Aquilegia

Albrecht Dürer — Ancolie — 1526
J’ai laissé sur le seuil de la porte un pied d’ancolie,
un bouquet de fleurs en trompes,
belles comme une matinée d’été,
dont le bleu est une invitation au voyage.
Je reviens le 19 août…
Read moreAlbrecht Dürer — Ancolie — 1526
J’ai laissé sur le seuil de la porte un pied d’ancolie,
un bouquet de fleurs en trompes,
belles comme une matinée d’été,
dont le bleu est une invitation au voyage.
Je reviens le 19 août…
Read moreMercredi soir s’est achevée mon année de cours d’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre. J’ai failli me réinscrire dès lors que les inscriptions ont été rouvertes, mais ça n’aurait pas été raisonnable, la plupart des cours de l’année prochaine étant assurés par les mêmes intervenants. Beaucoup de redites en vue, beaucoup de temps à mettre à disposition pour autre chose. C’est un peu douloureux, une époque qui se termine. Mais j’y reviendrai certainement, dans quelques années. Et même si aller à Paris tous les mercredi soirs en scooter était parfois un peu dangereux, même si j’ai eu parfois très froid, à tenter de mettre mes vêtements contre le vent alors même que le vent me cassait les doigts, je me suis incroyablement amusé à voir la Concorde de nuit, la rue du Faubourg Saint-Honoré et son spectacle permanent, la rue de Rivoli qui est décidément, selon moi, la plus belle rue du monde avec la régularité sans faille de ses arcades, ses lampadaires, ses trottoirs hauts et son incroyable rectitude, pour ne pas dire rigidité. Pendant toute année, j’ai vu ce quartier de Paris que j’adore, non parce qu’on y trouve — tout n’y est qu’artifices — mais pour son harmonie, l’impression de calme qui s’en dégage malgré la circulation très intense, il y est facile de s’en abstraire, de nuit ou de jour, et je me suis imprégné de ces lieux au point que désormais, je risque d’avoir du mal à m’en défaire.
J’ai adoré la plupart de ces cours, la qualité de l’intervention était presque à chaque fois exceptionnelle. Je me souviens avoir particulièrement aimé celles de Marc Étienne sur l’Égypte, Béatrice Quette sur la Chine, Thierry Zéphir sur l’Inde et le Cambodge et surtout ! surtout Arnauld Bréjon de Lavergnée sur la peinture en France et en Italie. Le seul cours fait avec de vraies diapositives, à l’ancienne, parce que dit-il, rien ne vaut la définition d’une bonne vieille diapo. Cet homme parle sans note, déroule son cours comme une belle histoire, vous parle de Caravage, de Poussin ou de Vouet comme s’il les avait connus et ne s’embarrasse pas sur les formes en engueulant les retardataires qui font du bruit…
J’ai profité de ces soirées sur place pour sillonner les rayons de la librairie du Louvre. J’ai dépensé beaucoup d’argent et j’en ai ramené quelques dizaines de bouquins, et pas que des petits. Je me suis constitué un bibliothèque impressionnante de livres fascinants sur l’art et sur l’histoire. Plus que jamais je me rends compte à quel point on ne peut étudier l’art sans l’histoire pour comprendre le contexte dans lequel les œuvres ont été produites, de la même manière qu’on ne peut étudier l’art sans connaître ses opérateurs, les artistes, et ses commanditaires. Difficilement également de tenter de comprendre l’art sans avoir quelques notions de mythologie et de théologie, vu que ce sont les principaux thèmes de la peinture comme de la sculpture… Idem pour l’épigraphie. Cette spécialité de l’art est incroyablement utile pour la compréhension de l’histoire de l’art. Tout ceci, je l’ai compris au fur et à mesure de mes achats, alors j’ai continué d’acheter, une bonne centaine de livres, de quoi tenir un siège.
Et je ne me suis pas contenté de ça. J’ai également acheté quelques livres sur le voyage et des guides. De quoi occuper quelques centimètres sur mon rayonnages. C’est à peu près tout ce qui m’intéresse aujourd’hui. L’art et le voyage. Rien d’autre. Si je n’étais pas autant retenu par les contingences et le séculier, je me retirerais au prieuré de Ganagobie pour me consacrer aux choses de l’esprit pendant quelques temps. Lire, dormir, réfléchir, écrire, écouter l’orage gronder dans la vallée, scruter la pierre… pendant que les autres s’amusent et vivent. Cette perspective m’excite presque. Je dois être un peu barré, mais je crois que personne n’en doute plus. Finalement, j’ai trouvé la porte de sortie. J’ai du mal à tenir en place, j’ai du mal à rester là à ne rien faire si ce n’est pas pour me consacrer intégralement à ce que j’aime, alors pour contourner le problème, j’ai décidé de m’envoler…
Nasir Khosrau (Nasiri Khusru, Nāsir al Dīn ibn Khosrow, Nassiri Khosrau) est un poète persan, originaire du Khorassan, dont le nom de plume est Hujjat. On sait peu de choses de lui, si ce n’est qu’il était certainement un peu porté sur la bouteille et qu’il était un grand érudit, connaissant plusieurs langues et très versé dans l’astronomie et les sciences naturelles. Il est de ces personnages qui ont fait la jonction entre le Moyen-Orient, l’Occident et l’Inde. On sait également de lui qu’il abandonna finalement les plaisirs de la vie et qu’il se rendit à La Mecque et à Médina pour y trouver réponse à toutes les questions qu’il se posait sur la religion. Le récit de ce voyage, le Sefer nameh, est un témoignage unique du monde musulman au XIème siècle.
“Sefer nameh”, relation du voyage de Nassiri Khosrau en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse, pendant les années de l’hégire 437–444 (1035 1042) / Publié, traduit et annoté par Charles Schefer. Paris — 1881
Disponible au format PDF sur Gallica et Archive.org. Lire en ligne sur Archive.org.
Read morePour revenir dans l’histoire, on pourra toujours retrouver trace de l’hippodrome, comme une évocation, dans un quadrige de chevaux en bronze qui ornait autrefois le Carceres, dans un lieu devant lequel on passe en se demandant ce qu’ils font là. Effectivement, si vous êtes allés à Venise, vous les avez peut-être remarqués au-dessus de la porte principale de la Basilique Saint-Marc. Ce sont des copies, car la pollution les aurait détériorées, les originaux se trouvant au musée de Saint-Marc. Si vous vous demandez pourquoi ils sont là, c’est simplement que les Croisés (menés par le Doge Enrico Dandolo qui est enterré quelque part dans Sainte-Sophie) les ont volés en 1204. Si vous vous demandez ce que font des chevaux sur le fronton d’une basilique, je n’ai pas la réponse.
Le quartier que j’ai visité se trouve au sud de la Mosquée Bleue, derrière le Sphendonè dont je parlais précédemment. Évidemment, il faut à un moment donné se donner les moyens de sortir des chemins tracés par les guides touristiques. C’est ce que j’ai fait une fois que je suis sorti de la Mosquée Bleue, du côté du grand portail à l’opposé de la grande place : on se retrouve projeté dans un autre monde, le bazar Arasta. Ce bazar est en réalité une rue bordée de commerçants luxueux organisés en guildes vendant à peu près les mêmes produits qu’au grand bazar, mais avec l’œil attentionné du pigeonnier. Les prix (non affichés) y sont deux à trois fois supérieurs et si l’on en croit la réputation faite sur les forums, mieux vaut ne pas y acheter de tapis. Difficile de s’y promener en pleine journée sans se faire tirer par la manche pour entrer dans les échoppes proprettes, où l’arnaque se fait sentir à des kilomètres sous couvert d’un sourire bienveillant. Autant être honnête, on s’y sent quand même bien et le lieu ne manque pas de charme. Il faut savoir tout de même que lorsque vous vous promenez dans ce quartier, vous êtes exactement à l’endroit où se trouvait le Grand Palais des Empereurs de Constantinople et que vous foulez, à quelques mètres au-dessus, les lieux que traversaient Constantin, Théodose ou Justinien…
En descendant les petites rues qui se trouvent derrière, on s’enfonce dans un autre univers, un dédale de maisons sombres et branlantes ; on y arrive en passant sous la voie de chemin de fer et en continuant en s’imaginant qu’on finira par tomber sur le front de mer, mais on peut marcher longtemps sans la voir, si ce n’est au détour d’une façade, entre deux plaques de tôle. Une petite mosquée (Akbıyık Cami) est enchâssée au milieu de ces rues étroites, où les gamins jouent au ballon au mépris des voitures qui rasent les murs. Un vieux monsieur sur le bord du trottoir nous regarde passer, l’air impassible. On joue au tavla (backgammon) au pied des fontaines qui depuis longtemps ne donnent plus d’eau et on fume, assis sur de petits tabourets en osier tressé. La brouhaha de la ville n’arrive pas jusqu’ici et si l’on sent que les maisons sont plus modestes que près du centre touristique, on y palpe un certain art de vivre, une douceur dans laquelle les Stambouliotes semblent se complaire. On le comprend, ce quartier a un charme fou, lié à la présence de ces très belles maisons en bois de style purement ottoman. Deux ou trois étages dont les supérieurs sont généralement plus étendus grâce aux encorbellements. Poutres ornées, peintes, finement découpées ; on imagine à quel point les Turcs aiment que leurs petites maisons ait un aspect coquet. Jusqu’au bout d’Oyuncu Sokak, au moment où il faut retraverser le ligne de chemin de fer pour retourner dans la circulation, les maisons sont en retrait et au vu des travaux qui fleurissent un peu partout, on a vraiment l’impression que la tendance est à l’embellissement. Je croise un homme aux cheveux blancs qui distribue de la viande aux chats qui s’agglutinent autour de ses jambes, sans se soucier de ce qui se passe autour, puis je le croise à nouveau dans l’autre sens, une fois arrivé au bout de l’impasse. Il parle aux chats, dans une langue que je connais bien : il est Français.
Le quartier est infesté de chats, mais c’est plutôt bon signe. J’ai vu des rats traverser les rues, furibards, certainement délogés de leur cache par des chats surexcités. L’un deux, acculé contre une clôture semblait demander pardon à son bourreau ; l’histoire ne dit pas comment tout ça s’est terminé.
Dans une société ottomane qui a créé les « bains turcs », on ne s’étonnera pas de trouver des fontaines partout. J’aurais l’occasion d’y revenir, mais vous ne ferez pas un pas dans une rue sans tomber sur un fontaine, que ce soit un sabil, un şardivan ou une fontaine de rue, l’eau est partout présente ici et joue un véritable rôle social ; il n’est pas rare de voir des femmes discuter au pied de ces fontaines. Beaucoup sont en marbre et certaines sont manifestement fabriquées en remploi d’autres matériaux. Je tombe en arrêt devant l’une d’elle qui m’intrigue ; les panneaux latéraux présentent des coupes de fruits penchées à 90°, du coup je me demande d’où peuvent provenir ces plaques, de quel bâtiment, de quel monument. Il ne faut pas oublier non plus qu’Istanbul est surnommée la ville des citernes. Dès sa fondation, préoccupée par le problème de l’abduction d’eau potable, Byzance se dotera d’un système complexe de citernes alimentées par un aqueduc d’une vingtaine de kilomètres, prenant source dans la forêt de Belgrad. Lorsque les Ottomans prirent le contrôle de la ville, ils ne savaient pas que le sous-sol était lardé de ces cuves immenses et réinventèrent un système d’abduction d’eau courante d’état, toujours en vigueur.
Tandis que je me rends compte que la mosquée que je voyais depuis le bout de l’Arasta Bazar était bien la petite Saint-Sophie, je comprends que j’ai fait un immense détour. Tant pis, j’ai vu d’autres univers, d’autres lieux, rafraichis par l’air de Marmara. La petite Sainte-Sophie se trouve aujourd’hui entourée d’un ilot de verdure, à quelques encablures de la mer alors qu’autrefois elle se trouvait quasiment les pieds dans l’eau. Les remblais ont permis notamment de construire la voix de chemin de fer et l’avenue Kennedy qui enceint tout le sud de la péninsule et remonte jusqu’à la gare de Sirkeci. On peut aujourd’hui voir (et surtout entendre) le train friser les murs de l’antique église.
Cette curieuse petite église a porté des noms différents. Originellement construite par Justinien à la suite d’un rêve où lui apparurent les saints Serge et Bacchus, elle est tout à fait contemporaine de Sainte-Sophie (527). Elle porta donc originellement le noms de deux saints, puis le surnom de petite Sainte-Sophie, en raison de sa forte ressemblance architecturale, notamment à cause de ce très joli dôme sur pendentifs supporté par huit portions. Suite à la conquête ottomane, elle a pris les atours d’une mosquée et fut rebaptisée en turc Küçuk Ayasofya Camıı, soit mosquée petite Sainte-Sophie. A l’intérieur, tout est beauté et simplicité musulmane ; les chapiteaux des colonnes colorées ont été conservés, ainsi que toutes les gravures des linteaux, présentant un texte en grec. La dentelle que représente la pierre conserve encore des traces de polychromie. Sous le badigeon blanc et propre recouvrant le lieu, on essaiera d’imaginer un décor de mosaïques dorées reposant paisiblement dans l’attente qu’on vienne le délivrer.
Le lieu est un véritable havre de paix, encerclé par les bâtiments bas de la madrasa au milieu duquel trône un şardivan. On y entend les oiseaux chanter et on peut s’asseoir sur les marches de l’entrée le temps de se laisser entêter par l’odeur du tabac à Nargile provenant de sous les arcades.
Épisode d’avant : La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul
Les guides touristiques sont très forts en général. Ils tendent à jouer sur l’histoire pour vous faire passer un lieu censé être incontournable pour le cœur de la ville, le centre de tout. En l’occurrence, j’ai vu noté partout que l’Hippodrome était un lieu fabuleux, depuis lequel on pouvait sentir le poids de l’histoire byzantine peser sur nos maigres épaules. Ce que peu vous disent, c’est que d’hippodrome, il n’y a guère. On a beau chercher, rien ne rappelle la présence d’un éventuel hippodrome sur cette place gigantesque, pas même la trace d’un sabot de cheval dans la pierre. Ce n’est qu’une place immense, joliment pavée, propre, ornée de drapeaux turcs. Mais pas un gradin, pas une colonne renversée, pas la moindre pierre usée. La seule chose qui peut rappeler la présence ici d’un hippodrome et la forme qu’il prenait autrefois est une ligne jaune tracée tout du long et formant un U dont le virage se situe au niveau du Rectorat de l’Université de Marmara (Marmara Üniversitesi Rektörlüğü).
Carte postale colorisée de l’hippodrome datant des années 50
Construit en une cinquantaine d’années, l’hippodrome était le monument populaire byzantin. D’un bout à l’autre, ce qui s’appelle aujourd’hui en turc At Meydanı, c’est-à-dire la place aux chevaux, mesurait près de cinq cents mètres de long (et précisément 117,50 m de large) sur le plan du circus maximus romain : Carceres au nord-est (écuries et stalles), Sphendonè au sud-ouest (courbe semi-circulaire) et Spina délimitant les deux allées. On estime que ce lieu de divertissement pouvait contenir entre 30 000 et 50 000 personnes (assises)1. En plus d’être un lieu où avaient lieu les courses de char, on y persécutait allègrement, selon la tradition romaine, tout opposant aux idées ou régimes en place. Les Romains avaient pour habitudes de se débarrasser des Chrétiens en les envoyant aux lions, tandis que les Byzantins durant la période iconoclaste préféraient s’attarder sur les moines et les nonnes qui vénéraient les images avec des méthodes barbares que je préfère ne pas évoquer.
Concrètement, ce qu’il reste de l’hippodrome aujourd’hui, ce sont quelques éléments de la Spina, cette bande centrale sur laquelle on exposait les trophées et les victoires de l’Empire ou les cadeaux donnés à l’Empereur. Ainsi on pourra voir l’obélisque de Théodose (Dikilitaş) qui est en réalité un des obélisques de Thoutmôsis III provenant du temple de Karnak, posé sur un socle représentant l’Empereur Théodose Ier et sa cour. Il mesure un peu plus de 18 mètres contre une trentaine à l’origine.
On trouvera également un autre obélisque, dit obélisque muré (Örme Dikilitaş). Constitué de pierres taillées, il était autrefois recouvert de plaques de bronze qui devaient resplendir à la lumière du soleil. Les plaques ont été fondues pour en faire des pièces de monnaie et les Janissaires (Yeniçeri) le dégradèrent fortement car pour montrer leur bravoure, ils devaient la gravir à mains nues, descellant ainsi bon nombre de pierres. Entre les deux se trouve la Colonne Serpentine (Yılanlı Sütun ou Burmalı Sütun). Voici un monument fascinant puisqu’il vient de la ville de Delphes et qu’il supportait comme trépied une vasque en or de trois mètres de diamètre, fondue elle aussi. Autrefois surmontée de trois têtes de serpent dont une se trouve au musée de Topkapi, elle fut souvent vandalisée puis réparée ; on dit même que sous l’Empereur Théophile, le patriarche de Constantinople lui-même, lors de la période trouble de la querelle des images, vint en pleine nuit détruire à coup de masse deux des trois têtes de serpent, symboles païens et démoniaques…
Miniature Ottomane du Surname‑i Vehbi, Topkapı Sarayı Müzesi, Istanbul (Hazine 1344, folios 290a)
Ces vestiges d’un passé antique sont les témoins du drame de l’histoire de cet hippodrome. On peut voir au pied de ces monuments que le niveau du sol à l’époque devait être de quatre bons mètres inférieur à ce qu’il est aujourd’hui. En effet, les débris du bâtiment se sont empilés et c’est sur cette épaisseur que la place a été aplanie. Abandonné par les habitants, dévasté lors des Croisades, puis par les Turcs qui l’exploitèrent comme une vulgaire carrière, il n’en reste aujourd’hui plus rien. Sauf… sauf un bon morceau…
Le premier soir à Istanbul, après avoir déposé les bagages à l’hôtel sous une pluie d’orage battante, nous sommes sortis pour trouver un endroit où dîner. La pluie tombait avec une force propre aux villes de bord de mer et dès que s’ouvraient les premières rues en pente derrière Kadırga Meydanı, je pouvais voir l’eau couler en torrent, charriant ordures et terre jusqu’au beau milieu de la rue. N’ayant prévu qu’un blouson léger, je me suis vite retrouvé trempé. Mon fils sous sa capuche ne semblait pas vraiment se préoccuper de ce qui lui tombait dessus. J’avisai une petite épicerie où je demandai le prix du parapluie qui se trouvait en devanture : 10TL. 5 euros. Une arnaque, mais bon, je n’avais pas le cœur à négocier. Je payai rubis l’ongle et vit le jeune homme se frotter les mains de m’avoir aussi grossièrement pigeonné. J’avais mon parapluie, dont je ne me suis servi que pendant la demi-heure suivante puisqu’il n’a pas plu à nouveau de tout le séjour, mais j’avais un parapluie stambouliote. Autant dire qu’il est revenu avec moi dans la valise.
Pas de plan donc, aucune idée de l’endroit où j’allais, je finis par me retrouver au détour d’une rue qui n’arrêtait de pas de monter dans Divan Yolu Caddesi, l’avenue qui descend jusqu’à l’hippodrome et j’arrive sur la place de Mehmet Akif Ersoy Parkı, aux abords de la petite mosquée Firuz Ağa Camii. Deux heures plus tard, après avoir mangé sur le pouce un kebap, je me suis rendu sur la place pour avoir une première impression, histoire de savoir si je devais revenir, ou pas. Tout était déjà sec comme si l’orage n’avait jamais eu lieu. Tout était silencieux, il n’y avait que le vent dans les drapeaux tendus tout autour de la place qui claquaient légèrement. Aucune voiture ne passe ici, au mieux quelques taxis, parfois un bus et au loin le tramway qui descend Divan Yolu. C’est calme et c’est ainsi que je découvre pour la première fois la ville-phare. Je traine du côté des grilles fermées de la Mosquée Bleue (Sultanahmet Camii) et regarde avidement les détails de ce monument qui est un peu le symbole du Proche-Orient à mes yeux, ses lourdes grilles en fonte, l’entrée de la cour fermée par une immense porte de bronze, finement ouvragée, surmontée d’un texte en arabe et d’un magnifique muqarna. Je m’approche des trois anciens vestiges de la Spina, que je contourne, tombe sous le charme des monuments de la place, le Rectorat et son portail typiquement ottoman, la façade du Musée des Arts turcs et islamiques avec son balcon fascinant, ne vois pas la fontaine de Guillaume II qui pourtant trône en bonne place et que je ne découvrirai que le lendemain, à la lumière du jour, et devant laquelle je m’arrêterai avec circonspection tellement le style me parait moderne ; pour cause, elle fut offerte par l’Empereur Guillaume II d’Allemagne en 1895 au Sultan. Elle est pourtant belle et s’intègre parfaitement au reste de la place. Les mosaïques dorées qui ornent l’intérieur du dôme sont de toute beauté.
De l’autre côté de la place se tient l’autre bijou d’Istanbul, celui qui occupera le viseur de mon appareil photo à tout bout de champ ; Ayasofya (Sainte-Sophie). Illuminée, tendue vers le ciel, majestueuse plus que belle, imposante plus qu’élancée, elle laisse supposer par l’extérieur ce qu’elle est à l’intérieur.
Je disais plus haut qu’il ne reste rien de l’hippodrome, sauf une chose : la Sphendonè. Évidemment, ça ne fait pas partie des jolies choses à voir, vu son état de délabrement, mais je suis allé par derrière pour voir ce qu’il en restait, je suis allé toucher la pierre, sentir le bruit des sabots des chevaux vibrer sous ma main… La totalité des colonnes qui ornaient sa façade ont été remployées pour la construction de la mosquée de Soliman (Süleymaniye Camii), mais on imagine encore assez bien la taille que pouvait avoir ce monument. Sur cette carte datant de 1572 (Braun and Hogenberg, Civitates Orbis Terrarum, map I‑51), on voit bien ce qu’il reste de l’hippodrome et ce qu’on peut en voir aujourd’hui, ainsi que les vestiges de la Spina.
Au prochain épisode, je vous emmène dans les bas-fonds d’Istanbul, dans le vieux quartier front de mer de Sultanahmet, là où les maisons s’écroulent et que les rats traversent la rue, parfois coursés par un chat affamé.