✈ Paris / Dubai / Bang­kok / Ko Samui / Haad Rin ⚓, ça sonne presque comme une blague, l’his­toire d’un road trip dans les airs et sur la mer, plai­san­te­rie impos­sible à accom­plir dans des temps rai­son­nables. Pour­tant, mon objec­tif était de par­tir le plus loin pos­sible, plus loin que la Tur­quie et cette fois-ci ne pas faire sem­blant de poser les pieds en Asie en pre­nant sim­ple­ment un bateau pour pas­ser le Bos­phore, ce qui reste au demeu­rant une expé­rience unique. Le point de départ est tou­jours le même ; depuis chez moi. Cette fois-ci, le point d’ar­ri­vée, il faut le regar­der avec une loupe sur la page un peu jau­nie de l’at­las. Pour un peu, on y ver­rait encore, effa­cée sous le pas­sage des doigts sur le papier car­ton­né, la men­tion « Royaume de Siam »… Siam, pour moi c’é­tait la longue rue qui des­cend de la place de la Liber­té jus­qu’au pont de Recou­vrance qui enjambe le Pen­feld à Brest, dans la rade de l’Ar­se­nal. Siam était un nom qui évo­quait l’ar­ri­vée en TGV en gare de Brest, et rien d’autre, si ce n’est un film amé­ri­cain un peu nunuche de 1956 avec Yul Bryn­ner et Debo­rah Kerr…

Siam vient du sans­krit श्याम (sya­ma) qui signi­fie sombre, en réfé­rence au teint fon­cé des habi­tants des terres d’Ayut­thaya. Rien de tout ceci n’existe plus désor­mais, ni le Siam, ni le temps des grandes capi­tales dorées où les Empe­reurs tout-puis­sants régnaient sur leurs chep­tels d’é­lé­phants blancs, ni même toute les idées reçues qu’on peut se faire sur le pays ; tout y est pire et mieux à la fois.

Com­ment j’ai choi­si la Thaï­lande ? Je n’en sais fichtre rien. Simple hasard du calen­drier, d’un doigt poin­té sur un globe ter­restre ou d’un caprice après une soi­rée trop arro­sée. Pour­quoi Ko Phan­gan ? Je ne m’en sou­viens plus, et peu importe après tout… C’é­tait peut-être bien l’i­dée qu’on se fait d’une île tran­quille, loin du tumulte vul­gaire de Phu­ket et de Ko Phi Phi…

Nous sommes le 2 mars 2013, c’est l’hi­ver à Paris, il fait froid et sombre et la tem­pé­ra­ture ne dépasse pas 3°C la jour­née. Comme tous les hivers, je goûte ces jours enso­leillés comme des petites perles que j’ac­croche au col­lier des jours heu­reux et je mau­dis les téné­breux jours de pluie comme autant de cau­che­mars sans fard. L’aé­ro­port Charles de Gaulle est comme un havre dans lequel je me blot­tis, dans le ter­mi­nal 2, une cathé­drale métal­lique et froide au-des­sus de ma tête qui me rap­pelle des sou­ve­nirs enfouis, peut-être même jamais vécus, où tour­billonnent des sons impro­bables, entre les annonces d’embarquement et le ron­ron puis­sant de la pous­sée des moteurs à pleine puis­sance sur le tar­mac gelé. Ce sont encore des his­toires d’a­vions, de voyages et de tran­sits, de cor­res­pon­dances effré­nées et d’at­tentes inter­mi­nables pen­dant les­quelles le temps s’al­longe sur le divan pour lais­ser place à toutes sortes de rêve­ries mys­tiques que seules les ambiances d’aé­ro­port sont capables d’engendrer.

Il est 20h30 dans la grande salle d’embarquement par­se­mée de fau­teuils confor­tables don­nant sur les pas­se­relles. Les départs m’an­goissent ter­ri­ble­ment, mal­gré toute la confiance per­mise par l’or­ga­ni­sa­tion sans faille de toute cette méca­nique incroyable, mal­gré l’hor­lo­ge­rie bien hui­lée des ouver­tures des bureaux d’en­re­gis­tre­ment et des portes, des demandes pres­santes des agents de sécu­ri­té pour contrô­ler les cartes d’embarquement, mal­gré le fait que je me suis enre­gis­tré en ligne vingt-quatre heures avant d’ar­ri­ver pour pas­ser le moins de temps dans la queue. Je me sens tou­jours aus­si mal. Cette fois-ci, je pars à 9500 km de chez moi, presque 10 000 si je compte l’ar­ri­vée à Phan­gan, des dis­tances que je n’ar­rive même pas à conce­voir. Rien que de me repré­sen­ter l’é­loi­gne­ment, je n’ar­rive plus à me maî­tri­ser, mes jambes tremblent dans l’at­tente de l’ou­ver­ture de la porte, je fais les cent pas sous les ver­rières arro­sées par la nuit d’hi­ver, reflé­tant des lumières sans ori­gines. J’a­chète un maga­zine sur lequel je suis inca­pable de me concen­trer et j’es­saie de m’en­gouf­frer dans les rêve­ries futures de mon voyage, his­toire de dédra­ma­ti­ser. J’ai peur de me perdre, de ne pas reve­nir, de sen­tir des forces s’ap­puyer sur moi pour me détruire, de me faire hap­per par le gouffre ver­ti­gi­neux qui s’ouvre devant ; l’in­con­nu me dévaste chaque fois un peu plus et me plonge dans une tor­peur sourde.

A quelques mètres de moi s’as­soient Chia­ra Mas­troian­ni et Vincent Lin­don, qui feront le voyage eux aus­si en classe éco jus­qu’à Dubai, à quelques fau­teuils de mon hublot, ce qui, je ne sais pour­quoi, m’a­paise ter­ri­ble­ment. Un peu plus loin, un moine ortho­doxe, dra­pé de noir et por­tant une croix immense sur son plas­tron (je me demande com­ment il a réus­si à pas­ser les por­tiques) reste debout, de toute sa hau­teur de géant bar­bu aux che­veux ramas­sés sous son calot ; Dieu est avec nous, pauvres voya­geurs, son repré­sen­tant nous mène­ra au bout du monde, si Dieu le veut ! Il est temps d’embarquer, c’est le début du bal des pre­miers. Bous­cu­lades, valises qui roulent sur les pieds… j’at­tends que le gros de la foule soit pas­sé, rien ne sert de se pres­ser puisque cha­cun a sa place. Tout le monde ne le sait peut-être pas et s’i­ma­gine cer­tai­ne­ment que l’a­vion pour­rait par­tir sans eux.

Grande pre­mière, je prends un Air­bus A380, le phé­nix des airs, un avion tel­le­ment énorme qu’il faut deux pla­te­formes pour mon­ter les trol­leys conte­nant les repas. La connexion à Dubaï est une expé­rience à elle toute seule. Des kilo­mètres de cou­loirs sans fin, des esca­la­tors dans tous les sens et des ascen­seurs pou­vant embar­quer une voi­ture. Sous terre, un métro pour chan­ger de ter­mi­nal tel­le­ment le hub est immense, un duty free à perte de vue et son éter­nelle grosse cylin­drée à gagner à la lote­rie ; j’i­ma­gine qu’on vous l’emballe si vous raflez la mise… On ne se croi­rait pas dans un pays du Golfe ; tous les employés sont Indiens, Népa­lais, Pakis­ta­nais. Quelques Émi­ra­tis se recon­naissent à leur djel­la­ba blanche et à leur kef­fieh. Je bois un café au lait dans un ersatz de bou­lan­ge­rie Paul où je paie en euros, ren­du de mon­naie en dirhams émi­ra­tis, quelques pièces pour dinette ornées d’une lampe à huile his­toire d’a­li­men­ter encore un peu plus le cli­ché « mille et une nuits» ; quelques ins­tants pas­sés sous cette énorme cathé­drale de verre en forme de tube d’as­pi­rine, comme une repro­duc­tion d’un autre monde en plein désert. Dehors il fait 33°C. Pas le temps de trai­ner, il faut enquiller les cou­loirs pour s’ap­pro­cher au plus vite de la porte d’embarquement. Le pic­to­gramme d’une mos­quée semble se faire nar­guer par une hor­loge accro­chée au mur, arbo­rant fiè­re­ment une écri­ture arabe et le nom de la marque : Rolex. Qui fait le pied de nez à l’autre ?

1 - Carnet de Thaïlande - 01 - Dans l'avion

1 - Carnet de Thaïlande - 05 - Dubai

Au contrôle, c’est une femme qui s’as­sure que les sacs ne contiennent rien de dan­ge­reux. Après les rayons X, elle s’a­dresse à moi en arabe en me fai­sant signe d’un air sévère de vider mon sac… com­plè­te­ment, ce que je fais sans rechi­gner. Tout au fond se trouve mes livres, empi­lés les uns sur les autres, de telle sorte que cela devait faire une masse com­pacte au détec­teur de métaux. Elle prend mes livres dans la main et les lève d’un air triom­phant pour les mon­trer à son supé­rieur, en disant « kutub!! ». Le mot fait écho en moi et me rap­pelle les pan­neaux d’Is­tan­bul dési­gnant les biblio­thèques : kutu­pha­ne­si. Je répète après elle « kutub » sans m’en rendre compte ; elle me sou­rit et me rend mes livres, sauf un. Elle pro­nonce le mot « kitab » en le levant, et le repose sur la pile en répé­tant « kutub ». Je viens, sans le vou­loir, d’ap­prendre quelques mots d’a­rabe avec une agent de sécu­ri­té aéro­por­tuaire émi­ra­tie presque entiè­re­ment voi­lée. Surréaliste.

Le voyage se pour­suit dans un Boeing 777–300 dans lequel je regarde Argo et Sky­fall sur le petit écran indi­vi­duel. Je n’ai qua­si­ment pas dor­mi dans l’Air­bus et je n’ar­rive qu’à fer­mer les yeux sur cette por­tion du vol. Dor­mir en avion est impos­sible pour moi à cause de la posi­tion assise, du bruit, et de tout un tas de choses que je ne maî­trise pas. Pas la peur parce que les vols m’a­musent plu­tôt qu’autre chose, atten­dant le trou d’air ou le petit cahot qui fera fré­mir l’é­chine des pas­sa­gers qui, l’es­pace d’un ins­tant, blê­missent en s’ac­cro­chant aux accou­doirs. Je sens la fatigue m’en­va­hir, mes sens s’é­mous­ser et je com­mence à deve­nir nerveux.

J’ar­rive à Bang­kok de nuit, dans un tumulte urbain qui ne me change pas vrai­ment de mes habi­tudes. L’air cli­ma­ti­sé de l’aé­ro­port me réveille tan­dis que j’at­tends ma valise. Au milieu du flot d’é­tran­gers qui attendent au bureau de l’im­mi­gra­tion, deux moines boud­dhistes attendent on ne sait quoi dans le grand hall réfri­gé­ré. La pre­mière pen­sée qui me vient est qu’ils doivent se cailler sous leurs tis­sus safran enrou­lés sur leurs épaules.

Suvar­nabhu­mi (on dit Sou­wa­na­poum) est un aéro­port immense, une cage d’a­cier et de verre plan­tée au milieu des marais, pla­cée sous le regard bien­veillant du roi et de la reine et d’im­menses sta­tues colo­rées repré­sen­tant des démons cen­sés éloi­gner le mau­vais sort des lieux. Une pre­mière incur­sion des croyances boud­dhistes dans la vie quo­ti­dienne. Je ne suis ici qu’en tran­sit, de pas­sage. Je dois être demain à Haad Salad, sur la petite île de Ko Phan­gan. Avant de par­tir, j’ai com­man­dé mon billet auprès de la com­pa­gnie natio­nale des che­mins de fer pour rejoindre Surat Tha­ni, mais à mon arri­vée à l’aé­ro­port, je reçois un mail qui me dit que ma demande n’a pas pu abou­tir car les billets ne pou­vaient pas être envoyés (par cour­rier) à temps pour la date indi­quée. Me voi­ci per­du dans une capi­tale dont je connais rien, ne sachant abso­lu­ment pas com­ment rejoindre ma petite île ; je pour­rais me sen­tir angois­sé mais je prends sur moi, un peu gri­sé par cette situa­tion cocasse, tan­dis que sous mon crâne la fatigue com­mence à me ron­ger les nerfs.

1 - Carnet de Thaïlande - 17 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 12 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 13 - Bangkok Suvarnabhumi

Auprès du bureau du tou­risme, j’en­vi­sage avec la jolie Thaï gai­née d’un pan­ta­lon de cuir mar­ron tenant le stand toutes les pistes pos­sibles pour rejoindre le sud. Le train… il est pos­sible de rejoindre la gare qui se trouve à l’autre bout de la ville, mais elle me confie que les trains sont tou­jours en retard et qu’à l’heure qu’il est je risque de rater le der­nier départ de nuit pour Surat Tha­ni. Exit le train. Il reste l’a­vion ; elle me conseille de prendre un billet pour Ko Samui direc­te­ment avec la com­pa­gnie Bang­kok Air­ways, recon­nais­sable entre toutes avec ses cou­leurs bleu pas­tel ; je m’in­quiète du fait que c’est peut-être un peu com­pli­qué de trou­ver une place pour un départ demain matin, mais elle m’as­sure que je trou­ve­rai. Effec­ti­ve­ment, au comp­toir, je prends mon billet pour le len­de­main matin. Me voi­ci sau­vé, même si je trouve ça incroyable de trou­ver un billet d’a­vion pour le len­de­main. Afin de fêter ma vic­toire sur mes angoisses, je sors prendre l’air sur la voie des taxis. Prendre l’air est un grand mot ; l’air de la nuit me tombe des­sus comme une chape de plomb. Un taxi rose s’ar­rête devant moi et dégueule une vieille poule alle­mande sim­ple­ment vêtu d’une robe si courte que je peux voir la nais­sance de ses fesses énormes quand elle ramasse son sac sur le sol. Habillé d’un jean et de mon blou­son, je croule sous leur poids et file aux toi­lettes me chan­ger pour des vête­ments plus appro­priés. L’o­deur de mon corps pas lavé depuis la veille au matin me répugne, j’ai la peau grasse et suin­tante de sueur col­lée, les mains sen­tant le par­fum syn­thé­tique des toi­lettes de l’avion.

Assom­mé de fatigue, le corps endo­lo­ri… j’ar­rive à sou­rire à une petite fille qui vend du sti­cky man­go rice (riz gluant à la mangue), avise une table dans un des res­tau­rants du mall pour englou­tir un tom kha kai qui m’ar­rache des larmes de déses­poir dès la pre­mière lou­chée tel­le­ment la soupe est épi­cée… la soupe de lait de coco et de pou­let qui fait chia­ler… Je finis par trou­ver une chambre d’hô­tel pour l’é­qui­valent de 30 euros à quelques minutes de l’aé­ro­port, dans un boui­boui caché der­rière des palis­sades de bois. Une navette part de l’aé­ro­port pour m’y emme­ner et m’as­sure dans le prix de la chambre le retour à l’heure vou­lue. C’est un petit immeuble cri­blé de blocs de cli­ma­ti­sa­tion accro­chés aux bal­cons, une chambre au sol dal­lé de pierres cirées comme une pati­noire don­nant sur la cour, équi­pée d’une cui­sine dans laquelle je peux me faire chauf­fer un bol de nouilles déshy­dra­tées. La fenêtre cou­lis­sante couine quand je l’ouvre pour chas­ser l’at­mo­sphère pesante et humide, mais l’air du dehors sent le maré­cage et il n’y a pas un brin d’air ; cli­ma­ti­sa­tion sur 21°C… je prends une douche pour dénouer les muscles de mon corps four­bu et me débar­ras­ser de la crasse des fau­teuils d’a­vion. Le lit m’ac­cueille dans un grand plouf quand je me jette des­sus à poil, sexe à l’air, écra­sé par l’é­mo­tion qui m’en­va­hit… le corps ruis­se­lant de la pluie de la douche, ser­viette tom­bée par terre sur la pati­noire… je trempe les draps… les yeux me brûlent, j’ai envie de café, d’al­cool, de coups de poing dans la gueule, de m’ar­ra­cher les bras et les jambes loin du corps pour faire sor­tir la fatigue, dégai­ner une arme pour tirer dans les fenêtres… je m’en­dors cares­sé par la clim qui balaie la chambre dans son ron­ron haras­sant… les poils dan­sant dans l’air noc­turne… les démons de Suvar­nabhu­mi me sur­veillent… et les cau­che­mars se suc­cèdent un à un, m’en­traî­nant dans une nuit agi­tée, un som­meil pro­fond sans repos, à la limite de la folie…

Nuit sans fin, sans fond, sans fard, un réveil à Bang­kok dans une gla­cière avec le réveil qui beugle dans la petite chambre au pla­fond bas… la clim a tour­né toute la nuit. La tête dans un étau, le corps aus­si froid que celui d’un ser­pent, j’é­teins cette souf­fle­rie d’en­fer gla­cé et vais prendre une douche qui n’en finit pas de cra­cher ses volutes de fumée dans l’at­mo­sphère moite. J’ouvre la fenêtre pour prendre en pho­to la cour qui ne dit rien de bien inté­res­sant ; la cha­leur me tombe des­sus et embue l’ob­jec­tif de l’ap­pa­reil. Je suis bien à Bang­kok. Je l’ap­pelle par son petit nom. Bang­kok la folle qui s’ap­pelle en réa­li­té Krung Thep. Ce n’est pas tout, ce n’est pas son nom entier, ce n’est qu’un dimi­nu­tif, un petit nom plus facile à rete­nir que Krung Thep maha­na­khon amon rat­ta­na­ko­sin mahin­ta­ra ayu­thaya maha­di­lok phop nop­pha­rat rat­cha­tha­ni buri­rom udom­rat­cha­ni­wet maha­sa­than amon piman awa­tan sathit sak­ka­that­tiya wit­sa­nu­kam prast (กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยา มหาดิลกภพ นพรัตน์ราชธานีบุรีรมย์ อุดมราชนิเวศน์มหาสถาน อมรพิมานอวตารสถิต สักกะทัตติยะวิษณุกรรมประสิทธิ์), ce qui signi­fie en toute sim­pli­ci­té « Ville des anges, grande ville, rési­dence du Boud­dha d’é­me­raude, ville impre­nable du dieu Indra, grande capi­tale du monde cise­lée de neuf pierres pré­cieuses, ville heu­reuse, géné­reuse dans l’é­norme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réin­car­né, ville dédiée à Indra et construite par Vish­nu­karn ». Je vais me conten­ter de Bang­kok pour l’ins­tant, tant que je ne suis pas en son cœur…

1 - Carnet de Thaïlande - 14 - Bangkok Suvarnabhumi

Dans la cour de l’hô­tel se trouvent quelques tables auprès des­quelles une petite vieille épluche des légumes au-des­sus d’une grande bas­sine en me sou­riant de sa bouche aux dents noires. Un peu engour­di, la tête pleine de dou­leurs lan­ci­nantes j’a­vale un grand bol de café clair avec des vien­noi­se­ries sèches et des quar­tiers de mangue et d’a­na­nas qui se calent dans les recoins vides de mon esto­mac. Un grand cos­taud ron­douillard me regarde en se mar­rant et me salue en fran­çais. C’est un néo-calé­do­nien qui retourne chez lui, en tran­sit avant de repar­tir pour Nou­méa. La navette attend et le chauf­feur com­mence à s’im­pa­tien­ter. Il a la liste des par­tants pour la navette de 6h00, j’ai à peine le temps de remon­ter dans ma chambre et bou­cler ma valise qu’il est déjà en train de fré­mir dans son uni­forme tout froissé.

Dans son van à la clim est pous­sée à fond, des pen­de­loques brin­que­balent sur le rétro­vi­seur inté­rieur… je dois sor­tir mon blou­son pour ne pas conge­ler à nou­veau. Ça com­mence à me fati­guer de pas­ser du froid au chaud sans arrêt… je vais finir par attra­per la crève avec leurs conne­ries. Je ne com­prends pas cette fâcheuse de manie de pous­ser le froid à fond : est-ce pour appor­ter du confort aux tou­ristes de peur qu’ils ne prennent un coup de chaud ? Je vous le dis tout net les gars, je pré­fère avoir chaud tout le temps que de pas­ser mes vacances avec une angine confor­ta­ble­ment ins­tal­lée au fond de la gorge et une fièvre de tuber­cu­leux. La pay­sage qui défile est hal­lu­ci­nant. Des marais, des canaux où poussent des lai­tues d’eau et des nénu­phars sillonnent une plaine qui s’é­tend à perte de vue dans les vapeurs du matin, sous un soleil contraint à se fau­fi­ler der­rière des nuages d’o­rage… une lumière jau­nâtre tapisse l’air d’une poudre impal­pable qui tarde à se lever… une lumière de fin du monde au bout du monde…

1 - Carnet de Thaïlande - 15 - Bangkok Suvarnabhumi

Les cou­loirs de Suvar­nabhu­mi n’en finissent pas, dans les cou­rants d’air des souf­fle­ries de congé­la­teur, s’en­gouffrent sous le niveau des voies de dépôt, contournent des lieux de médi­ta­tions uni­que­ment réser­vés aux moines pour finir par débou­cher sur un duty free de paco­tille ; la connexion sur les lignes inté­rieures ne mérite appa­rem­ment guère plus. J’at­tends l’embarquement au milieu d’Al­le­mands et de Fran­çais tous par­fai­te­ment imbu­vables et dis­crets comme des renards en plein repas dans un pou­lailler. Cela dit, quand je vois le nombre de per­sonnes qui attendent, je pense que ce sera un petit avion ; j’ai visé juste, le car nous dépose devant un cou­cou que je n’au­rais jamais ima­gi­né prendre un jour. C’est un ATR-42 avec les ailes pla­cées au-des­sus de la car­lingue, qui pue le kéro­sène cra­ché par une paire d’hé­lices à six pales. Je sens ma gorge s’é­tran­gler, un voile de peur pas­ser sur mon front… C’est un petit cour­rier pour 48 pas­sa­gers, tas­sés sur des sièges durs comme du bois. Avant de mon­ter, je pro­fite quelques ins­tants de la douce cha­leur qui règne sur le tar­mac pour me gon­fler d’air pur — puri­fié au kérosène.

1 - Carnet de Thaïlande - 19 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 23 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 24 - Bangkok Suvarnabhumi

Je suis assis à côté d’un bon­homme qui ne parle qu’an­glais et qui pue la mau­vaise vod­ka. Avec un peu de chances, je vais avoir droit à la conver­sa­tion. Son visage buri­né et cui­vré me laisse pen­ser qu’il passe une bonne par­tie de l’an­née au soleil. Une fois l’a­vion en l’air, por­té par ses énormes hélices qui vrom­bissent à deux mètres de ma tête, les hôtesses ont à peine le temps de ser­vir un pla­teau de fruits et de samous­sas accom­pa­gné d’un café clai­ret et sans goût qui ne risque pas de m’é­ner­ver, et de débar­ras­ser avant que l’on ne redes­cende ; un beau chal­lenge pour un vol d’à peine une heure. Comme pré­vu, le type tape la cau­sette, ou plu­tôt parle tout seul ; je sais tout de sa vie, il est Russe, s’ap­pelle Niko­laï et a été cham­pion de ten­nis… il doit s’i­ma­gi­ner que je suis impres­sion­né alors il conti­nue… me dit qu’il rejoint sa femme qui habite à Samui avec son fils… je ne peux m’empêcher d’a­voir de la pitié pour lui car j’i­ma­gine que sa femme est Thaï et qu’il vient rejoindre le cor­tège des vieux gar­çons sur le retour mariés à de jeunes femmes Thaï qui ont la répu­ta­tion d’être de vraies pom­peuses de fric, pares­seuses et infectes… mais l’im­por­tant pour lui est l’im­pres­sion qu’il vit un rêve. Il me montre Phan­gan par le hublot… this is your island… au-des­sus de laquelle l’a­vion passe à basse alti­tude avant d’at­ter­rir comme un sac à patates sur le tar­mac de Samui.

1 - Carnet de Thaïlande - 28 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 37 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 29 - Ko Samui

C’est un tout petit ter­mi­nal à l’ar­chi­tec­ture exo­tique, coquet et propre, où je prends un taxi pour Big Bud­dha Pier, d’où j’es­père trou­ver un bateau pour Phan­gan. Là encore, je paie mon incu­rie de n’a­voir rien pré­vu. J’ar­rive sur un petit pon­ton dont le pro­chain départ est dans une heure après avoir trai­né mon énorme valise dans le sable et les cailloux… Ici com­mence un bal­let ridi­cule puisque je reprends un taxi pour Lom­praya Pier où je me rends compte qu’il faut réser­ver une semaine à l’a­vance pour tra­ver­ser avec le speed­boat. Je reprends le même taxi à qui je demande conseil et qui m’a­mène sur un autre pon­ton où il va se ren­sei­gner, mais tout est com­plet jus­qu’au soir. Il file comme un taré sur la route pour me rame­ner sur Big Bud­dha Pier avant que le Haa­drin Queen s’en aille. Le gosier sec, je me prends une bou­teille de thé vert Gen­maï gla­cé qui a un goût d’eau de vais­selle… Je manque de vomir mon pla­teau repas dans l’eau turquoise…

1 - Carnet de Thaïlande - 41 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 43 - Ko Samui

Pour évi­ter de m’en­dor­mir, je fais les cent pas sur le pon­ton qui s’en­fonce dans une mer superbe, d’un bleu déla­vé par un soleil rava­geur et duquel je peux voir le monu­ment qui donne son nom au pon­ton ; un énorme Boud­dha de paco­tille assis visible depuis des cen­taines de mètres à la ronde. Un beau tur­quoise sur un sable blanc m’en­toure sous un ciel mena­çant et mal­gré les nuages qui flottent comme des boud­dhas heu­reux, je sens la mor­sure du soleil com­men­cer à me pico­ter l’é­pi­derme. Assis à l’ar­rière du bateau, je ne pro­fite pas vrai­ment du voyage et je me laisse ber­cer par le gron­de­ment du moteur die­sel jus­qu’à m’en­dor­mir pour de bon jus­qu’à ce qu’on arrive, bous­cu­lé par les autres pas­sa­gers qui se pressent pour récu­pé­rer leurs bagages… Je fais pareil en sou­pi­rant de las­si­tude. Arri­vé au port d’Haad Rin, je sens que j’ai cuit comme un tra­vers de porc sur la grille du bar­be­cue. Le taxi m’emmène sur des routes escar­pées qu’on ne peut gra­vir qu’en pre­mière. Je ne m’é­mer­veille qu’à moi­tié, les yeux bouf­fis de som­meil, le cœur au bord des lèvres, devant les innom­brables coco­tiers pliés par le vent, les buffles d’eau pais­sant dans les prés, gros comme des hip­po­po­tames débon­naires, et les nom­breux élé­phants enchaî­nés sur le bord de la route pour le spectacle.

1 - Carnet de Thaïlande - 46 - Haad Salad

L’hô­tel est à por­tée de main, après une route qui n’en finit pas de zig­za­guer pour arri­ver dans un che­min de terre pous­sié­reux… le taxi me laisse à l’en­trée alors que j’ai encore une cen­taine de mètres à par­cou­rir ; je com­mence à en avoir marre, dans mon état je ne suis plus prêt à accep­ter quoi que ce soit, je me sens au bord de l’é­va­nouis­se­ment. Le che­min qui des­cend à la récep­tion est tel­le­ment escar­pé que je tiens ma valise à deux mains de peur qu’elle ne dévale la pente jus­qu’à la plage. La chambre est simple mais par­faite pour ce que je vais y faire… un hamac est ten­du devant la porte cou­lis­sante, entre deux cana­pés moel­leux ; j’ai une vue superbe sur la petite anse de Haad Salad dont je pro­fi­te­rai plus tard… je jette ma valise sur le béton ciré et mes vête­ments par-des­sus, la tête me tourne tel­le­ment je manque de som­meil et une fois de plus je me jette sur le lit bien ferme plus nu qu’un ver de sable, hale­tant, cher­chant le som­meil immé­dia­te­ment comme si je man­quais d’air pour respirer.

Après avoir dor­mi quelques heures, je des­cends au radar sur la plage, masque et tuba à la main, je plonge dans une eau claire et chaude pour côtoyer à quelques mètres du bord des petits pois­sons pas vrai­ment farouches, curieux comme des pies, mais aus­si des bernard‑l’hermite énormes dans leur coquille et des our­sins noirs bar­dés de pics à bro­chettes, des coquillages incon­nus et des holo­thu­ries, ces concombres de mers répu­gnants à sou­hait. Je me sèche rapi­de­ment et rejoins le res­tau­rant de l’hô­tel où je me gave de samous­sas épi­cés et de moji­tos que j’en­file les uns après les autres jus­qu’à me sen­tir ivre de fatigue, ivre d’al­cool… Il n’y a plus rien, j’y suis, la nuit arrive et le calme se fait entre deux chants d’in­sectes indé­fi­nis­sables dont le cris­se­ment est par­fois étour­dis­sant. Les bateaux avec leurs lumi­gnons verts et jaunes illu­minent l’ho­ri­zon dans le soir tendre et chaud, dans l’air léger qui a cet effet si léni­fiant qu’on n’au­rait plus envie de par­tir d’i­ci. Je ne fais qu’ar­ri­ver, ce sont mes pre­mières heures ici, des pre­mières heures que je vis à la fois comme un arrêt dans ma course, comme une béné­dic­tion à cause des odeurs de fran­gi­pa­niers et du rythme doux qui anime les gens du coin et comme une souf­france sourde à cause de la fatigue du voyage qui me ronge et dont je n’ar­rive pas à me débarrasser.

1 - Carnet de Thaïlande - 47 - Haad Salad

1 - Carnet de Thaïlande - 48 - Haad Salad

1 - Carnet de Thaïlande - 49 - Haad Salad

La nuit est douce, elle plonge ses mains dans le Golfe de Thaï­lande et son corps dans le silence tro­pi­cal, douce et âpre à la fois, elle m’en­ve­loppe de ses bras ron­de­lets pour ne plus me lâcher dans mes cau­che­mars d’a­vions et de tar­macs, de retours à la vie d’a­vant emmê­lés avec le cri des geckos et des chiens qui hurlent à la mort. Je m’en­dors recro­que­villé sur mon lit king size, sous les draps rêches fré­mis­sant sous les cou­rants d’air de la nuit, baie vitrée ouverte et rideaux tirés, je peux sen­tir en moi la Thaï­lande me remuer les entrailles, son odeur m’en­ro­ber comme une dra­gée… la nuit me fait tom­ber de mon cocotier…

J’ai voya­gé deux jours pour arri­ver jus­qu’i­ci mais j’en suis déjà à quinze dans mon corps…

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