Le silence de la Naqshbandiyya

Le silence de la Naqshbandiyya

A une dizaine de kilo­mètres de Bou­kha­ra, en Ouz­bé­kis­tan, se trouve un petit vil­lage du nom de Qasr al-‘Arifan. C’est ici qu’on peut trou­ver le com­plexe du Mau­so­lée d’un cer­tain Bahâ’uddin Naq­sh­band, un sage musul­man né en 1317 qui créa une des confré­ries sou­fies les plus secrètes de l’his­toire du sou­fisme. Si cette confré­rie de la Naq­sh­ban­diyya fut incroya­ble­ment influente à une époque, puis­qu’elle s’é­ten­dit de la Tur­quie à l’Inde, elle est aujourd’­hui une des prin­ci­pales écoles sou­fies encore pré­sentes en Inde. Quelques adeptes sont encore pré­sents en Ouz­bé­kis­tan à proxi­mi­té du petit vil­lage de Qasr al-‘Arifan, mais c’est avant tout un immense lieu de pèle­ri­nage pour les naq­sh­ban­dîs du monde entier. On retrouve quelques mots à pro­pos de cette confré­rie dans le très beau livre de Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie. Focus sur une confré­rie sou­fie qui a réus­si à pas­ser au tra­vers des mailles du filet de l’URSS…

Si Dieu exis­tait — et il était incon­ce­vable qu’il n’exis­tât pas —, les fidèles avaient le devoir de s’ap­pro­cher de Lui, de cher­cher l’a­néan­tis­se­ment de soi, et même de deve­nir Lui. Cette presque héré­sie pre­nait déjà racine aux confins orien­taux de l’empire arabe, deux siècles après la mort de Maho­met. Et au fil du temps, le cou­loir d’A­sie Cen­trale allait don­ner nais­sance à un sal­mi­gon­dis de sectes mys­tiques, fai­sant écho à l’is­lam ortho­doxe à la manière d’une fer­vente musique intérieure.
La Naq­sh­ban­diyya, appa­rue au XIIè siècle, devint la plus puis­sante de ces sectes, et la plus répan­due. Les naq­sh­ban­dîs prirent le nom d’un de leurs adeptes qui avait don­né forme à leur prière, uni­que­ment silen­cieuse, et dont la tombe ici est le point de mire des pèle­rins. Leur influence se fit sen­tir dans les conseils des khans d’A­sie cen­trale et enchan­ta les grands poètes de l’é­poque, y com­pris Ali­sher Navoi. Ils essai­mèrent en Inde et en Ana­to­lie, conver­tirent les Kir­ghiz au XIXè siècle et com­bat­tirent les Russes tsa­ristes, par­ve­nant presque à les immo­bi­li­ser dans le Cau­case. Même les plus silen­cieuses de leurs confré­ries orien­tales se révol­tèrent contre les bol­ché­viks et le pou­voir sovié­tique devait res­ter han­té pen­dant des décen­nies par le cau­che­mar d’une secrète renais­sance. Ils étaient impos­sible à iden­ti­fier, avec leur hié­rar­chie assez lâche, leur pra­tique de rituels silen­cieux et une par­ti­ci­pa­tion à la vie quo­ti­dienne qui ne les dis­tin­guaient en rien des autres. Jamais ils ne furent infil­trés par le KGB. Mais l’in­dé­pen­dance venue, ils se révé­lèrent éton­nam­ment paci­fiques : leurs sheiks étaient rares et épar­pillés, les lignées de trans­mis­sion des ensei­gne­ments s’é­taient inter­rom­pues. Si bien que, même à Bou­kha­ra, les adeptes avaient dis­pa­ru. Les fidèles les plus modestes, pour­tant, n’a­vaient pas oublié. Alors que le sanc­tuaire naq­sh­ban­dî ser­vait de musée de l’a­théisme durant les années de pou­voir sovié­tique, les gens étaient venus la nuit : ils sau­taient par-des­sus la clô­ture pour faire le tour de la tombe et en bai­ser les pierres. Le gou­ver­ne­ment Kari­mov avait vu dans ce mys­ti­cisme un contre­poids à l’is­lam radi­cal et l’a­vait éle­vé au rang de gloire nationale. […]
Toute une ville naq­sh­ban­dî sort de terre, parcs com­pris, et le cime­tière jadis à l’a­ban­don devient un fau­bourg de mau­so­lées de marbre et de gra­nit, avec des toits à lan­terne qui ins­crivent leurs étranges sil­houettes au-des­sus du sol.
Les pèle­rins vont et viennent dans la pous­sière. Ils sont habillés comme pour un car­na­val ; les femmes rutilent dans leurs vastes pan­ta­lons de soie, les che­veux rele­vés en chi­gnon ou super­be­ment lâchés sur les épaules. Ils prient où ils peuvent et déballent leur pique-niques sous les arbres. Ce sanc­tuaire dégage une magie : les femmes en mal d’en­fant rampent sous le tronc d’un mûrier tom­bé à terre et, paraît-il, plan­té par le saint ; et puis elles se frottent contre lui et glissent dans les fentes de l’é­corce des petits papiers por­tant leurs requêtes. D’autres visitent la tombe de la mère et des tantes du saint dont l’une, « Madame Mar­di », déploie ses pou­voirs une fois la semaine. Mais je cherche en vain un membre de la secte. Les mol­lahs et les imams qui offi­cient ici ne sont que de simples gar­diens de la tra­di­tion, ils n’ap­par­tiennent pas à ce courant.

Women at the bazar in front of the Naqshband Mausoleum

Pho­to © Juho Korho­nen

Pho­to d’en-tête © Seven Saints of Bukhara

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İst­anb­ul “beyaz siyah” dans les pho­tos de Sela­hat­tin Giz

İst­anb­ul “beyaz siyah” dans les pho­tos de Sela­hat­tin Giz

Lors­qu’on parle de pho­tos noir et blanc (beyaz siyah) à İst­anb­ul, on pense tout de suite à Ara Güler et ses cli­chés sobres d’une ville dis­pa­rue. Au tra­vers des pages du très récent Minuit au Pera Palace (la nais­sance d’İst­anb­ul) de Charles King, j’ai décou­vert un autre per­son­nage sym­bo­lique de la ville, un autre pho­to­graphe pas assez connu, d’une autre époque.  Por­trait de Sela­hat­tin Giz, manière de Wee­gee façon otto­mane, pho­to­graphe d’une ville aux mul­tiples visages…

Ma pre­mière ren­contre avec Sela­hat­tin Giz s’est faite par le biais d’une série d’al­bums de pho­to­gra­phies turques à tirage limi­té publiée au début des années 1990. Giz était un jour­na­liste auto­di­dacte qui s’é­tait don­né pour mis­sion d’en­re­gis­trer la vie quo­ti­dienne telle qu’il la voyait, avec un cer­tain goût pour les détails flous, en mou­ve­ment. Quand je suis allé consul­ter ses archives, qui appar­tiennent aujourd’­hui à une banque turque, j’ai décou­vert qu’une de ses plus grandes col­lec­tions de cli­chés était clas­sée dans la caté­go­rie « Kaza » — Acci­dent. J’y ai trou­vé des pho­tos macabres à sen­sa­tion que l’on s’at­tend à voir en pre­mière page de tous les jour­naux dési­reux d’é­cou­ler le plus grand nombre pos­sible d’exem­plaires : acci­dents de voi­ture, pié­tons ren­ver­sés, consé­quences d’une jour­née cau­che­mar­desque où le câble du funi­cu­laire du Tünel s’é­tait rom­pu, lais­sant déva­ler le wagon de bois jus­qu’au bas de la pente où il avait tra­ver­sé la façade de la gare, en contre­bas. S’y ajou­taient les expé­riences per­son­nelles d’un homme muni d’un appa­reil pho­to­gra­phique par une après-midi d’in­do­lence : chats errants, ombres inté­res­santes, quelques essais d’erotica. […]

Selahattin Giz - Photographies du vieil Istanbul - 21

Regar­der ses cli­chés — et ceux de nom­breux pho­to­graphes incon­nus qu’il a inté­grés à sa col­lec­tion —, c’est visi­ter une İst­anb­ul dont peu de gens, Turcs ou tou­ristes, ima­ginent l’exis­tence. On y découvre des cho­ristes russes aux che­veux filasses, bat­tant de bras et affi­chant un air effron­té. Une réunion de l’as­so­cia­tion des anciens eunuques du harem impé­rial du sul­tan. Ici, une foule de musul­mans, uni­que­ment des hommes, sacri­fie deux béliers pour bénir un tram­way. Là, des pom­piers arborent des masques à gaz dignes d’ex­tra­ter­restres lors d’un exer­cice de raid aérien et des éco­lières céder à un cha­grin hys­té­rique à la mort de Mus­ta­fa Kemal Atatürk, le pré­sident fon­da­teur de la Tur­quie. Deux femmes adultes sautent à la corde pour la plus grande joie d’une enfant ou dévalent une rue à bicy­clette, leurs che­veux noirs ou leurs robes d’é­té volant dans la brise. Et voi­là Giz lui-même, sou­riant, immor­ta­li­sé sur la pel­li­cule par un ami au cours d’un hiver à İst­anb­ul, la neige mouillée recou­vrant le bord de son cha­peau mou. Si le jour­na­lisme est le pre­mier brouillon de l’His­toire, il peut éga­le­ment consti­tuer un choc salu­taire : nous obli­ger à nous rap­pe­ler un mode de vie qui avait du sens sur le moment, des exis­tences menées tant bien que mal au milieu des voi­sins qui vivaient et man­geaient dif­fé­rem­ment — musul­mans, chré­tiens et juifs, pieux et laïcs, réfu­giés et autoch­tones —, tous repar­tant à zéro, d’une manière ou d’une autre.

Charles King, Minuit au Pera Palace (la nais­sance d’İstanbul)
Payot, 2016

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