Sidé­ra­tion #1

Sidé­ra­tion #1

Rythme de croi­sière repris, jamais vrai­ment arrê­té en fait. Je tra­vaille sur la fron­tière, une fron­tière poly­sé­mique et hété­ro­gène, une fron­tière sur laquelle ça vibrionne, où ça bruisse du bruit du feu qui cré­pite. Je reprends du ser­vice, une for­mule entrée/plat/dessert qui n’est ser­vie que le soir et que le midi, pas plus, sur six jours com­plets et 7j/7. Un bon café plu­tôt qu’un bon thé, pour­quoi pas.
Je suis retom­bé sur des mots que j’a­vais col­lec­té quelque part, dans une ancienne vie, les mots de Bill Bry­son dans Motel blues, un des livres les plus drôles et les mieux écrits qu’il m’ait été don­né de lire sur le voyage.

La ser­veuse arri­va. “Vous avez choisi ?”
— Excu­sez-moi, il me faut encore quelques minutes.
— Sans pro­blème, dit-elle, pre­nez votre temps.
Elle dis­pa­rut de mon champ de vision, comp­ta jusqu’à cinq et revint. “Vous avez choi­si, maintenant ?”
— Déso­lé, j’ai vrai­ment besoin de plus de temps.
— ça va, dit-elle et elle repartit.
Cette fois-ci, elle dut bien comp­ter jusqu’à vingt mais j’étais tou­jours loin d’avoir com­pris les cen­taines d’options qui s’offraient à moi, heu­reux client de la Piz­za Hut, quant elle revint prendre la commande.
— V’s êtes pas du genre rapide, vous ! fit-elle remar­quer gaiement.
J’étais gêné. “Déso­lé, je ne suis plus dans le coup, je… je sors de prison”.
Ses yeux s’agrandirent. “Sans blague ?”
— Oui, j’ai assas­si­né une ser­veuse qui me bousculait.

Bill Bry­son, Motel blues.

Si hier je me suis levé à 3h30 du matin, ce n’é­tait pas de gai­té de cœur, mais le som­meil sem­blait m’a­voir quit­té pour la nuit. Pas vrai­ment une insom­nie, peut-être plus l’an­goisse de voir les jours pas­ser tan­dis que mon tra­vail n’a­vance pas. J’é­cris sans grande convic­tion à l’a­dresse des théo­ri­ciens de l’eth­ni­ci­té et des frontières.

Il faut avoir le cœur bien accro­ché pour boire du café turc, ou alors être Turc. Depuis que ma cafe­tière est cas­sée, je me rabats sur la cafe­tière turque qui fait un café à point, mais comme tous les cafés turcs, plein de marc. Il faut comp­ter sur la patience de son inter­lo­cu­teur pour le boire… attendre que le marc retombe au fond. Ou faire comme les Turcs ; bien mélan­ger et boire le marc avec, sui­vi d’une grande rasade d’eau fraîche juste après…

J’ai l’im­pres­sion d’être sur­vol­té, je lis tout ce qui me passe sous la main, Les Inrocks, Natio­nal Geo­gra­phic His­toire, le livre de Léna Mau­ger et Sté­phane Remael, Les éva­po­rés du Japon, enquête sur le phé­no­mène des dis­pa­ri­tions volon­taires, mais c’est une lec­ture un peu rude. Same­di soir, je vais à Cour­di­manche, voir Yom et sa cla­ri­nette pour une ses­sion de jazz klezmer.

Fusée Soyouz TMA-15M à Baïkonour - 24 novembre 2014 - Photo © Shamil Zhumatov. Reuters

Fusée Soyouz TMA-15M à Baï­ko­nour — 24 novembre 2014

Pho­to d’en-tête © Keith Skel­ton

Read more
Le cœur de Leonardo

Le cœur de Leonardo

Il est bien dans le carac­tère de Léo­nard de Vin­ci d’a­voir exa­mi­né avec minu­tie l’ac­tion du cœur et des artères sans être jamais venu à for­mu­ler une théo­rie de la cir­cu­la­tion du sang. Ce manus­crit est écrit avec une plume époin­tée sur un papier gris-bleu à gros grain, et les des­sins qui l’illus­trent ont un lais­ser-aller vou­lu, comme si Léo­nard eût renié la beau­té de ses pre­miers des­sins. Ce sera le style de presque tous ses der­niers des­sins. Cela n’est pas le fait d’une déca­dence phy­sique, puisque Léo­nard nous donne des exemples d’é­cri­ture soi­gnée à des dates ulté­rieures, mais expri­me­rait plu­tôt le pes­si­misme et le désen­chan­te­ment de la vieillesse, qui dédaigne toute beau­té pure­ment maté­rielle, fût-elle la dex­té­ri­té d’un trait ou le tour gra­cieux d’un vers.

Ken­neth Clark, Léo­nard de Vin­ci, 1939

Leo­nar­do da Vin­ci — des­sins ana­to­miques du cœur — Wind­sor Castle, Royal Libra­ry — RL. 19073

Leo­nar­do da Vin­ci — des­sins ana­to­miques du cou — Wind­sor Castle, Royal Libra­ry — RL. 19075

Read more
Les mys­té­rieuses paroles de l’Apocalypse

Les mys­té­rieuses paroles de l’Apocalypse

Je l’ai déjà dit et le redi­rai au besoin : il faut lire l’A­po­ca­lypse, et lire aus­si l’An­cien Tes­ta­ment. Pas pour leur mes­sage, mais pour leur beau­té intrin­sèque. Par­fois, la parole sacrée prend la forme d’une poé­sie presque éso­té­rique, dans laquelle du sens est révé­lé. Les reli­gions de la révé­la­tion sont per­cluses de ces petits apho­rismes qui ne veulent pas dire grand-chose du sacré, une fois sor­tis de leur contexte, mais qui en eux-mêmes sont d’une beau­té dévo­rante, presque indécente…

« Je vien­drai comme un voleur, et tu ne sau­ras pas à quelle heure je vien­drai sur toi. »

Apo­ca­lypse de Jean, 3:3.

Si vous vou­lez en connaître le sens réel, beau­coup moins pro­saïque, ce sera à vous de cher­cher, mais res­tons-en là… de grâce !!

Le Christ de la Pentecôte - Vitrail de la Cathédrale de Bourges

Le Christ de la Pen­te­côte — Vitrail de la Cathé­drale de Bourges — Pho­to © Les amis de la cathé­drale de Bourges

Read more
Et Leo­nar­do se mit à peindre sur le mur humide du réfectoire…

Et Leo­nar­do se mit à peindre sur le mur humide du réfectoire…

A la lec­ture du Léo­nard de Vin­ci de Ken­neth Clark, on a par­fois l’im­pres­sion d’être face à un peintre un peu ren­fro­gné, ombra­geux, un peu taci­turne, voire un peu dilet­tante (je me rends compte que ce mot n’a pas de fémi­nin) et lorsque l’on voit le nombre de tableaux qu’il a lais­sé, l’im­pres­sion n’en est que plus forte. Pour­tant, pour qui connaît ses manus­crits, il n’en est rien.

Pour com­pen­ser l’ab­sence de docu­ment, nous avons, sur ce tra­vail, plu­sieurs rela­tions de témoins ocu­laires, dont celle de l’é­cri­vain Ban­del­lo que je me dois de citer bien qu’elle soit très connue, car rien ne donne une image plus vivante de Léo­nard au travail.
« Sou­vent, dit-il, j’ai vu Léo­nard s’en aller tra­vailler le matin sur l’é­cha­fau­dage de La Cène ; et il lui arri­vait de s’y ins­tal­ler depuis le lever jus­qu’au cou­cher du soleil, ne posant jamais son pin­ceau sans boire ni man­ger. Puis il res­tait par­fois trois ou quatre jours sans tou­cher à l’œuvre, bien qu’il pas­sât chaque jour plu­sieurs heures à la consi­dé­rer et à cri­ti­quer en lui-même les per­son­nages. Je l’ai vu éga­le­ment, quand il lui en pre­nait fan­tai­sie, quit­ter la Corte Vec­chia alors qu’il tra­vaillait à l’im­mense che­val d’ar­gile et s’en aller droit au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Là, esca­la­dant l’é­cha­fau­dage, il sai­sis­sait un pin­ceau et ajou­tait quelques touches à l’un des per­son­nages ; puis brus­que­ment, il s’en allait.»

Et si ce tableau, l’un des plus connu de l’his­toire de la pein­ture occi­den­tale n’é­tait en fait qu’un leurre, l’œuvre d’un mau­vais peintre ? Pire : l’œuvre de plu­sieurs mau­vais peintres ou pire encore : l’œuvre de mau­vais res­tau­ra­teurs ? Même pas des peintres ! Mal­heu­reu­se­ment, cette étude de Ken­neth Clark nous dit qu’on n’est pas for­cé­ment très loin de la vérité.

Com­men­çons, dans une sou­ci de lisi­bi­li­té, par dis­tri­buer les rôles, pour que toute inter­pré­ta­tion à venir soit éclai­rée par ce sens : de la gauche vers la droite donc : Bar­thé­lé­my, Jacques le Mineur, André, Judas (au pre­mier plan, la main enser­rant une bourse), Pierre, Jean (oui qui que soit d’autre), le Christ, Tho­mas, Jacques le Majeur, Phi­lippe, Mat­thieu, Thad­dée et enfin Simon.

La Cène - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

Leo­nar­do da Vin­ci reste un tech­ni­cien très poin­tu de la pein­ture et de l’a­na­to­mie et sur les ques­tions de reli­gion, il a des idées bien arrê­tées, des concep­tions qui, comme pour la plu­part de ses col­lègues contem­po­rains, sont loin d’être des paran­gons de ver­tu. Clark dit pour­tant qu’il est cer­tai­ne­ment le moins païen des peintres de son époque.
On pen­se­ra ce qu’on veut de la Joconde, La Cène est cer­tai­ne­ment le chef‑d’œuvre abso­lu de Leo­nar­do. En plus d’être une pein­ture immense (4,6 x 8,8 mètres !), le der­nier repas du Christ peint sur le mur du réfec­toire du couvent Sainte-Marie-des-Grâces (San­ta Maria delle Gra­zie) de Milan est assu­ré­ment un des plus grands tableaux du maître, pour de mul­tiples rai­sons ; sa com­po­si­tion d’a­bord, mais aus­si le par­ti pris du peintre (il décide de peindre la scène tan­dis que le Christ dit d’un des leurs les tra­hi­ra : En véri­té, je vous le dis, l’un de vous me livre­ra, Jean, XIII, 21–22), et enfin l’or­ga­ni­sa­tion très prag­ma­tique des émo­tions déga­gées par cha­cun des apôtres, qui fait de l’au­teur un ratio­na­liste extrême.
Pour­tant, cette œuvre n’a plus grand-chose à voir avec l’œuvre que pei­gnit Leo­nar­do entre 1494 et 1498, à cause d’un détail qui a son impor­tance : le peintre n’a pas peint à fresque tan­dis que le mur du réfec­toire était visi­ble­ment trop humide pour fixer l’huile. A peine 20 ans après la réa­li­sa­tion de l’œuvre, elle com­mence à se dété­rio­rer de manière irrémédiable.

Cette façon de pro­cé­der ain­si par inter­mit­tence laisse entendre que Léo­nard ne pei­gnait pas al fres­co ; nous savons qu’ef­fec­ti­ve­ment, il uti­li­sa un mélange d’huile et de ver­nis. Le mur étant humide, la pein­ture ne tar­da pas à se dété­rio­rer. Dès 1517, Anto­nio de Bea­tis notait que l’œuvre était excel­lente bien qu’elle se soit abî­mée à cause de l’hu­mi­di­té du mur ou pour quelque autre rai­son ; et Vasa­ri, qui la vit en mai 1556, rap­porte qu’ « elle est en si mau­vais état qu’on n’y dis­tingue rien d’autre que des taches toutes brouillées ». En 1642, Sca­nel­li pou­vait écrire qu’il ne demeu­rait de l’œuvre que quelques traces des per­son­nages, si bien que l’on pou­vait à peine recons­ti­tuer le sujet. Devant de tels témoi­gnages, nous sommes obli­gés de conclure que ce que nous voyons à pré­sent sur le mur du couvent est essen­tiel­le­ment l’œuvre de res­tau­ra­teurs. La pein­ture, en effet, a été res­tau­rée quatre fois depuis le début du XVIIIè siècle, et elle le fut sans doute plu­sieurs fois aupa­ra­vant. En 1908, elle fut entiè­re­ment net­toyée par Cave­na­ghi, qui fit à son sujet un rap­port des plus opti­mistes, pré­ten­dant que seule la main gauche du Christ aurait été sérieu­se­ment retouchée.

La cène (main gauche du Christ) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (main gauche du Christ) — Leo­nar­do da Vinci

Il ajoute assez naï­ve­ment que Léo­nard était un pré­cur­seur car il semble qu’il ait employé un mélange rare­ment uti­li­sé avant la fin du XVIè siècle. Cave­na­ghi avait une répu­ta­tion de tech­ni­cien si bien éta­blie que ses dires sont géné­ra­le­ment admis ; mais, dans le cas pré­sent, nous avons des preuves acca­blantes de son erreur. On ne peut admettre qu’une pein­ture qui, selon tous les témoi­gnages, n’é­tait aux XVIè et XVIIè siècles qu’une ruine irré­pa­rable, ait sur­vé­cu plus ou moins intacte jus­qu’à nos jours. En com­pa­rant les têtes des apôtres de la fresque avec celles des pre­mières copies, nous avons la preuve évi­dente de sa res­tau­ra­tion. Pre­nons comme meilleurs exemples les deux séries dis­tinctes de des­sins, actuel­le­ment à Wei­mar et à Stras­bourg qui furent exé­cu­tés par des élèves de Léo­nard direc­te­ment à par­tir de l’o­ri­gi­nal. Ils ne com­portent aucune de ces variantes per­son­nelles qui appa­raissent habi­tuel­le­ment dans les copies. Ces des­sins repro­duisent, comme d’un accord tacite, cer­taines dif­fé­rences par rap­port à la fresque telle qu’elle se pré­sente actuel­le­ment, et chaque fois le des­sin lui est net­te­ment supé­rieur dans l’ex­pres­sion et la fac­ture. Pre­nons quatre des apôtres assis à la gauche du Christ (Clark — ou son tra­duc­teur — laisse un ambi­guï­té dans le texte, car les per­son­nages dont il parle sont à la gauche du Christ sur le tableau, donc à sa droite à lui). Dans l’o­ri­gi­nal, Saint Pierre est l’un des per­son­nages les plus dérou­tants de toute la com­po­si­tion par la lai­deur de son front trop bas, alors que dans les copies, sa tête, reje­tée en arrière, pré­sente un effet de rac­cour­ci. Le res­tau­ra­teur, inca­pable de suivre un des­sin aus­si dif­fi­cile, a fait de cette atti­tude une dif­for­mi­té. Il fait preuve de la même lour­deur dans la pose peu natu­relle qu’il finit par don­ner aux têtes de Judas et de saint André. Les copies montrent qu’à l’o­ri­gine Judas était en pro­fil per­du, ce que nous confirment les des­sins de Léo­nard qui sont à Wind­sor. Le res­tau­ra­teur le pré­sente tout à fait de pro­fil, dimi­nuant ain­si l’as­pect sinistre qu’il devait avoir. Saint André était presque de pro­fil ; le res­tau­ra­teur le pré­sente de trois-quarts, d’une façon toute conven­tion­nelle. Il a aus­si trans­for­mé ce digne vieillard en un per­son­nage à l’ex­pres­sion cau­te­leuse. La tête de saint Jacques le Mineur, une créa­tion du res­tau­ra­teur, donne la mesure de son incapacité.

La cène (apôtres gauche) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (apôtres gauche) — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

Il est impor­tant d’in­sis­ter sur ces modi­fi­ca­tions car elle prouvent que l’ef­fet dra­ma­tique de La Cène vient uni­que­ment de la dis­po­si­tion et du mou­ve­ment des per­son­nages et non pas de l’ex­pres­sion de leurs visages. Les écri­vains qui ont cri­ti­qué l’as­pect emprun­té ou inex­pres­sif de ces visages ont don­né des coups d’é­pée dans l’eau. Presque tous les détails de la fresque sont en effet à coup sûr l’œuvre de res­tau­ra­teurs suc­ces­sifs, et les visages, exa­gé­ré­ment gri­ma­çants, dans le goût de ceux du Juge­ment der­nier de Michel-Ange, laissent sup­po­ser que la main à laquelle on doit le plus fut celle d’un médiocre peintre manié­riste du XVIè siècle.

Ken­neth Clark, Léo­nard de Vin­ci, 1939

On se demande alors ce qu’au­rait pen­sé le peintre d’un tel car­nage. Regar­dons ses plus fines toiles : la Joconde, la Dame à l’her­mine, la Belle Fer­ron­nière… On se doute alors que le résul­tat final de La Cène devait être majes­tueux. Évi­dem­ment, Léo­nard était un peintre célèbre, cer­tai­ne­ment un des plus célèbres de son époque, et les res­tau­ra­teurs se sont certes atte­lés à res­tau­rer l’œuvre magis­trale d’un grand peintre, mais c’é­tait sans comp­ter que le maitre était un des­si­na­teur, maî­tri­sant plus le dise­gno que la pit­tu­ra. C’est là qu’ap­pa­raît tout le génie du peintre : son œuvre se perd dans un mur humide, dis­pa­raît len­te­ment et per­sonne n’ar­rive plus alors à par­tir des formes à savoir ce qui y avait été des­si­né ; l’œuvre dis­pa­raît alors à jamais. Mais c’est quand-même bien la faute de Vin­ci, qui n’au­rait jamais dû peindre sur ce plâtre de mau­vaise facture.

Leonardo da Vinci - Etude pour la Cène - Venise - Galerie de l'Académie

Leo­nar­do da Vin­ci — Etude pour la Cène — Venise — Gale­rie de l’Académie

La Cène (composition) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (com­po­si­tion) — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

Read more
Jour­nal de bord période #6

Jour­nal de bord période #6

Lun­di 3 novembre

Le dos contrac­té, le bas­sin qui com­mence à gri­gno­ter, à cra­quer dans tous les sens. Ren­dez-vous avec mon ostéo­pathe qui sait com­ment par­ler à mon corps, tout se remet en place dou­ce­ment tan­dis qu’elle me demande dou­ce­ment de contra­rier les mou­ve­ments qu’elle me fait faire. Elle prend tou­jours beau­coup de temps à m’ex­pli­quer ce qu’elle a mani­pu­lé en fai­sant l’ef­fort de m’ex­pli­quer le plus sim­ple­ment pos­sible, mais je ne sais pas pour­quoi, je n’é­coute jamais vrai­ment et je me perds dans ses grands yeux ronds.
Je retrouve une déli­cate sou­plesse, glisse dans mon bain chaud, me laisse cares­ser par la mousse qui m’enveloppe.
Ces jours sont des jours de grâce. Je reprends forme, une belle forme. Je ne me rase plus.
Je me sens bien. J’ai un peu peur.

Mar­di 4 novembre

Je me suis remis en quête de lec­tures, de lec­tures per­for­ma­tives. Ava­lé L’i­dée de Jus­tice d’Amar­tya Sen, même pas sen­ti le goût, à peine l’o­deur. For­mi­dable Dedans, dehors : La condi­tion d’é­tran­ger, de Guillaume Le Blanc, que je relis encore et encore, texte plein de pépites, de sidé­ra­tions, d’a­do­rables saillies qui feront date. Engon­cé dans mon cana­pé, pétri de dou­ceur. C’est le moment d’é­cou­ter à nou­veau Alice de Tom Waits. Voix écla­tée à la dyna­mite, phy­sique d’ac­teur déclas­sé, réper­toire dingue, côté un peu cir­cus, ima­gi­na­rium de Paranassus.

[audio:whd.xol]

Last night I drea­med that I was drea­ming of you…

Je suis bien, j’ai pas­sé une belle jour­née, un peu désta­bi­li­sé, chancelant.

I watch you as you disappear

Mer­cre­di 5 novembre

[audio:ish.xol]

Je suis bien, tou­jours. J’ouvre une bière brune irlan­daise sur les coups de 20h00, une bière qui veut imi­ter la Guin­ness sans lui arri­ver à l’ongle du doigt de pied. Il fait frais dehors, une odeur de che­mi­née, de bois brû­lé, de froid dans les arbres nus. La sen­sa­tion nette d’a­voir man­qué quelque chose.
Le nez dans les Inrocks, Guat­ta­ri, Le Blanc, des notes, le fou­toir, Tom Waits, je gri­fouille, gri­bouille, fait n’im­porte quoi par­fois, je pars dans tous les sens, attends que la pluie tombe, que le nez gèle, qu’il se res­sai­sisse, j’en ai à nou­veau toutes les facul­tés, je pleure un peu et tarde à rire, rit pour ne pas trop pleu­rer, recom­mence, tourne trois fois sur moi, et puis plus rien. Je retombe, meilleur moyen pour se rele­ver. J’é­coute the Acid test, Ry X, Mar­co­ni Union, en dépit du bon sens. Tiens, je vais me raser.

Jeu­di 6 novembre

Les jours passent comme des amné­sies suc­ces­sives où j’ai l’im­pres­sion de tout recom­men­cer, de tout remettre en ques­tion, mais ça ne sert à rien, j’ai trop ten­dance à lais­ser filer les moments de bon­heur, imbé­ci­le­ment. Je vou­lais juste être heureux.
Je suis bien.

Ven­dre­di 7 novembre

La semaine de tra­vail a été longue, très longue, entre­cou­pée de moments de grâce. Rasé de près, pas­sé chez le coif­feur, tout vêtu de blanc, je m’offre une nou­velle vir­gi­ni­té. Chan­ger de tête pour oublier un peu et me lais­ser le temps de me faire mal en regrettant.

J’ai repris le lec­ture de Ken­neth Clark sur Léo­nard de Vin­ci, ce qui me fait un bien fou. Tom Waits, en boucle. Je suis bien, je te dis, tout va bien.

Pho­to d’en-tête : Ter­rasse de Saint-Ger­main-en-Laye © Albert

Read more