Moka au bar

au café de la Résistance

Retour à l’é­cri­ture après la résistance

Retour des beaux jours lumi­neux de l’au­tomne, des belles jour­nées encore douces au soleil bas et aux sen­teurs nou­velles qui annoncent la mort pro­chaine de l’année.

Il y a quelques semaines que je n’ai rien écrit. Non pas parce que je n’a­vais plus rien à dire, plus rien à par­ta­ger, mais parce qu’il me man­quait quelque chose. J’ai retrou­vé mes habi­tudes d’il y a long­temps, j’ai repris un car­net, que j’ai modes­te­ment appe­lé car­net n°57 (ห้าเจ็ด en numé­ra­tion thaïe). Depuis le début du mois de sep­tembre, je prends des notes, je retiens tout, j’es­saie de cap­ter des moments que je trans­cris, avec le plus de détails pos­sibles, le plus de fidé­li­té pos­sible, afin de pou­voir retrou­ver ces ambiances plus tard.

Alors je n’é­cris pas, je n’é­cris pas parce que je résiste, je me force à ne pas le faire pour ne pas tom­ber à côté. Je résiste à moi-même, je suis entré à l’in­té­rieur de moi pour ne pas par­ler, ne pas être à l’ex­té­rieur de moi-même. Je suis en retrait. Vous voyez ? Je ne parle pas, je ne dis rien, vous ne me voyez même pas tel­le­ment je suis en retrait. Au quo­ti­dien, je ne suis qu’une ombre sans consis­tance, j’a­gis dou­ce­ment, wu wei (無爲), la non-inter­ven­tion, le pou­voir dis­cret, silen­cieux… La résistance.

On résiste à quoi ? Pour­quoi résiste-t-on ? On résiste lors­qu’on est atta­qué, phy­si­que­ment, dans sa chair, dans ses valeurs, lors­qu’on est face à la vio­lence d’un être ou d’une ins­tance qui fait entrer son sys­tème de valeurs en conflit avec un autre. Parce que les choses ne sont pas com­prises, peut-être de part et d’autre, mais comme je dis tou­jours, en péda­gogue que je pense être, si les choses ne sont pas com­prises… c’est qu’elles sont mal expli­quées. Pen­ser le contraire vien­drait à dire clai­re­ment que son inter­lo­cu­teur est un imbécile.

La France, une par­tie de la France, pen­dant la guerre de 39–45, a résis­té et là où son armée n’a pas réus­si à gar­der le ter­ri­toire, au moins le peuple a‑t-il gar­dé l’hon­neur sauf, elle a résis­té comme une femme qui ne veut pas don­ner son corps, comme une femme qui ne sou­haite pas qu’on lui dicte quoi faire, qui ne veut pas qu’on lève la main sur elle… Je pense à mes deux grands-pères, l’un pri­son­nier en Alle­magne dès le début de la guerre, l’autre plus jeune, fai­sait des allers et retours à vélo pour por­ter des mes­sages à la Résis­tance. Il a tel­le­ment bien résis­té que sa famille l’a décou­vert après sa mort.

Résis­ter, c’est ne pas vou­loir être domi­né et ne pas vou­loir subir, c’est évi­ter qu’un pays sombre dans la tyran­nie ou qu’ait lieu un viol. C’est ce qui évite que la pro­po­si­tion ne devienne une impo­si­tion. Car défendre ses valeurs, c’est avant tout refu­ser les églises, les cha­pelles, les sectes, et ce n’est pas défendre un temple qui n’existe pas. Résis­ter est nor­mal lors­qu’on pro­pose le chan­ge­ment, mais si le chan­ge­ment n’est pas expli­qué, n’a pas de but, ou que les moti­va­tions sont obs­cures, alors il devient vite incom­pris, incom­pré­hen­sible, voire injustifiable.

Lorsque Phnom Penh est tom­bée en 1975 sous l’in­fluence des Khmers Rouges, peut-on vrai­ment dire que le quart de la popu­la­tion cam­bod­gienne qui a été mas­sa­cré n’a pas com­pris le pro­jet de Pol Pot, un pro­jet qui était de toute façon une pure folie ?

Alors oui, je suis un résis­tant, parce que je ne plie pas l’é­chine, parce que j’aime bien qu’on m’ex­plique, qu’on m’é­coute lorsque j’es­time avoir un avis ; je ne défends aucune cha­pelle, je suis un pro­gres­siste qui res­pecte les règles, et je ne sers aucune autre cause que la mienne.

Et puis j’é­coute beau­coup la radio. Jean-Claude Amei­sen m’emmène sou­vent avec lui ; je télé­charge des pod­casts à l’en­vi, je m’en fais des caisses entières que j’é­coute sur la route entre les neuf points car­di­naux entre les­quels je passe mon temps ; j’é­coute la radio jus­qu’à me satu­rer d’in­for­ma­tions que je n’ar­rive plus à syn­thé­ti­ser… Il est ques­tion d’un lapin sur la lune, un lapin de jade, un singe pèle­rin, de la voie du Tao… de tout un tas de choses qu’il ne faut pas lais­ser pas­ser, sous peine de devoir tout recommencer…

Den­dro­bate à tapi­rer (Den­dro­bates tinc­to­rius). Pho­to © MNHN

J’ai fait la décou­verte d’une petite gre­nouille, une gre­nouille bleue, qui par­fois peut être jaune éga­le­ment, dont le nom ver­na­cu­laire est Den­dro­bate à tapi­rer et le nom scien­ti­fique Den­dro­bates tinc­to­rius. Quoi qu’en dise le cor­rec­teur ortho­gra­phique de Fire­fox, le mot tapi­rer existe bel et bien. C’est ici qu’on sent la résis­tance de la langue ; quelque chose nous dit que ce mot n’existe pas, et pour­tant, il vient d’une langue du groupe caribe (tapi­ré), le kali’­na, par­lé au Véné­zue­la et dans les Guyanes ; le verbe tapi­rer signi­fie : Modi­fier les cou­leurs des plumes d’un oiseau, notam­ment en jaune ou en rouge. L’oi­seau est plu­mé puis enduit d’un onguent à base de graines de rocou et de peau de batra­cien, ensuite les plumes repoussent d’une autre cou­leur. C’est en tout cas ce qu’en dit Wik­tion­naire avec en exemple ces mots de cher bon vieux Charles-Marie de La Condamine :

Les Indiens des bords de l’Oyapoc ont l’adresse de pro­cu­rer arti­fi­ciel­le­ment aux per­ro­quets des cou­leurs natu­relles, dif­fé­rentes de celles qu’ils ont reçues de la nature, en leur tirant les plumes et en les frot­tant avec du sang de cer­taines gre­nouilles ; c’est là ce qu’on appelle à Cayenne « tapi­rer un per­ro­quet ».— (Charles-Marie de La Conda­mine, Voyage sur l’A­ma­zone, La Décou­verte, page 115, ISBN 2707143537)

L’au­tomne est là, la forêt de Mont­mo­ren­cy est juste à côté de chez moi, der­rière Saint-Leu-la-forêt, les cham­pi­gnons poussent sous les fron­dai­sons des arbres qui com­mencent à se dénu­der. Je fais la connais­sance de dizaines d’es­pèces de cham­pi­gnons que je n’ai jamais ren­con­trés ; cer­tains sont vio­lets, d’autres portent une sorte de peau cra­que­lée comme une céra­mique trop cuite… Je n’en deman­dais pas tant. Il ne me reste plus qu’à ouvrir mon car­net… reprendre mes lec­tures, Alexandre Yer­sin, Patrick Deville, Edward Snow­den le résistant…

Cham­pi­gnon dans la forêt doma­niale de Montmorency

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