Rele­vé métho­dique d’une semaine de plus ici, regar­dant les jours pas­ser les uns après les autres, comme si j’é­tais assis sur le banc d’une gare de pro­vince où l’on peut comp­ter les trains qui passent sur les doigts d’une main… Prendre son temps a des ver­tus thérapeutiques.

wintergezweig 2009-02

Pho­to © Bri­gitte Rieser

Lun­di 27–01

J’ai com­men­cé ce matin à lire le livre de William T. Voll­mann, Fuku­shi­ma, Dans la zone inter­dite. J’ai ache­té ce livre à sa sor­tie en France en 2012 alors qu’il venait d’être écrit (en 2011, tout de suite après…) et édi­té aux États-Unis. Il fal­lait que je le lise après ce qui s’é­tait pas­sé. Il y a eu ça et après plus rien. Presque trois ans après la catas­trophe nucléaire, c’est comme si le monde s’é­tait réveillé après un mau­vais cau­che­mar, s’é­tait jeté de l’eau sur la figure, puis s’é­tait ren­dor­mi serei­ne­ment sous sa couette chaude.
Arri­vé à la moi­tié du livre, j’ai été pris de nau­sées après le témoi­gnage de Mme Ito. Les sens brouillés, je ne savais plus pour­quoi j’é­tais dans cet état là ; était-ce la sur­dose de radio­ac­ti­vi­té res­sen­tie au tra­vers des pages ? Était-ce le fait que cette par­tie du monde est désor­mais presque tout à fait ense­ve­lie dans les sou­ve­nirs d’une huma­ni­té indigne ? Nous sommes retour­nés à notre exis­tence pri­vi­lé­giée sans plus nous occu­per du sort du reste du monde et je sup­pose que ma nau­sée vient de là.
J’ai froid, main­te­nant, et je suis hor­ri­fié. Rien ne peut être plus affreux que cette double peine ; un tsu­na­mi dou­blé d’un acci­dent nucléaire… Alors j’ai repo­sé le livre, je regarde sa cou­ver­ture noire et blanche, où seule la sil­houette d’un Japon meur­tri appa­raît dans une cou­leur rouge pro­fond et il me fait presque hor­reur. Je suis rare­ment secoué par un bou­quin, mais là c’est le fait que ce ne soit plus un simple roman, c’est une enquête de ter­rain et ma capa­ci­té à me révol­ter s’en trouve for­te­ment ébranlée.

Après le tsunami Fukushima

Je ne sais pas pour­quoi, mais je crois que toutes les images qui me res­tent de cette catas­trophe, celle qui m’au­ra le plus mar­qué est celle de ces deux chiens qui se battent dans une rue vide d’une ville déser­tée par ses habi­tants. Les humains ne sont pas faits pour sup­por­ter d’être mal­heu­reux à ce point. Les chiens non plus, d’ailleurs, mais qui s’en soucie…

Aujourd’­hui, une per­sonne doit m’ap­pe­ler, une per­sonne d’un autre éta­blis­se­ment que j’ai ren­con­trée il y a deux ans peut-être au cours d’une réunion de tra­vail. C’est le genre de per­sonne qui vous marque à vie tant son regard a l’air vide de toute expres­sion et, pire que tout, de tout signe d’in­tel­li­gence. C’est rare, des gens comme ça. Alors for­cé­ment, quand son nom est appa­ru, je me suis immé­dia­te­ment rap­pe­lé. Par­fois je me demande pour­quoi j’en­combre mon esprit avec ces gens ; ma mémoire gagne­rait à être plus sélective.

Ce soir, j’ai la tête comme une bouilloire, les oreilles en feu, quelque chose brûle en moi, la colère se consume sour­de­ment et me dévore. J’ai pour­tant si froid, je me sens si gla­cé au-dehors. J’ai envie de ravages, de folie, de mots qui dépassent ma pen­sée, de mélo­pées en forme d’exor­cisme. Je pour­rais tout brû­ler sur mon pas­sage. Je dois reve­nir à l’équilibre.

Mar­di 28–01

Nuit hor­rible, faite de cau­che­mars oppres­sants, d’as­cen­seurs qui se bloquent, de défi­lés dans les rues, défi­lés pour la liber­té et com­bats contre des abru­tis décer­ve­lés. Cer­tai­ne­ment un retour de flamme des mani­fes­ta­tions de ce week-end et son cor­tège de haine. Com­ment peut-on concen­trer autant de haine dans un pays comme le nôtre où tout est com­pli­qué mais jamais rien n’est abso­lu­ment atroce… Je ne sais pas com­ment dire. Croire en l’hu­main est de plus en plus com­pli­qué dans un pays qui verse dans la haine, nous fini­rons par mou­rir de ça.

William T. Vollmann - Fukushima, dans la zone interditeJ’ai ter­mi­né le livre de Voll­mann ce matin. Ce qui m’a pas­sa­ble­ment éton­né est cette incroyable iner­tie dont font preuve les Japo­nais. Contrai­re­ment à nous, ils ne sont jamais dans la révolte, ni dans l’af­flic­tion ; ils ont confiance dans leurs diri­geants (qui les bernent, bien évi­dem­ment) et ne font jamais preuve de colère ni d’une peine mor­bide. Tout est dans la mesure, c’en est presque trou­blant. Le véri­table luxe, c’est en fin de compte ne pas être tou­ché par la capri­cieuse emprise de la nature. Enfant de région pari­sienne, je n’ai jamais été tou­ché par les inon­da­tions, ni par les cyclones, ni pas les séismes, ni par les érup­tions, ni — je touche du bois — par une catas­trophe nucléaire, ni par la mon­tée des eaux, ni par la guerre, ni par la famine… Jus­qu’à quand pour­rais-je dire que je suis un pri­vi­lé­gié ? Par amu­se­ment par­fois, je me dis que je ferais bien d’al­ler vivre dans un coin un peu plus dan­ge­reux, mais je ne le sais pas tota­le­ment ; je suis un pri­vi­lé­gié, et je trou­ve­rai tou­jours une bonne rai­son de me plaindre. Ça, c’est parce que je suis Français.

Ce matin, il ne faut pas que je tarde, je meurs d’en­vie d’al­ler au bou­lot. Ce soir, je rejoins ceux de l’u­ni­ver­si­té avec Jean-Jacques et Chris­tine pour inau­gu­rer le nou­veau pro­gramme de ce mas­ter recherche dont je n’ai, pour l’ins­tant, aucune idée du contenu…

L’his­toire contem­po­raine n’a aucun sens.

Pen­dant la réunion ce matin, mon regard vaga­bon­dait au dehors, avec les mésanges qui vire­vol­taient dans les branches cra­moi­sies des cor­nouillers. Et puis j’ai cra­qué. Je n’ai pas res­pec­té mes réso­lu­tions, j’ai ache­té deux livres (un de Sébas­tien de Cour­tois, l’autre d’un auteur que je ne connais pas, pas encore). Mais les réso­lu­tions sont bien faites pour ne pas être res­pec­tées, non ?

Mer­cre­di 29–01

Reprise de la fac hier soir. Évi­dem­ment, je dis fac, mais pour une fois, tout s’est pas­sé hors-les-murs. Ren­dez-vous don­né au Café des Arts et Métiers. Arri­vé un peu en avance — le retard m’an­goisse —, je me suis un peu pro­me­né dans ce quar­tier que je connais de loin. J’ai décou­vert avec sur­prise que le retable de l’é­glise Saint-Nico­las des Champs, église par ailleurs fon­ciè­re­ment sombre mais bien chauf­fée, com­por­tait deux tableaux très colo­rés de Simon Vouet, l’Assomp­tion et la Mise au tom­beau de la Vierge, des pein­tures cer­tai­ne­ment mineures, sans quoi elles appa­raî­traient au cata­logue de ses œuvres les plus importantes.
L’é­glise est très sombre, ses pla­fonds peints des cha­pelles de l’ab­side sont cer­tai­ne­ment très beaux, mais aucun n’est éclai­ré. Le retable baroque est agré­men­té de sculp­tures d’an­ge­lots mus­clés et décoif­fés par le vent. Je tente de m’in­té­res­ser à cer­taines des pein­tures pré­sentes dans les cha­pelles en essayant de rete­nir le nom des peintres mais je n’y arrive pas, je me rends bien compte que quelque chose me trotte dans l’es­prit et m’empêche de fixer mon atten­tion. Je mets ça sur le compte du froid, sans conviction.

Je me dirige ensuite vers la Rue au Maire dans laquelle j’ai pris quelques pho­tos il y a long­temps, puis dans la Rue Vol­ta ; je suis sai­si par ce que je vois. Par­tout, toutes les échoppes sont deve­nues chi­noises. Dans la rue Vol­ta se trouve la plus ancienne mai­son de Paris ; on y trouve désor­mais un res­tau­rant chi­nois et un coif­feur chi­nois qui coiffe des Chi­nois. Les prix sont indi­qués en chi­nois, il y a plu­sieurs bou­tiques de vins, des bou­teilles entas­sées sur des caisses de neuf litres… quelle est l’arnaque ?

Je retourne vers le Conser­va­toire Natio­nal des Arts et Métiers où rôde encore cer­tai­ne­ment le fan­tôme de mon grand-père. Je ne peux m’empêcher de pen­ser à lui ce jour. Ce que je ne sais pas encore, c’est que same­di pro­chain, j’en­tre­rai dans la véné­rable ins­ti­tu­tion pour suivre un sémi­naire de sociologie.

Worksession

J’ar­rive au café, Jean-Jacques est assis seul, ses che­veux blancs en bataille, l’œil alerte, les lunettes posées sur le bout du nez ; il lit un livre de Lau­rence Fon­taine en siro­tant un jus de pam­ple­mousse. Les autres arrivent, Carole, Ché­rif, Elie puis Chris­tine et enfin Vivianne. Nous sommes au com­plet et nous pou­vons com­men­cer à tra­vailler. Jean-Jacques, tou­jours bien­veillant, est d’une dou­ceur infi­nie, d’une intel­li­gence rare et fine, nous remet tou­jours dans la bonne voie. Chris­tine parle d’a­mour, boit son verre de Vio­gnier tran­quille­ment et l’oeil vif, nous tance et nous lance des perches. Une ambiance incroya­ble­ment stimulante.

L’heure tourne, les esprits s’é­chauffent, s’ai­guisent, le vin aidant, le semi-pénombre et les bou­gies qui dansent dans l’air chaud, et il est l’heure de ren­trer, je me sens exté­nué. Carole attend son nou­vel amant et le regarde comme une gamine quand il arrive, elle papillonne des yeux et brille dans son sou­rire. Les yeux se ferment de som­meil, je fait tom­ber le rideau de mon orgueil en tirant ma révé­rence. Je n’ai jamais aimé être de trop.

Jeu­di 30–01

EquatoriaNou­veau livre ; Equa­to­ria de Patrick Deville. Troi­sième livre de lui que je lis et c’est tou­jours super­be­ment écrit, foi­son­nant, chao­tique, dépay­sant, c’est véri­ta­ble­ment l’é­cri­ture du ter­rain qui s’ex­prime là, une écri­ture qui donne envie de faire son sac et de par­tir sur le champ.

Ce matin encore, je ne sais pas pour­quoi, mais j’ai au-des­sus de la tête un nuage qui ne dit pas son nom et qui me rend sombre. Sans com­prendre réel­le­ment ce qui m’ar­rive, je me sens à la fois triste et prêt à bon­dir. Je manque sérieu­se­ment d’entrain.

J’é­cris des mails comme si j’é­tais au bord de la tombe, mais au fond de moi, encore une fois, je suis à l’é­qui­libre comme les comptes d’une socié­té écran des îles Caïman.

Avec les col­lègues aujourd’­hui, je me suis enfin ins­crit au Raid ESSEC 2014, une bonne occa­sion pour reprendre le sport après un hiver casa­nier. L’oc­ca­sion aus­si de pas­ser un bon moment de par­tage avec les jeunes en binôme. Un for­ma­teur, un sta­giaire. J’ai res­sor­ti mon vélo et je suis allé pous­ser le péda­lier pen­dant une heure, jus­qu’à ce petit moment de plai­sir où on finit par lut­ter conter l’é­pui­se­ment dans une sorte de fré­né­sie exta­tique qui fait qu’on n’a plus envie de s’ar­rê­ter. Et puis ça per­met de ne pas pen­ser quelques instants.

Ven­dre­di 31–01

La lettre est posée depuis hier sur la table de la salle-à-man­ger. Plu­sieurs fois je suis pas­sé devant en me disant que j’al­lais bien finir par l’ou­vrir. C’est le genre de lettre qui ne peut qu’ap­por­ter de la joie parce qu’on sait d’où elle vient. J’au­rais pu lais­ser traî­ner plus long­temps, mais je vou­lais quand-même voir, me repaître de ce qu’elle pou­vait signi­fier. Cette fois-ci ça devient un peu plus concret, et ça le sera défi­ni­ti­ve­ment lorsque je pour­rais pla­quer le diplôme sur la porte en fer avec un aimant, pour pou­voir pas­ser devant et me satis­faire de tous les efforts accom­plis pour y arri­ver. Putain… men­tion très bien, c’est écrit des­sus, là, je n’en reviens encore pas… Dans le détail de mes notes, ma sou­te­nance m’a rap­por­té deux fois 17/20… Moi qui ai tou­jours été un élève moyen, les profs disaient sou­vent que j’a­vais un grand poten­tiel, mais que je renâ­clais à l’ex­ploi­ter… Voi­là, c’é­tait ma revanche.

Master EFIS

A pré­sent, il va me fal­loir exploi­ter mon sujet de recherche, conti­nuer sur cette voie royale qu’on m’a ouvert.

Cette semaine n’en finit plus de ne pas se ter­mi­ner. Der­nière mati­née. Cet après-midi sera encore l’oc­ca­sion de cou­rir. Pré­fec­ture pour aller faire éta­blir mon per­mis de conduire inter­na­tio­nal, garage pour rem­pla­cer un phare sur la voi­ture qui sort du garage.

J’ai du maté­riel pour m’oc­cu­per plu­sieurs années, des pho­tos, des notes de voyage, des papiers à clas­ser, des tickets de musée, des aqua­relles que je n’ai pas ter­mi­nées, des cro­quis dont je ne sais quoi faire, d’autres à peine esquis­sés qu’il fau­drait que je ter­mine, une méthode de turc qui n’at­tend qu’une seule chose, que je la par­cours, une autre d’a­rabe, qui me semble encore plus loin­taine et je me dis déjà que j’ap­pren­drais bien l’is­lan­dais et le far­si, mais je suis un peu trop loin de tout ça. Les pré­pa­ra­tifs de mon pro­chain voyage m’empêchent un peu de me fixer sur quelque chose, alors j’at­tends que ça passe et que tout soit réglé. Je n’ai même pas mon visa, pas encore, j’ai pris quelques dol­lars, pas encore d’hô­tel, juste les billets d’a­vion, et encore… je ne sais même pas ce que je fais une fois arri­vé là-bas… J’erre ? Peut-être. En tout cas, je me pose dans un coin et je loue un scoo­ter pour être cer­tain de ne faire que ce que j’ai envie de faire et ne pas dépendre du bon vou­loir des autres. M’ar­rê­ter quand je veux, devant ce que je veux, dans la moite cha­leur tro­pi­cale. Pro­fites-en bien mon coco parce qu’a­près, ce sera régime sec. Il fau­dra attendre un peu avant de repartir.

En par­lant de ça, j’en suis à 10 kilos de per­dus. Taille de guêpe… à peu de choses près.

La semaine se ter­mine, j’ai comme l’im­pres­sion que quelque chose meurt en plus des jours, mais dif­fé­rem­ment que dans une vision bor­née et car­té­sienne, je com­mence à croire que tout est ins­crit dans un cycle qui ne fait que se décom­po­ser en plu­sieurs autres cycles, et que rien ne sau­rait vrai­ment mou­rir pour soi, que tout per­met la nais­sance de tout.

Tigran me l’a dit, je suis un indé­crot­table opti­miste et ce que je véhi­cule pour les autres a des ver­tus thé­ra­peu­tiques, même si je le suis beau­coup moins pour moi-même. on dirait que la boucle est bou­clée et qu’une nou­velle semaine s’an­nonce déjà…