Oct 22, 2016 | Sur les portulans |
Nous sommes à Koya-san, un vieux village caché dans les montagnes de la préfecture de Wakayama, au Japon. Dans cette forêt ancestrale se trouve un lieu isolé, caché sous des arbres plusieurs fois centenaires, un lieu sacré du culte shintō, objet de multiples pèlerinages. Ici, sous les arbres, reposent les corps de près de deux-cent-mille moines depuis près de mille-cinq-cents ans, attendant paisiblement la résurrection du Bouddha. C’est un lieu de toute beauté, où les vivants viennent rejoindre les morts dans une communion avec la nature ; certains le trouvent effrayant, d’autres viennent ici admirer les statues recouvertes de mousse et de morceaux de tissus qu’on appelle Jizō bosatsu (地蔵菩薩), dont la vocation est d’aider les âmes perdues à retrouver leur salut. Les étoffes confectionnés comme des bavoirs pour enfants sont autant de protections contre le froid et les agressions de l’extérieur. Jizō bosatsu n’est ni un dieu, ni un Bouddha, mais plutôt un saint dans un corps d’enfant, un bodhisattva. C’est une croyance directement issue de l’Inde, protégeant les enfants et les voyageurs, mais plus largement les âmes de chacun et en l’occurrence, celle des moines, dont le nom originel est Kshitigarbha. Sa présence ici n’est pas anodine ; le terme sankrit signifie « matrice de la terre », et son but est de guider les âmes pendant la période de souffrance allant du Parinirvāṇa à l’arrivée du Bouddha réincarné (Maitreya) qui adviendra lorsque l’enseignement du Bouddha Shakyamuni (Dharma) aura disparu sur Terre. C’est pour cette raison que les moines reposent ici et qu’ils sont protégés par ces statues auxquelles on voue un culte si respectueux. Les petites statues sont fardés de rouge ou de rose sur les joues, et portent parfois des bonnets ; ce sont comme de petits enfants dont on prend soin.
Koya-san n’est pas qu’un simple lieu de pèlerinage, c’est l’épicentre d’une forme ancestrale de bouddhisme tantrique (vajrayāna) et ésotérique, le Shingon (眞言), dont l’enseignement se nomme mikkyō (密教), véhicule des secrets ou tantrisme de la main droite (sans pratiques sexuelles).
Lieu minéral par excellence, rempli de stèles mangées par la mousse, de lanternes censées apporter lumière et réconfort dans le monde des apparences, lieu de recueillement devant la quantité d’âmes qui reposent ici dans l’espoir d’une nouvelle ère, lieu où la pierre se confond avec la profonde force tellurique qui se dégage de l’espace, le cimetière d’Okunoin est une des étapes du Kōyasan chōishi-michi (高野山町石道), inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco dans l’ensemble des Sites sacrés et chemins de pèlerinage dans les monts Kii. Le mont Kōya (高野山) lui-même est le centre de rayonnement du Shingon, insufflé par le moine Kūkai (空海, VIIIè-IXè siècle), comportant dans son extension pas moins de 117 temples.
Photo d’en-tête © Al Case
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Oct 22, 2016 | Archéologie du quotidien |
L’automne est bien là, il prend ses quartiers, s’installe tranquillement sans rien demander à personne. Les petits matins se remplissent d’une brume humide masquant l’horizon de marronniers se déplumant comme des poules prêtes à passer au pot ; l’air me scarifie la poitrine, l’été est loin. A mi-chemin déjà entre l’été et l’hiver, le cul entre deux chaises, je n’arrive pas à me réchauffer, à température constante encore dans mon esprit ; du nez je cherche la chaleur. L’esprit comme un cheval au galop, j’essaie de me fixer à un rocher pour ne pas sombrer dans la solitude et les jours sombres, il y a encore un peu de lumière, il faut allumer quelques bougies pour y voir clair, prendre son mal en patience, regarder les jours passer, attendre que le jour se lève, qu’il se couche et se lève à nouveau.
Paris était belle aujourd’hui, sous son voile de nuages grossiers percés par un soleil éclatant, bichonnant les façades des immeubles encrassés, les maquillant le temps d’une photo ou d’un coup d’œil, avant que la pluie n’arrive et ne reparte aussitôt ; un vrai temps du mois de mars. Il aurait fallu voir ces couleurs et ces ombres, pendant que d’énormes gouttes s’écrasaient dans mon cou lorsque que j’attendais que l’averse s’arrête. Dans le petit atelier de réparation des cuivres et des bois, l’odeur de la graisse et de l’encaustique m’a enveloppé comme la bogue d’un marron, les couleurs des instruments, des chiffons propres qui servent à nettoyer cors et saxophones, les outils inconnus… J’ai changé de dimension, arraché au réel encore une fois, mon esprit et mes sens galopant dans ces quelques mètres carrés.
Et puis, comme si tout était très naturel, tu es revenue, te glissant dans cette réalité, simplement.
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Oct 7, 2016 | Sur les portulans |
D’aussi loin que nous sommes de l’Asie, nous connaissons finalement assez peu de choses du bouddhisme, si ce n’est tous les clichés qu’on peut construire autour de ce que nous ne connaissons pas. Divisé en deux branches majeures, d’un côté le theravāda, le petit véhicule, religion des origines, primitive et conservatrice, qui reste au plus proche des paroles du Bouddha Śākyamūni et répandu dans toute l’Asie du Sud-est, de l’autre côté, le mahāyāna ou grand véhicule, plus développé en Chine et en Corée. L’un reste concentré sur le salut de l’individu (d’où le “petit” véhicule), l’autre sur le salut de tous les êtres (d’où le terme un peu condescendant de petit véhicule par ceux qui pratiquent le grand véhicule). Si le theravāda est la religion majoritaire dans l’aire d’expansion la plus proche de son berceau, l’Inde, c’est aussi à mon sens le plus chargé en mystères, en constructions de l’esprit, mais aussi en rites différenciés et magiques. C’est une religion destinée à être appropriée par ses fidèles, qui n’hésitent pas à en faire une chose personnelle, en dehors des canons et des dogmes.
La particularité du theravāda, c’est qu’il est s’appuie sur les Trois Corbeilles, plus connues sous le nom sanskrit de tipitaka, ou tripitaka (dont j’ai déjà parlé ici, en l’occurrence à propos d’un tripitaka coréen). Selon la légende, les trois sections (Sutta Pitaka, Vinaya Pitaka et Abhidharma Pitaka), ou corbeilles de ce corpus de textes sacrés, auraient été écrits sur des feuilles de palme déposées dans des corbeilles tressées. Sans rentrer dans le détail, la première corbeille contient les règles de la vie monastique et les mythes de la création, la seconde les paroles du Bouddha et la troisième est un ensemble de textes analytiques des paroles du Bouddha (Dharma étant la doctrine, Abhidharma est ce qui se trouve au-dessus de la doctrine). Et c’est là que les choses se compliquent, car si la science du tipitaka est réservée à une élite monastique, elle n’est pas écrite dans une langue commune. Ni les Thaïs, ni les Birmans, ni les Khmers ne peuvent la lire dans leur langue de naissance, car le tipitaka est écrit en pali, une langue indo-aryenne autrefois parlée en Inde et assez proche du sanskrit. D’ailleurs, le tipitaka est également appelé canon pali. Le pali aurait été la langue de naissance du Bouddha, ce qui explique pas mal de choses.
L’expression la plus actuelle du pali, c’est la récitation des paritta, ou pirit et ça, pour le coup, on peut l’entendre partout dans les temples d’Asie du Sud-est, puisque ces récitations qui sont des chants de protection sont les chants que les moines récitent un peu partout dans cette région du monde. Chants étonnants, ânonnés parfois, langoureux et suaves, ils sont parfois entêtants jusqu’à l’évanouissement. Cette monotonie est régulière et symptomatique d’une absence volontaire de fantaisie. On comprend aisément pourquoi la transe n’est jamais loin. Si les chants sont appris par cœur, leur sens réel n’est pas toujours connu de ceux qui les entonnent. Ce sont également les paroles de ces paritta que l’on trouve sur les tatouages sacrés thaïlandais que l’on appelle Sak Yant ou sur les inscriptions protectrices que l’on trouve au-dessus de la tête de tout chauffeur de taxi qui se respecte (et qui doit, dans certains cas leur faire croire qu’ils peuvent se permettre de ne pas faire attention à la manière dont ils conduisent).
C’est ce chant que j’ai réussi à capter en fin de journée au Wat Pho, dans le temple principal qu’on appelle Bôt ou Ubosoth, le temple d’ordination des moines. Mais ce soir, parce que Bangkok n’est décidément pas une ville comme les autres, c’était un chant d’un genre particulier que l’on pouvait entendre puisque c’était le chant des femmes, les moniales de la communauté qui vit dans l’enceinte du temple. Vêtues de blanc, le crâne rasé comme celui des hommes, elles officiaient, les pieds nus tournés vers l’entrée du temple, jamais vers le Bouddha, elles chantaient avec un certain entrain. L’une d’elle s’est tournée vers moi et m’a souri chaleureusement comme pour me remercier d’être là et de m’émerveiller de ce chant si particulier.
[audio:thai/paritta.mp3]
On peut écouter toutes sortes de paritta sur le site pirith.org.
Photo d’en-tête : Bouddha de Wat Si Chum (วัดศรีชุม) — Sukhothaï — 31 juillet 2016
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Oct 5, 2016 | Archéologie du quotidien |
Recoller les morceaux de souvenirs pour reconstruire une réalité qui m’échappe au fur et à mesure que le temps passe, se remplit de nouveaux événements, incontrôlables, chassant petit à petit mon enfance dans les recoins de mon esprit. En écrivant, j’espère retrouver le goût et les sensations qui m’ont animé jusque là, qui sont comme un code barre que je peux lire et relire à l’envi pour faire remonter à la surface les bribes de temps qui se sont décollées de moi comme la mue d’un serpent. J’attrape ici une odeur de cuir, au passage, d’un portefeuille qui avait été gardé dans une boîte à chaussures en carton, les meilleures pour conserver les odeurs… Dans la boîte, une sacoche en cuir clair, et dedans plusieurs portefeuilles râpés dans lesquels je redécouvre toute la vie de mon grand-père qu’il conservait bien précieusement à l’abri des regards ; carte de famille nombreuse, carte d’agent des services publics de l’électricité et du gaz, permis de conduire un seul volet ; des morceaux d’un passé lointain qu’il a emporté avec lui. Je trouve même un vieux billet de 100 francs, un des plus récents utilisés ici, orange, avec la tête d’un Cézanne échevelé sur une des faces. Il gardait toujours un billet coincé ici, en cas de besoin impérieux. Tout mon grand-père, ça, prévenant jusqu’au bout des ongles. Celui-ci a été oublié, perdu pendant des années et ne vaut plus rien aujourd’hui ; il ne vaut que par la valeur qu’une personne de sa famille lui donnera, alors je le garde précieusement, sans pli, et je le confie à mon fils qui, pour l’instant, n’en a pas grand-chose à faire, et qui d’ici quelques années pourra se rendre compte que c’est dans ces petits objets qu’on trouve les sensations d’un passé qui brûle les doigts. Je remonte doucement le fil du temps, dans un passé à la fois sombre et lumineux, garni des festons du présent récent et des guirlandes du passé encore vivace. Tout en compulsant le corpus des objets et des souvenirs qu’il me reste, j’essaie vainement de trouver un sens à ce que je cherche au quotidien, mais il me semble que je ne fais que suivre mes envies, je n’attends rien, si ce n’est peut-être tenter désespérément de m’accrocher à ce qu’il me reste de souvenirs avant qu’ils ne s’effacent pour toujours ; alors je couche tout ceci sur le papier, pour ne pas oublier, pour ne pas que mon fils et après lui d’autres n’oublient pas, et puis s’ils veulent oublier, ils effaceront tout pour passer à autre chose. Je serai alors devenu comme mon grand-père ; un fantôme qui erre et dont on célèbre encore parfois le souvenir dans les réunions familiales. Tout ceci me semble tellement triste en réalité, tellement triste que je préfère encore me terrer dans le présent pour ne pas sombrer. Allez, j’emmène avec moi en voyage qui veut bien me suivre, pour moissonner le plaisir de n’être plus soi par moment, pour recueillir dans une gourde les quelques gouttes d’eau qui coulent encore à la fontaine du village, pour le désir de se transporter ailleurs sans vouloir rester ce qu’on est et espérer dans ces voyages, rêvés ou réels, sentir encore l’odeur des citrons de Menton ou celle d’un thé noir à la terrasse d’un café d’Istanbul.
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Oct 4, 2016 | Sur les portulans |
Certains l’appellent « arbre qui marche », d’autres disent que ses racines vont vers le ciel et ses branches vers le sol. Certains enfin le prennent pour une forêt alors que ce n’est finalement qu’un seul arbre. Il porte à la fois des petits troncs et des grands, mais toujours est-il qu’il n’en a jamais un seul. C’est un arbre pieuvre, tentaculaire, avec un tronc principal et d’autres périphériques, certains diront même que c’est une plante parasite, ce qui n’est pas loin d’être la vérité, puisque considéré comme une plante épiphyte, c’est-à-dire que la grande peut se développer au creux d’une anfractuosité d’un autre arbre. Une fois que les racines aériennes touchent terre, elles se développent en pleine terre et la plante devient arbre.
Le grand banian du jardin botanique de Howrah, ville du Bengale Occidental en Inde, est assurément le plus grand du monde avec une circonférence qui avoisine les 420 mètres, pour un diamètre de 130 mètres, et il continue de se propager malgré la destruction par la foudre de son tronc-mère.
Le banian, c’est un peu la forêt qui cache l’arbre… Le multiple qui n’est qu’un, comme une métaphore de l’univers des Hommes…
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