méditerranée.
Nous déjeunons à bord du bateau, du poulet mariné et des légumes, arrosés de thé et d’une bière… qui fera l’objet d’un débat passionné. Ali et celui qui tient la barre sont deux jeunes garçons, et quand je me dirige vers eux, ils ont un air de comploteurs. Ali me demande si je veux une bière turque ou une bière étrangère. Turque, je lui réponds, et il me tend une Tuborg… Il me dit en souriant que c’est certainement la meilleure bière turque. Alors je souris à mon tour et je lui demande si je peux avoir plutôt une Efes Pilsen, qui est à mon avis une très bonne bière turque. Il fronce les yeux en me tendant ma bière turque tandis qu’eux deux boivent une… Tuborg. Alors je les regarde avec un air un peu malin et je leur montre leur bouteille en leur disant « Tuborg is not turkish, but danish… » et je pointe du doigt l’étiquette où est écrit en gros “Copenhagen, Denmark”. Yeux ronds comme des soucoupes, je trinque avec leur bouteille et je retourne à ma place en leur disant que l’Efes Pilsen est vraiment une très bonne bière turque… Je crois que je me suis fait des potes…
L’après-midi, le bateau nous débarque à Simena, une ville que les Turcs appellent Kaleköy, ou tout simplement Kale (château, le suffixe Köy signifiant village). Je m’arme d’une bouteille d’eau et de mes chaussures de marche car la montée a l’air raide. Ali met sa casquette (très bonne idée) et part devant. On traverse un petit village et une route de terre qui monte entre les oliviers et les figuiers de Barbarie, au bord de laquelle des petites filles tentent de vendre des bracelets de laine tressée ou des babioles en coquillage à prix d’or. Les ruines du château surplombent un des plus grands champs de tombes lyciennes carénées des environs. Je demande à Ali pourquoi toutes les tombes sont profanées, ouvertes sur un des pans de la tombe. La question me semble idiote dès lors qu’elle sort de ma bouche et je me dis que c’est finalement un bon moyen qu’il me rende la monnaie de ma pièce pour la bière… Il me raconte un peu le rôle de ces tombes. Évidemment, ce sont des tombes de riches, de notables, et les ouvertures des tombes rupestres étaient forcément tournées vers la mer. Les tombes carénées, elles, était bâties, toujours, de telle sorte à ce qu’elles donnent sur la mer ; certaines, en raisons de tremblements de terre se retrouveront carrément les pieds dans l’eau avec les affaissements de terrain. A l’intérieur de ces tombes, on plaçait sur les yeux des morts des pièces en or, que les profanateurs s’empressait de dérober. Autre chose intéressante, Ali me dit que ces tombes étant réservées aux riches, il était fréquent que les morts soient substitués par des cadavres un peu plus modestes…
La citadelle offre une vue magnifique sur la baie au travers des créneaux de pierre qui datent de deux époques différentes. Ali me prend à partie en me demandant si je suis capable de lui dire de quand tout ceci date. Je prends ma respiration, et je regarde ce qu’il y a autour de moi. Des créneaux pointus, en pierre matinée d’étages de terre cuite : période byzantine. D’autres créneaux en forme de M légèrement incurvé, en forme de tulipe : période ottomane. Ali rigole et me serre la main devant les quatre péquins qui ont réussi à atteindre la citadelle, épuisés. Un petit théâtre fait face à la mer ; on imagine des soirées éclairées par des flambeaux avec cette baie comme décor naturel…
Je redescends un peu fourbu visiter le minuscule village où je prends le temps de boire un thé à la terrasse d’un café les pieds dans l’eau. Des cyprès s’accrochent à la montagne entre les maisons qui vivent au rythme d’une autre époque ; on ne peut venir dans ce petit village de pêcheurs que par voie de mer…
Un peu plus loin il y a une tombe seule au milieu de la mer, on peut l’atteindre par un chemin de galets posés au fond de l’eau, mais c’est glissant comme tout et n’y a pas assez d’eau pour se retenir en cas de glissade. Cette tombe isolée, c’est un peu la carte postale de la région ; image sans cesse ressassée, icône de la Lycie.…
En remontant à bord du bateau, une tasse de thé m’attend et le bateau retourne à terre après avoir fait une dernière halte dans une eau profonde que je décline ; je commence à fatiguer et pour tout dire, j’ai la peau rouge, brûlée par le soleil et je souhaite me protéger un peu ; j’oublie toujours que la mer est un formidable vecteur réfléchissant…
Vidéo d’une journée sur l’eau, sur la musique d’Omar Faruk Tekbilek, Ghizemli, sur l’album Tree of patience (2006)
Je rentre à l’hôtel, fourbu, les cheveux collés par le sel, le visage creusé de sillons de sueur sur ma peau salée. Le directeur m’accueille avec un grand sourire, accompagné de ses employés ; j’ai l’impression de monter les marches de Cannes… Ils me posent plein de questions, où est-ce que j’étais, ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai vu. J’apprécie leur curiosité, mais j’ai juste envie de me poser quelques minutes pour souffler.
Après avoir pris un peu le temps de me reposer, je rejoins le centre de Kaş à la nuit tombée, cette petite ville pleine de scooters, à la grande mosquée sans charme au rez-de-chaussée de laquelle se trouve un magasin d’outillage au-dessus duquel resplendit une immense enseigne Bosch, à l’atmosphère chaude, épargnée par le vent…
Je dîne au Sofram Café, comme hier. La jeune fille qui m’a servi hier est toujours là et m’accueille avec un grand sourire, apparemment heureuse de me voir revenir. Nous discutons un peu, échangeons quelques mots dans un anglais qu’elle connaît très mal et elle rougit dès qu’elle ne comprend pas ce que je dis. Elle me demande mon prénom, me fait répéter plusieurs fois, mais n’y arrive pas. A mon tour, je lui demande comment elle s’appelle. Son prénom est Sarpi. Enchanté, Sarpi.
Listes des lieux sur Google Maps:
- Port d’Üçağız
- Aquarium bay
- Eglise byzantine
- Cité engloutie de Dochiste (Apollonia)
- Grotte marine
- Kaleköy (Simena)
Voir les 195 photos de cette journée sur Flickr.
Épisode suivant : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 4 août) : Kaputaş plaji, Mavi Mağara, Kalkan (Antalya Fethiye Yolu)
Tags de cet article: bateau, mer, Turquie, voyage
magnifique… on partirait séance tenante pour quitter le gris inabituel romain mais persistant en ce moment… donc, ce voyage date d’aout dernier, je m’attendais à suivre celui d’Asie à peine entrepris début mars et en cours , si j’ai bien compris…? bon vent!
Désolé d’avoir tardé à répondre, mais ton message était passé du côté obscur de la force de mon anti-spam. Tu as bien compris, je suis encore en train de retracer mon parcours de cet été. Pour la Thaïlande il va falloir attendre un peu que j’ai terminé celui-ci et que je regroupe mes notes. Ce qui me fait peur, c’est que je repars dans un mois et que les récits de voyage risquent de s’accumuler dangereusement 🙂
oui, c’est vrai tout s’amoncelle mais tot ou tard , quand Rome fera partie d’un voyage, on dit tous les chemins y mènent, si possible, j’ abriterai volontiers la halte du voyageur.
Ce sera avec joie 🙂
j’ai oublié de mettre voyageur au pluriel après avoir vu un vidéo devant une mosquée : )
Si possible , je préfèrerai reçevoir les prochains posts à l’adresse mail suivante:
sophiesimon.roma@yahoo.com
Merci pour ce beau billet qui nous fait oublier la grisaille de ces derniers jours .Très bonne idée cette vidéo , on a l’impression d’y être un peu 🙂
Quand je pense qu’il a neigé hier… 🙂