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Mini­ma­liste du same­di matin #8

Per­du entre les insom­nies et les déserts que je tra­verse seul, bâton de pèle­rin à la main, quelques bou­quins dans l’autre main, je tente de recons­truire des pans d’his­toire effon­drés comme d’im­menses falaises, l’his­toire avec un petit “h”. Les mots reviennent sur mon jour­nal à un rythme dou­ce­reux, à pas de velours, je ne brusque rien, je suis en ter­rain miné. Chaque faux pas peut m’ar­ra­cher une jambe. Tous les jours, même lorsque je suis en dehors de ces murs, je viens faire un tour du côté de chez moi, je regarde mes mots, mes choix de pho­tos, mes notes et je les appré­cie. Il semble que j’ai fina­le­ment réus­si à créer ce que je vou­lais, une sorte de moles­kine en ligne, un car­net de note amé­lio­ré sur lequel on pour­rait sen­tir les traces de ma cal­li­gra­phie sous les mots.
[audio:grandcentralptii.xol]

Dj Sprinkles — Grand Cen­tral, Pt. II
Mid­town 120 Blues (Mule Musiq, 2009)

Depuis 2003,  je cher­chais une forme qui fasse office de car­net de notes en ligne ; le voi­ci. Voi­ci son for­mat, il tient dans la poche du monde, à l’ins­tar de ces war­logs qu’é­cri­vaient les mili­taires amé­ri­cains au début des années 2000 et qui ont don­né leur nom au blog, sinon ses lettres de noblesse. Rien n’est moins inté­res­sant que les diva­ga­tions d’un bidasse affa­mé envoyé à l’autre bout du monde. A l’op­po­sé de cela, je trouve Daniel Cor­dier, qu’on a pu voir sur France 5 ces der­niers temps (inter­view) et qu’on peut lire éga­le­ment dans les lignes du der­nier livre de Georges-Marc Ben­ha­mou. Cor­dier a 90 ans. Il porte sur son visage les traces du poids qu’il devait por­ter tan­dis qu’il était secré­taire de Jean Mou­lin, cet homme excep­tion­nel dont il raconte qu’il ne savait même pas le nom jus­qu’à ce qu’il se fasse arrê­ter par la Ges­ta­po. Cor­dier a tra­ver­sé les années et nous offre le récit poi­gnant et par­fois rigo­lard d’un ancien mau­ras­sien conver­ti à la Résis­tance, por­té par un Régis Debray (inter­view) à l’é­coute, silen­cieux, com­plice. Il laisse l’homme par­ler, s’ef­face, fait signe au camé­ra­man de cou­per quand la voix de Cor­dier s’é­touffe dans un san­glot, le sou­tient d’une main sur l’é­paule. Deux fois, j’ai regar­dé ce docu­men­taire. Deux fois j’ai pleu­ré parce que mon his­toire per­son­nelle, mais aus­si l’his­toire de mon pays et de ceux qui sont venus avant moi était encap­su­lée dans tout ceci.

Je suis épui­sé de cette semaine, éprou­vé, les nerfs à vif. Envie de dou­ceur, de calme, de bord de mer, de voyage, de départ, d’o­deurs salés d’herbes et de nature, de choses légères, d’un ciel trop haut, d’ap­prendre aus­si, encore, tou­jours, me confondre dans une tour­billon de toutes ces petites choses qui aujourd’­hui me construisent.

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Sobek à Kom Ombo

Tou­jours c’est quelque temple enfoui dans les sables jus­qu’aux épaules et qu’on voit en par­tie, comme un vieux sque­lette déter­ré. Des dieux à tête de cro­co­dile et d’i­bis sont peints sur la muraille blan­chie par les fientes des oiseaux de proie qui nichent entre les inter­valles des pierres. Nous nous pro­me­nons entre les colonnes. Avec nos bâtons de pal­mier et nos son­ge­ries, nous remuons toute cette pous­sière. Nous  regar­dons à tra­vers les brèches des temples le ciel qui cas­se­pète de bleu. Le Nil cou­lant à pleins bords ser­pente au milieu du désert, ayant une frange de ver­dure à chaque rive. C’est toute l’Égypte.

Gus­tave Flau­bert, in Cor­res­pon­dance

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Les Heures Claires

On a, je crois, cer­tai­ne­ment déjà tout dit sur Le Cor­bu­sier et la belle et immense mai­son qu’il a des­si­né pour les époux Savoye à Pois­sy. On a, je crois, déjà expli­qué en long, en large et en tra­vers tout ce qui fait le génie de Cor­bu, ses fenêtres ban­deaux, le fait de construire un jar­din-ter­rasse sur le toit, les pilo­tis et la libre-cir­cu­la­tion qu’ils engendrent, ses plans libres de toute contrainte de por­tance et ses façades indé­pen­dantes. On sait par contre un peu moins qu’il conce­vait abso­lu­ment tout : inté­gra­tion de tablettes dans les murs pour créer des espaces de tra­vail, prises élec­triques, appliques murales, poi­gnées de porte, et bien évi­dem­ment, le mobi­lier : dans la Vil­la Savoye, moins connue sous le nom de Les Heures Claires sont expo­sés et lais­sés libre à l’u­sage la chaise LC1 (LC comme Le Cor­bu­sier…), le fau­teuil LC2 et la très confor­table chaise longue LC4, ou encore la table LC6. Tout ici est en situation.

Le Cor­bu­sier avait éga­le­ment conçu la mai­son du jar­di­nier à par­tir du modèle qu’il avait créé de mai­son mini­mum uni­fa­mi­liale à voca­tion sociale, pré­sen­té au congrès des CIAM de 1929 avec son cou­sin Pierre Jean­ne­ret. Construite entre 1928 et 1931, ce lieu est d’un incroyable moder­nisme, inéga­lé aujourd’­hui, mais soyons hon­nête, le lieu est incroya­ble­ment froid et serait à mon sens peu agréable à vivre. C’est un des seuls monu­ments his­to­riques clas­sé du vivant de son créateur.
J’ai visi­té le lieu en 1993 alors que sa longue res­tau­ra­tion était encore en cours et qu’il fal­lait pré­ve­nir pour la visi­ter, et déjà à l’é­poque, le charme avait opé­ré. 36 pho­tos sur Fli­ckr
Loca­li­sa­tion sur Google Maps.

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Trous de boulin

Avec mon grand-père, on aimait bien par­ta­ger toutes les choses nou­velles qu’on pou­vait apprendre cha­cun de notre côté. Par­fois, les dis­cus­sions pou­vaient se com­plé­ter et s’ap­por­ter elles-mêmes des infor­ma­tions qui enri­chis­saient le tronc com­mun. Une des der­nières dont il m’ait par­lé concer­nait une solu­tion à ses mots croi­sés, un mot que nous igno­rions l’un comme l’autre ; le bou­lin. Voi­ci la défi­ni­tion que j’en ai trou­vé sur Wikipédia:

Un bou­lin est une pièce d’é­cha­fau­dage en bois, hori­zon­tale, enga­gée dans la maçon­ne­rie par une ouver­ture nom­mée trou de bou­lin. Le bou­lin porte le plan­cher de l’é­cha­fau­dage. C’est une pièce en bas­cule sou­la­gée à son extré­mi­té oppo­sée par des pièces de bois ver­ti­cales nom­mée échasse. Les trous de bou­lin sont pré­sents dans l’ar­chi­tec­ture depuis la plus haute anti­qui­té. Borgnes ou tra­ver­sants, ils marquent les points où l’é­cha­fau­dage était fixé, don­nant ain­si de indi­ca­tions sur les tech­niques utilisées.

Pho­to © Revue archéo­lo­gique du centre de la France
Mise en évi­dence des ali­gne­ments de trous de bou­lins sur une mai­son de la rue du Géné­ral Meus­nier à Tours

J’a­voue que ce n’est pas le genre d’in­for­ma­tion dont on se sert cou­ram­ment, aus­si j’en avais oublié le sens mais pas la sono­ri­té, et lorsque je suis tom­bé sur le pas­sage de ce livre [1], tout m’est reve­nu en mémoire, car bien évi­dem­ment, mon grand-père devait savoir:

Le plus sou­vent, l’é­cha­fau­dage n’ap­pa­raît dans les textes qu’à l’oc­ca­sion d’un acci­dent : ici le maître d’œuvre y fait une chute ; là, une pièce de bois choit sur un ouvrier ou sur un jeune moine que par­fois le com­man­di­taire, un saint abbé, rend à la vie. Ses carac­té­ris­tiques maté­rielles son très rare­ment évo­quées : la vie de Gauz­lin fait état des claies, uti­li­sées concur­rem­ment avec les planches et les pla­te­lages (sur­faces de cir­cu­la­tion). L’ar­chéo­lo­gie des élé­va­tions en res­ti­tue la struc­ture et l’his­toire. En effet, les édi­fices romans laissent voir sur leurs élé­va­tions des séries assez régu­lières de trous qua­dran­gu­laires défi­nis­sant des hori­zon­tales et des ver­ti­cales. Il s’a­git de « trous de bou­lin », loge­ments de ces bois hori­zon­taux (« bou­lins ») qui, fixés dans le mur, soli­da­ri­saient l’é­cha­fau­dage avec la construc­tion en cours et por­taient les pla­te­lages. Véri­table néga­tif de l’ou­vrage de bois dis­pa­ru, l’en­semble de ces trous de bou­lin des­sine l’or­ga­ni­sa­tion géné­rale de l’é­cha­fau­dage, où l’on dis­tingue aisé­ment le pro­jet ini­tial des exten­sions, rajouts et reprises. Notons que l’ab­sence de trous de bou­lin peut cor­res­pondre à une absence d’é­cha­fau­de­ment ou à une écha­fau­dage libre, main­te­nu par deux rangs de perches ver­ti­cales dont on retrouve par­fois les trous de calage dans le sol.
L’a­na­lyse des trous de bou­lin est riche d’en­sei­gne­ments les plus divers : géo­gra­phie tech­nique — par exemple, les trous de bou­lin qua­dran­gu­laires dans toute l’Eu­rope romane, sont sou­vent courbes (quart ou moi­tié de cercle) dans l’ouest de la France ou bien des­sinent une meur­trière dans l’I­ta­lie méri­dio­nale, comme si on avait uti­li­sé des planches sur chant plu­tôt que des poutres ; pro­duc­tion de bois : les sec­tions de bou­lin sont assez homo­gènes et mesurent le plus sou­vent de 80mm à 140mm de côté, mais l’ex­plo­sion de la construc­tion dans des régions mal dotées en bois adap­tés a pu entraî­ner l’ap­pa­ri­tion de sec­tions extrê­me­ment variables cor­res­pon­dant à du tout-venant  mal cali­bré, notam­ment des poutres en rem­ploi ; chro­no­lo­gie rela­tive et chro­no­lo­gie abso­lue des tranches de tra­vaux : les varia­tions dans la struc­ture de l’é­cha­fau­dage des­sinent sou­vent la suc­ces­sion des phases (à Lyon, l’é­tude conjointe de l’é­cha­fau­de­ment et de la litur­gie a don­né la chro­no­lo­gie de la cathé­drale à la fin du XIIè siècle) et, lorsque le mur livre des frag­ments de bou­lin, l’a­na­lyse par den­dro­chro­no­lo­gie ou car­bone 14 rend pos­sible une data­tion abso­lue ; cahier des charges : les hau­teurs de pla­te­lage, les entraxes des bou­lins et leurs por­tées mettent en évi­dence les uti­li­sa­tions de l’é­cha­fau­dage, par­fois une forme de spé­cia­li­sa­tion ; ain­si l’é­cha­fau­dage héli­coï­dal (une rampe conti­nue en coli­ma­çon des­ti­née à la seule cir­cu­la­tion des per­sonnes) est-il spé­cia­li­sé dans la construc­tion des don­jons de plan circulaire.
[…] L’é­cha­fau­dage était uti­li­sé sur­tout par les maçons (joints et enduits), les sculp­teurs (décor sculp­té sur place), les tailleurs venant véri­fier les dimen­sions et la forme de tel bloc, les por­teurs de mor­tier figu­rés dans l’i­co­no­gra­phie romane, les gru­tiers et, bien sûr, le maître d’œuvre. Il per­met­tait un dépla­ce­ment rapide dans les par­ties hautes du chan­tier, les baies déjà réa­li­sées offrant un pas­sage d’un côté à l’autre du bâti, mais le trans­port de maté­riaux lourds devait être effec­tué sur l’a­rase du mur. Les ouver­tures (lan­cettes, roses, rosaces) pou­vaient rece­voir un écha­fau­dage propre, pour faci­li­ter le mon­tage des par­ties cla­vées et des sculp­tures, et peut-être la pose de ver­rières. À la fin des tra­vaux, l’é­cha­fau­dage était natu­rel­le­ment démon­té ; les trous de bou­lin étaient sou­vent bou­chés et l’en­duit les cou­vrant gra­vé d’une marque : on lais­sait ain­si la pos­si­bi­li­té à des pro­fes­sion­nels devant inter­ve­nir quelques dizaines ou cen­taines d’an­nées plus tard de retrou­ver les trous de bou­lin et de les rem­ployer dans le mon­tage de leur échafaudage.

Pho­to © Monu­ments his­to­riques de PACA

J’aime beau­coup l’i­dée que le bou­lin soit un outil en propre et que l’é­cha­fau­dage qu’il per­met de sou­te­nir fait corps avec le bâti en cours et ne l’é­pouse pas comme c’est le cas de la plu­part des écha­fau­dages d’au­jourd’­hui. La struc­ture ne peut ain­si être mon­tée qu’a­vec le mur, sur le même rythme. Éga­le­ment, l’i­dée que les maçons de l’é­poque lais­saient à leur des­cen­dant la pos­si­bi­li­té de retra­vailler l’ou­vrage avec les trous exis­tant montre à quel point la construc­tion en pierre est à ce point ancrée dans la civi­li­sa­tion et se trans­met dans le temps comme un tré­sor de famille.

Pho­to © Lan­kaart.
Trous de bou­lin sur les pans dépri­més (lésènes[2]) de l’Ab­baye de Gel­lone ou Abbaye de Saint-Guil­hem-Le-Desert. On peut voir éga­le­ment sur ce même billet les trous de bou­lins sur les élé­va­tions à l’in­té­rieur de l’abbaye.

Liens:

  1. Site de l’inven­taire du patri­moine archi­tec­tu­ral de la Région de Bruxelles ; on y apprend la fonc­tion des cache-bou­lin sur les mai­sons belges, notam­ment rue de Lis­bonne.
  2. Site du pro­jet Mar­ti­net qui vise à réha­bi­li­ter les trous de bou­lin en nichoirs.
  3. Site de la com­mune de Préaut, près de la Roche-sur-Yon en Ven­dée ; on y explique la fonc­tion des trous de bou­lin, mais aus­si des bou­tisses tra­ver­santes et des ren­forts de murs, leur évi­tant de “prendre du ventre”.

Notes:

(1) Ini­tia­tion à l’art Roman, archi­tec­ture et sculp­ture. Sous la direc­tion d’Anne PRACHE, Phi­lippe Pla­gneux, Nico­las Revey­ron, Danielle V. John­son. Edi­tions Zodiaque. 2002, p.34–35.
(2) La lésène (éga­le­ment appe­lée bande lom­barde) est un élé­ment archi­tec­tu­ral déco­ra­tif très uti­li­sé sur les façades des églises romanes. On les nomme éga­le­ment pans dépri­més car ces élé­ments sont en retrait par rap­port à la façade.
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