May 29, 2015 | Livres et carnets |
Je me suis lancé dans la lecture de Paul Morand avec le majestueux ouvrage nommé tout simplement « Voyages », édité dans la collection Bouquins de Robert Laffont. Morand, que je ne connaissais pas, a une écriture très lyrique, enveloppée et un peu pompeuse, une belle écriture d’une autre époque et c’est ce Morand qui part sur les routes de l’Afrique en 1928, in Paris-Tombouctou qui prend ce ton un peu léger et amusé pour parler de son voyage, découpé en petit morceaux, divisé en laconiques petites tranches de pensées. Dès les premières pages, je m’amuse de cette lucidité et cet humour qui parle si bien des réalités de son temps, où le voyage tenaient encore de l’expédition, une écriture teintée de l’ambiance presque art déco qui sévit dans ces années-là…
Avant de quitter Paris, j’ai fait mon testament. Autrefois, il n’y avait que les très vieilles gens qui testaient. Désormais, avec les voyages en avion, les acquittements de femmes jalouses, les révolutions, les bacilles dans le potage, et le cent à l’heure, personne n’est sûr du lendemain. Une des différences essentielles entre hier et aujourd’hui, c’est cette façon de vivre familièrement avec la mort. Chaque fois que nous partons en auto, nous tenons notre vie entre nos mains ; un coup de volant à droite et nous ne sommes plus. Nos pères se confiaient à de paisibles cochers, ou aux mécaniciens de locomotives, une fois par an, au plus, de Paris à Dieppe, mais le reste de leur vie ne comportait d’autre risque que les pelures d’orange, l’excès de Bourgogne et les cheminées, les jours de grand vent.
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May 9, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Carnet de voyage en Turquie : Les vallées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı
Bulletin météo de la journée (vendredi 17 août 2012) :
Station de Nevşehir
10h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 7 km/h
14h00 : 28°C / humidité : 18% / vent 6 km/h
22h00 : 21°C / humidité : 31% / vent 20 km/h
Station d’İstanbul
10h00 : 28°C / humidité : 55% / vent 15 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 28% / vent 22 km/h
22h00 : 30°C / humidité : 55% / vent 19 km/h
Je suis levé très tôt, en même temps que le soleil, peut-être même avant. La fatigue n’a plus de prise sur moi ; je me sens incroyablement léger, dégagé de toute contrainte, presque inconscient du monde environnant. Dans cette chambre immense où j’ai la sensation d’avoir finalement passé trop peu de temps, je commence à rassembler mes quelques affaires. Mais étrangement, j’ai la bougeotte et comme il est encore trop tôt pour aller déjeuner, je m’assieds sur le rebord de la fenêtre pour regarder les ballons percer le ciel frais du matin. Il est encore tôt… mais je chausse mes chaussures et je m’habille sommairement, je prends les clefs de la voiture et je sors de la chambre presque comme un voleur, passant devant le type avec un petit geste de la main et l’air satisfait du sale gamin qui va faire une connerie. Pour une connerie, c’est une sacrée connerie. Je file à toute vitesse vers Göreme sur la route poussiéreuse ; la voiture fait de dangereuses embardées dans les virages, me rappelant tout à coup que mon tacot a les pneus lisses. Je prends la direction du musée en plein air et je rejoins un panneau qui m’intrigue pour être passé plusieurs fois devant. Le panneau jaune indique Saklı Kilise, ce qui signifie « église cachée ». En me renseignant un peu sur le guide, j’apprends que cette église porte ce nom car un éboulement en avait caché l’entrée pendant plusieurs siècles, au-dessus de la vallée de Zemi qui rejoint la vallée des pigeonniers. Elle n’a été mise au jour qu’en 1957, révélant des fresques peintes directement sur le roc, exceptionnellement conservées du fait de leur isolement du monde extérieur et c’est cette église-là que je souhaite voir avant de quitter la Cappadoce.




La ville dort encore, il n’est que 7h00 et tout semble se réveiller doucement. Le soleil est déjà chaud, mais je supporte bien un petit pull qui me rappelle qu’on est quand-même dans les montagnes. Au point le plus bas d’Üçhisar, on est déjà à près de 1300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Je m’engage sur le sentier qui emprunte un chemin derrière une ancienne église reconvertie en écuries ; le chemin monte sacrément et passe sur une crête un peu escarpée. D’ici je peux voir toute la vallée qui s’étend devant moi. Le coin est truffé d’églises dans la roche, mais je n’ai pas de carte suffisamment détaillée et exhaustive pour imaginer les visiter toutes un jour. Je m’engage sur le plateau de tuf où l’on trouve des champs cultivés, des abricotiers en nombre. Le soleil du matin rase ce paysage dont la blancheur éclatante est à la fois un supplice et un régal pour les yeux. Mon chemin s’étend sur quelques dizaines de mètres, mais alors que je m’attends à tomber sur une indication, sur un panneau qui pourrait m’aider, rien ne me laisse présager qu’il existe ici une église, et je me laisse finalement à croire que le mot « église cachée » ne soit finalement qu’un calembour indiquant qu’elle est tellement bien cachée qu’on ne peut la trouver. Je finis par descendre dans la vallée par un chemin hasardeux et tente de repérer les lieux depuis le contrebas mais je ne vois rien d’autre que des vignes, du tuf bien lisse et bien glissant. Il est pourtant dit sur le guide que quelques mètres sur le plateau donnent accès à une volée de marches abruptes qui descendent à l’église mais je ne vois rien et ça commence à m’énerver. Je décide alors de remonter sur le plateau par un chemin dans un goulet d’étranglement en passant mes pieds dans les creux entre les cônes de tuf. J’arrive à me débrouiller plutôt bien jusque là, jusqu’à ce que je me retrouve avec le pied bien coincé dans la roche. Et là, je commence à avoir peur. Je suis tout seul, personne ne sait que je suis là… Au mieux on retrouvera la voiture dans quelques jours et on se posera la question… Je n’arrive plus à monter et sous mes pieds il y a cinq bons mètres de vide, je ne peux pas me retourner et oser espérer sauter sans me casser quelque chose, mais de toute façon, ma chaussure est tellement bien encastrée que je ne peux pas bouger. Je commence à fatiguer, à m’essouffler et pour ne rien cacher, je commence à avoir franchement peur. Je commence à rire nerveusement en me disant que je suis un peu inconscient parfois, mais j’essaie de garder la tête froide et je commence à réfléchir pour me sortir de là. Et là, j’ai comme un coup de génie ; je dénoue mon lacet et arrive à retirer ma chaussure de mon pied endolori, que j’arrive finalement à poser plus bas. Après avoir récupéré la chaussure, je redescends tout doucement pour ne pas tomber et j’arrive finalement en contrebas. Après ce gros coup de trouille, je finis par remonter par où je suis descendu. Je dois me rendre à la réalité, je n’arriverai pas à trouver l’église cachée et quitter la Cappadoce sur cet échec me rend un peu amer.
Finalement, c’est quand je reviens sur mes pas que je vois sur le bord du précipice une volée de marches taillées dans le roc et qui descendent vers une excavation. Je n’en crois pas mes yeux, je suis passé devant peut-être trois ou quatre fois sans voir les marches. Voici une église qui mérite bien son nom. Évidemment, elle est fermée, comme souvent apparemment, mais ce que j’arrive à en voir me permet d’identifier les différentes scènes avec ma lampe torche (ustensile finalement indispensable en Cappadoce) : la Deisis, l’Annonciation, la Nativité, la Présentation de Jésus au temple, le Baptême, la Transfiguration, la Crucifixion du Christ, La Dormition de Marie et quelques saints. Les couleurs sont encore vives et la peinture pas trop abimée. J’aurais finalement trouvé cette belle église cachée et je reviens à l’hôtel fier de moi, même si j’ai presque failli ne pas en revenir vivant…



Je suis accompagné jusqu’à la voiture par des nuées de moustiques qui viennent de se réveiller et me dévorent les jambes. C’est mon dernier jour ici, je reprends l’avion dans la soirée pour Istanbul, mais j’ai le cœur gros et je n’ai pas vraiment envie de partir d’ici. C’est sans précipitation que je me douche et que je finis de boucler ma valise avant de descendre déjeuner sur la terrasse, une dernière fois. Le lieu est si magique que je sais qu’il y aura quoi qu’il en soit une deuxième fois.












Une fois le ventre plein, je laisse mes valises à l’accueil après avoir convenu d’un accord tout à fait intéressant avec Abdullah par l’intermédiaire de l’anglais rudimentaire de Fatoş. En fin de journée, je ramène la voiture — que je paie dans le prix de la chambre — et je pars avec et le propriétaire jusqu’à l’aéroport de Nevşehir qui me dépose là-bas. Seule contrepartie, je paie le plein d’essence arrivé près de l’aéroport. C’est plus qu’honnête. Nous nous serrons la main et je repars sur les routes, profiter un dernier instant des paysages. Je me dirige vers la vallée de Devrent et je m’arrête à un endroit que m’avait chaudement recommandé Adbullah : Paşabağ (le jardin du Pacha). Plutôt qu’un jardin, c’est un immense champ de cheminées de fée où tous les Turcs des environs semblent s’être donnés rendez-vous en famille. Certaines anciennes cellules des moines sont accessibles par la roche, mais sont littéralement envahis de petits enfants Turcs un peu bruyants et désordonnés. Un superbe terrain de jeu pour eux, mais je n’arrive pas vraiment à goûter l’endroit, que je trouve sans charme. Il y a, paraît-il, une église, que je n’ai pas vue, mais pour tout dire je ne m’éternise pas ici. A part quelques polychromies, une vallée solitaire et la présence d’un énorme lézard à la peau lardée de piquants, je ne retiens pas grand-chose de l’endroit. Je file et m’arrête sur un plateau d’où je peux voir la Cappadoce à 360° ; d’un côté, le plateau de Çavuşin avec ses jolies vallées, de l’autre la plaine qui s’étend jusqu’à Ortahisar et Ürgüp. C’est une terre accidentée, teintée de rouges là où poussent les vignes qui servent aux vins (réputés) d’Ürgüp, de jaune souffre là où la caillasse effleure, de roses là où sortent de terre les cônes de tuf, de blancs lorsque la terre est rincée par les pluies et la neige de l’hiver, de verts pâles là où poussent des touffes disparates et des buissons chétifs, parfois dans la terre aussi qui arbore ces étranges teintes qu’on trouve incroyables en ces lieux…







Je reprends la voiture pour aller voir la fameuse Pancarlık Kilisesi que j’ai failli voir il y a trois jours si je n’étais pas arrivé aussi tard… Je passe par la route qui part d’Ortahisar ; c’est une vieille route cabossée, étroite et poussiéreuse, pleine de trous. Je déplace des tonnes de poussière et de sable qui ne me font pas passer inaperçu sur cette route isolée. Rien de tel pour signaler sa présence. Je pense aussi que je finis de ruiner la voiture qui va en prendre un sacré coup dans les amortisseurs.
Cette fois-ci, c’est ouvert, mais le type qui garde l’église n’est vraiment pas débordé, à tel point qu’il dort, en toute simplicité. Je suis obligé de tousser, ce qui ne le réveille pas. Je lâche finalement un petit éclat de rire qui le bouscule ; il se met debout comme si de rien n’était et d’un sourire franc sous sa belle moustache poivre et sel, il me demande les 4TL de droits d’entrée — dört lira. L’église est toute simple, avec une dominante de couleurs vertes et ocres. La marche de l’autel est sculptée en onde, ce qui est extrêmement rare et qui symbolise certainement l’eau du baptême, et le chœur est une demi-coupole où est peint un Christ en majesté, ainsi que le tétramorphe et des séraphins. Les saints représentés le sont sous forme de bandes historiées.
Des ouvertures creusées dans la pierre laissent passer un petit courant d’air agréable, tandis que deux hommes sont vautrés sur les tapis à l’entrée de l’église, prenant un thé qui a dû refroidir depuis longtemps. Je profite de ces derniers instants, car je sais que je ne reviendrai pas tout de suite ; alors j’imprime dans mes souvenirs les couleurs et les formes de ce paysage dans lequel je me sens comme en terrain connu, les odeurs de tabac et d’eau de rose, d’herbes cuites par le soleil et de terre crayeuse, les chants des muezzin de la région qui sont comme des cantiques anciens dont la mélopée se retient comme une chanson entêtante.
Retour à Göreme pour déjeuner en plein milieu d’après-midi, au Maccan Café, sur le grand place près de la gare routière. J’y déjeune d’une coban salata faite à la commande et d’un menemem bien relevé avec un ayran pour éteindre le feu. Il est temps de partir ; je retourne à l’hôtel où attend le chauffeur. Ma valise attend sagement dans un coin et je sens déjà que quitter cet hôtel va être un vrai déchirement. C’est la première fois de ma vie que je pars un mois loin de chez moi, dans un pays étranger qui plus est, et ma déchirure se mesure à l’imprégnation de mon âme par ces terres étranges, empreintes de mysticisme et de religion aux contours un peu flous, d’histoire grecque relevée à la sauce ottomane, teintée de la douleur des déplacements de populations et d’une histoire récente pas toujours très drôle. Abdullah est là, ainsi que Fatoş. Bukem est absente aujourd’hui. Les adieux me déchirent le ventre, surtout lorsque je sais que ce n’est pas simplement une relation commerciale, et que derrière ce qu’on voit, des gens qui se plient en quatre pour leurs clients, ce n’est pas une vaine obséquiosité, mais quelque chose qu’on a, me semble-t-il par chez nous, définitivement perdu et dont le nom lui-même ressemble à une vaste blague au parfum suranné de naphtaline ; l’hospitalité. Tout a été fait pour me faciliter la vie, et cela, sans surcoût. Je me rappelle encore ces moments où en plein milieu de la nuit Abdullah me demandait de patienter un peu pour me préparer des tranches de pastèque alors que la fatigue m’étrillait ou lorsqu’il partageait avec moi ses noisettes (fındık) et ses abricots (kayısı) avant que je ne parte passer la journée dans la poussière. Il était hors de question que je sorte de son hôtel sans avoir pris une petite bouteille d’eau dont le meuble à l’entrée regorgeait. Ce n’est presque rien, mais c’est une relation instaurée qui ne souffre pas le refus, et dont j’ai vu sur place peu de Français se saisir…
Je monte à côté du chauffeur, ma valise dans le coffre, et après avoir embrassé Abdullah qui m’entoure littéralement dans ses bras puissants, mon nez fourré dans le tissu de sa chemise qui sent l’eau de rose, après avoir serré la main à Fatoş (oui, on n’embrasse pas les femmes comme ça…) et à un autre type qui était là mais dont je ne savais rien, je leur fais signe par la fenêtre. Abdullah se saisit d’une petite jarre remplie d’eau qu’il jette d’un mouvement de la main vers la voiture… il me dit que c’est une tradition pour souhaiter bonne route. Je trouve l’attention terriblement charmante et ma gorge se serre.






La voiture file vers Nevşehir que nous traversons à toute vitesse, les rues sont désertes et le soleil commence à décroître. Après avoir dépassé la ville, le chauffeur qui ne parle ni français ni anglais m’indique la rivière qui file le long de la route et me dit « Kızılırmak »…
Le fleuve rouge continue donc de m’accompagner jusqu’à l’aéroport. Nous dépassons Gülşehir, l’aéroport se trouve à la sortie de la ville, au milieu de rien. Ce n’est qu’un bâtiment tout en longueur où l’on ne sent pas une grosse activité. Dernier sursaut avant de passer les contrôles, je passe aux toilettes avec un petit sachet en plastique dans lequel j’avais récolté de la terre rouge de Cappadoce. Sortir des éléments minéraux, naturels ou vivants de Turquie est passible de prison, alors plutôt que de prendre des risques inutiles, je préfère me délester de cette poudre dans les entrailles de la terre avant de prendre l’avion.
Après les contrôles, je patiente dans une grande salle vitrée donnant sur la piste et derrière, de courtes montagnes érodées. L’embarquement est annoncé. Je me rends compte que l’aéroport de Nevşehir (Nevşehir Kapadokya Havaalanı) ne propose des vols que pour Istanbul, deux fois par jour avec Turkish Airlines. C’est vraiment le strict minimum, bien loin du gros aéroport de Kayseri. Une fois le vol parti, je pense que tout fermera jusqu’au lendemain midi. L’avion se poste devant les portes qui donnent directement sur le tarmac et lorsque les portes s’ouvrent, on nous invite à nous diriger vers l’avion à pied. C’est la première fois que je marche sur un tarmac et ce sera loin d’être la dernière. Le soleil se couche sur la piste dans une atmosphère irréelle de fin du monde comme on aimerait en vivre tous les soirs, le vent charriant une odeur salée d’herbes riches. Avant de m’engouffrer dans l’avion, je déguste cet instant tant que personne ne me presse. Le bonheur ne tient pas à grand-chose. Ce sont ces petits moments de transit qui vous extraient un moment de l’encroutement dans lequel on se vautre lorsqu’on prend ses aises dans une ville et qu’on a l’impression que le temps s’arrête.
Dans l’avion, puisque c’est Ramadan et que le soleil ne va pas tarder à se coucher, on me propose un plateau repas spécial ramadan, une boîte sur laquelle est inscrit iyi Ramazanlar (Bon Ramadan). Tout le monde a droit de goûter à ces petites douceurs, du riz au sésame, des galettes salées et de l’ayran. Le baklava finit de me faire fondre. L’avion est un A321 qui porte le nom de Sakarya, une province à proximité d’Izmit.



L’arrivée à Istanbul de nuit est magique. Le taxi m’emmène dans le quartier de Sultanahmet mais ne connait pas l’hôtel Sultan Hill. A proximité, comme c’est l’usage, il demande au premier venu où se trouve l’hôtel. C’est un petit hôtel derrière une façade de bois, une grande maison ottomane, dont la particularité est de se trouver juste derrière les murs de la Mosquée Bleue. Après avoir dîné, je monte sur la terrasse pour profiter de la vue… d’un côté Sultanahmet Camii, la superbe mosquée dont le muezzin a déjà chanté le dernier chant du jour, de l’autre la mer de Marmara, la pointe du Sérail, le tout dans une lumière brumeuse et surnaturelle. Avant d’aller me coucher, je fais un tour sur l’hippodrome, lieu de vie extraordinaire où tout le monde mange dans une ambiance bon enfant, au milieu des cris des enfants, des femmes qui rient et des hommes qui fument sous leurs moustaches. Istanbul est une ville qui se laisse prendre au creux de la main. Vivre le ramadan à Istanbul dans la chaleur des soirs brûlants est une expérience qu’on aimerait pouvoir étirer à l’infini et je me dis qu’il faudra que j’attende douze ans pour revivre un mois d’août dans les mêmes conditions. Istanbul en août 2024… Le rendez-vous est pris.
La chambre de ce petit hôtel en bois est toute petite mais je m’endors sans demander mon reste, en songeant déjà à cette heure tardive de la nuit (ou du matin) où le muezzin de Sultanahmet me réveillera avec son chant.
Voir les 103 photos de cette journée sur Flickr.
Etape suivante : Carnet de voyage en Turquie : Balades poétiques et visages stambouliotes
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Apr 3, 2015 | Livres et carnets |
Voici de quoi illustrer la désinvolture de ce drôle de bonhomme une peu dandy qu’était Maxime du Camp, parti sur les routes orientales pour flamber ses deniers entre Le Caire et Beyrouth. On disait l’homme fantasque, fortuné, un peu léger, et c’est avec lui que Gustave Flaubert est parti sur les routes. Censé en rapporter des photographies pour une mission confiée par le Ministère de l’Instruction Publique, voici ce que nous apprend Flaubert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :
“Maxime a lâché la photographie à Beyrouth. Il l’a cédée à un amateur frénétique : en échange des appareils, nous avons acquis de quoi nous faire à chacun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie brodée d’or. Je crois que ce sera chic !”
Flaubert et Du Camp en orient, c’est une conjonction à l’origine de la production de trois grandes œuvres. Tout d’abord le Voyage en Orient de Flaubert lui-même, le rassemblement de plusieurs textes qui ne sont que ses correspondances et ses carnets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’hui sous ce titre aux éditions Folio Gallimard. En fait de voyage en orient, c’est une excursion avec plus de 600 kg de matériel en Égypte, au Liban et en Palestine, en Turquie et en Grèce.
Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plusieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un suicidé dans lequel il raconte son expérience éprouvante du voyage en Égypte, mais également Le Nil : Égypte et Nubie, son journal de voyage, à partir duquel on peut croiser les informations délivrées par Flaubert dans ses correspondances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magistrale : 2 albums et 168 photographies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ouvrage qui recense la plupart des photographies prises par Du Camp lors de cette expédition.
On pourra également lire ce très bel article sur Flaubert et les arts visuels, ainsi que le livre dont on sait qu’il inspira Flaubert pour ce voyage : Nouveau manuel complet d’archéologie, ou Traité sur les antiquités grecques, étrusques, romaines, égyptiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Müller.
Maxime Du Camp — Le Caire — Tombe du sultan el-Ghoury
Maxime Du Camp — Palestine. Jérusalem. Mosquée d’Omar
Maxime Du Camp — Statue colossale de Ramses à Abu Simbel
Maxime du Camp — Syrie, Baalbek Colonnade du Temple du Soleil, 1850
Maxime du Camp — village et temple de l’île de Biggeh, Karnak, Egypte, 11 avril 1850
Maxime du Camp — Hypèthre, Dendereh, Egypt, 28 mai 1850
Maxime Du Camp — Sphinx de Gizeh
Maxime du Camp — Haute Egypte, Sortie de la Premiere Cataracte, 1850
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Mar 29, 2015 | Livres et carnets |
Avant de refermer le livre et de le ranger, il y a une étape. En saisir l’essence, repasser par la présentation de Claudine Lesage parlant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, suivi de Carnets de Congo, aux éditions Équateurs / parallèles. Pour qui a lu Heart of Darnkess, voici un petit supplément qui permet d’apporter un peu de lumière au livre terrifiant qui donna naissance à Apocalypse now de Coppola et surtout à la langue si particulière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écriture de la déterritorialisation. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.
En lieu et place, une fois résilié son contrat avec les propriétaires de l’Otago et rentré à Londres, Conrad entame, dès l’automne 1889, la rédaction de La Folie Almayer — non pas en polonais, non pas en français, mais en anglais : “ En effet, je me consacrais alors entièrement à cette oisiveté apparente d’un homme hanté par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de capturer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des souvenirs.
Ici il est question des allers et retours que Conrad faisait entre les langues qu’il avait investies et avec lesquelles il jouait sans embarras.
“ How goes it, you old image. ” Le lecteur n’en est pas quitte pour autant des explorations de Joseph Conrad au cœur de l’écriture. Car c’est au fondement même des structures linguistiques et des mots que Conrad s’attaque maintenant. La construction de la forme interrogative anglaise est fautive et calquée sur le français : “ Comment ça va ? ” qui devient après l’inversion sujet-verbe de la phrase interrogative anglaise, “ How goes it1… ” On peut penser que Kayerts étant belge, il parle français2 et que c’est une traduction mot à mot de la phrase qu’il prononce. Chercher l’erreur devient donc un imbroglio impossible à démêler : est-ce Kayerts lui-même qui s’adresse à Gobila en petit-nègre ou le traducteur maladroit qui s’égare — sans parler d’un autre niveau encore : celui des palabres auxquelles a droit Stanley de la part du vrai Gobila ? Quelle que soit la réponse à la question, elle ouvre le territoire inexploré de la porosité des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres perspectives insoupçonnées de l’art d’écrire de Joseph Conrad.
Familier en effet du polonais, du français et de l’anglais, Conrad se promène dans un no man’s land linguistique qui fait qu’on ne peut jamais être certain de la langue qui lui sert de référence. “ Il y a un mot en polonais qui exprime ce que je veux dire ”, expliquait-il parfois à Ford Madox Ford3, son complice en écriture [directement en anglais] : “ Voulez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajoutait Ford, mais lorsqu’il s’agissait d’expressions du type : “ le don d’expression ”, “ la perplexité ”, […] “ un torrent de lumière ”, “ les eaux traîtresses qui coulaient du cœur d’impénétrables ténèbres ”, il les traduisait directement du français4. Ainsi en va-t-il du passage du français à l’anglais, exercice qui dégénère parfois et s’affole, comme cela arrive dans certaines pages de Lord Jim lorsqu’un personnage affirme haut et fort : “ j’ai roulé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rolled my hump ”) ou mot à mot, “ chacun fait son possible ” (“ one does one’s possible ”) ou encore des hyènes ricanantes (“ laughable hyaena ”) et autres “ [l’]armes de crocodiles ” (“ weapons of a crocodile ”), pour nous limiter à quelques exemples qui semblent bien “ sortis d’un dictionnaire compilé par un fou5 ”. Car l’exercice devient systématique et s’accompagne, d’une langue à l’autre, de toute une batterie d’autres jeux de langues : gallicismes, calques, mots intraduisibles, transcriptions phonétiques, poussant l’écriture dans ses derniers retranchements, ceux d’une gymnastique linguistique aux contorsions absurdes.
___________________
1. La forme correcte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ? ”
2. Il lit Flaubert : Bouvard et Pécuchet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con collaborateur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a personnal rememberance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.
Première phrase de Du goût des voyages :
Il est certain que pour la majorité des hommes la supériorité de la géographie sur la géométrie repose sur l’attrait qu’exercent ses représentations. Et même si la cause en est l’incorrigible frivolité inhérente à la nature humaine, la plupart d’entre nous s’accordent volontiers à penser qu’une carte attire davantage qu’une figure de géométrie dans un traité sur les sections coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un naturel simple dont dispose la plupart des habitants de cette planète.
Encore quelques mots qui manifestent l’intérêt de Conrad pour la géographie dès son plus jeune âge :
Malheureusement, les notes attribuées à cette matière étaient aussi rares que les cours inscrits au programme par d’ennuyeux professeurs qui, non contents d’être vieux, semblaient ne jamais avoir été jeunes. Indifférents au charme captivant du réel, ils ignoraient tout des immenses potentialités qu’offre la vie d’un homme d’action, n’avaient pas la moindre notion de l’immensité des étendues terrestres ni n’éprouvaient le moindre désir de relever des défis. Leur géographie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racornie recouvrant une carcasse peu ragoûtante et un squelette dénué de tout intérêt.[…] Je ne fus cependant pas noté. Il faut dire que ce n’était pas un sujet imposé et je crois bien que le seul commentaire qu’on transmit à mon tuteur fut de dire qu’il semblait bien que j’avais perdu mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’occuper de mon travail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types voulaient ma peau.
Et enfin sur l’acte d’écrire :
Oui, j’ai toujours, et de tout temps, été écrivain et le reste n’a été que dérivatif, prétexte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis toujours sorti — à un cheveu près !

Plus d’informations sur la photo d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Flickr de l’Austalian National Maritime Museum
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Mar 14, 2015 | Livres et carnets |
Ça commence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout doucement. Salaam London (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pourquoi les éditeurs veulent toujours traduire les titres…) est un livre qui s’entend d’abord comme un livre de l’angoisse, de la difficulté de son auteur, Londonien de naissance, à retourner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et surtout de s’y retrouver. Ce récit du retour douloureux, de l’attente dans laquelle le journaliste Tarquin Hall s’installe, dans l’espoir de faire venir la femme qu’il aime dans la mégapole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flambé lorsqu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’auteur peut s’installer à nouveau sans trop s’excentrer et c’est à contre-cœur qu’il loue une mansarde miteuse à un Bangladais cyclothymique et alcoolique. C’est alors toute une palette de personnages et de lieux atypiques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tournure étrange puisqu’il devient le récit de voyage d’un Londonien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quartier tendu comme un élastique et pris dans ses problématiques de diversité culturelle : cockneys, skinheads, Bangladais, Juifs, Irlandais, Bengalis, rejetons de l’empire britannique en décomposition, tous se côtoient sans pour autant se mélanger, dans la droite ligne du grand récit d’investigation de Jack London, Le peuple d’en-bas et sur fond de réhabilitation du tristement célèbre quartier de Whitechapel. En dépit des amitiés improbables que Tarquin Hall noue dans le quartier, il cherche tout de même à en sortir, même s’il y découvre une vie insoupçonnée. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans concession, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y ressent toute l’affection qui s’empare de lui pour ce quartier en déshérence mais tout de même victime de l’inévitable gentrification, ces dents creuses, mais aussi le rejet compréhensible qui le pousse à en sortir. C’est le récit de l’étrangèreté, du déracinement de soi chez soi, de la condition de l’étranger de l’intérieur, un récit qui fait écho à la condition nomade, à la déconstruction perpétuelle de soi dans l’absence de repérage et de volonté de rester. Toute l’essence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :
Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les parquets luisants et les murs de brique nus des lofts rénovés. Mais on voyait surtout des maisons mitoyennes délabrées datant du règne de la reine Victoria, par les fenêtres noircies desquelles on apercevait des cuisines minuscules. Dans des centaines d’immeubles minables, des immigrants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq préparaient leur dîner en rêvant d’avoir une maison à eux et en s’efforçant de tirer le meilleur parti d’une vie misérable. Même au XXIè siècle, l’East End montrait peu de signes de changement et contraignait des gens de cultures radicalement différentes à vivre côte à côte et à s’adapter les uns aux autres.
« Entrez affamé, sortez branché », proclamait un panneau que j’avais repéré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nouveau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slogan paraissait résumer l’expérience que faisaient les immigrants de l’East End — et que j’avais faite aussi.
Brick Lane m’avait forcé à m’accommoder d’un Londres que je n’avais jamais connu et m’avait aidé à comprendre que Barnes n’était plus pour moi. Je me sentais à présent plus en accord avec mon environnement que je ne l’avais été lorsque je vivais en étranger immergé dans d’autres cultures. Et pour cela, je ressentais une immense gratitude. Mais au moment où le train passait devant les immeubles rutilants de Canary Wharf et entrait dans un bruit de ferraille en gare de Liverpool Street, je me demandais si je me sentirais de nouveau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre détendu , d’assumer confortablement mon statut d’Anglais.
Peut-être resterais-je toujours un peu étranger ? Peut-être n’était-ce pas le pire statut qui soit ?
Tarquin Hall, Salaam London
Folio collection Voyages
Gallimard 2007
Photo d’en-tête © Richer Fischer (Morning in Whitechapel)
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