Sorting by

×
Prendre des risques à cette époque…

Prendre des risques à cette époque…

Je me suis lan­cé dans la lec­ture de Paul Morand avec le majes­tueux ouvrage nom­mé tout sim­ple­ment « Voyages », édi­té dans la col­lec­tion Bou­quins de Robert Laf­font. Morand, que je ne connais­sais pas, a une écri­ture très lyrique, enve­lop­pée et un peu pom­peuse, une belle écri­ture d’une autre époque et c’est ce Morand qui part sur les routes de l’A­frique en 1928, in Paris-Tom­bouc­tou qui prend ce ton un peu léger et amu­sé pour par­ler de son voyage, décou­pé en petit mor­ceaux, divi­sé en laco­niques petites tranches de pen­sées. Dès les pre­mières pages, je m’a­muse de cette luci­di­té et cet humour qui parle si bien des réa­li­tés de son temps, où le voyage tenaient encore de l’ex­pé­di­tion, une écri­ture tein­tée de l’am­biance presque art déco qui sévit dans ces années-là…

Avant de quit­ter Paris, j’ai fait mon tes­ta­ment. Autre­fois, il n’y avait que les très vieilles gens qui tes­taient. Désor­mais, avec les voyages en avion, les acquit­te­ments de femmes jalouses, les révo­lu­tions, les bacilles dans le potage, et le cent à l’heure, per­sonne n’est sûr du len­de­main. Une des dif­fé­rences essen­tielles entre hier et aujourd’­hui, c’est cette façon de vivre fami­liè­re­ment avec la mort. Chaque fois que nous par­tons en auto, nous tenons notre vie entre nos mains ; un coup de volant à droite et nous ne sommes plus. Nos pères se confiaient à de pai­sibles cochers, ou aux méca­ni­ciens de loco­mo­tives, une fois par an, au plus, de Paris à Dieppe, mais le reste de leur vie ne com­por­tait d’autre risque que les pelures d’o­range, l’ex­cès de Bour­gogne et les che­mi­nées, les jours de grand vent.

Read more
Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Car­net de voyage en Tur­quie : L’é­glise cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : Les val­lées aux églises de Çavuşin et la route des thermes de Bayramhacı

Bul­le­tin météo de la jour­née (ven­dre­di 17 août 2012) :

Sta­tion de Nevşehir

10h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 7 km/h
14h00 : 28°C / humi­di­té : 18% / vent 6 km/h
22h00 : 21°C / humi­di­té : 31% / vent 20 km/h

Sta­tion d’İstanbul

10h00 : 28°C / humi­di­té : 55% / vent 15 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 28% / vent 22 km/h
22h00 : 30°C / humi­di­té : 55% / vent 19 km/h

Je suis levé très tôt, en même temps que le soleil, peut-être même avant. La fatigue n’a plus de prise sur moi ; je me sens incroya­ble­ment léger, déga­gé de toute contrainte, presque incons­cient du monde envi­ron­nant. Dans cette chambre immense où j’ai la sen­sa­tion d’a­voir fina­le­ment pas­sé trop peu de temps, je com­mence à ras­sem­bler mes quelques affaires. Mais étran­ge­ment, j’ai la bou­geotte et comme il est encore trop tôt pour aller déjeu­ner, je m’as­sieds sur le rebord de la fenêtre pour regar­der les bal­lons per­cer le ciel frais du matin. Il est encore tôt… mais je chausse mes chaus­sures et je m’ha­bille som­mai­re­ment, je prends les clefs de la voi­ture et je sors de la chambre presque comme un voleur, pas­sant devant le type avec un petit geste de la main et l’air satis­fait du sale gamin qui va faire une conne­rie. Pour une conne­rie, c’est une sacrée conne­rie. Je file à toute vitesse vers Göreme sur la route pous­sié­reuse ; la voi­ture fait de dan­ge­reuses embar­dées dans les virages, me rap­pe­lant tout à coup que mon tacot a les pneus lisses. Je prends la direc­tion du musée en plein air et je rejoins un pan­neau qui m’in­trigue pour être pas­sé plu­sieurs fois devant. Le pan­neau jaune indique Saklı Kilise, ce qui signi­fie « église cachée ». En me ren­sei­gnant un peu sur le guide, j’ap­prends que cette église porte ce nom car un ébou­le­ment en avait caché l’en­trée pen­dant plu­sieurs siècles, au-des­sus de la val­lée de Zemi qui rejoint la val­lée des pigeon­niers. Elle n’a été mise au jour qu’en 1957, révé­lant des fresques peintes direc­te­ment sur le roc, excep­tion­nel­le­ment conser­vées du fait de leur iso­le­ment du monde exté­rieur et c’est cette église-là que je sou­haite voir avant de quit­ter la Cappadoce.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 001 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 004 - Üçhisar

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 013 - Göreme

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 018 - Göreme

La ville dort encore, il n’est que 7h00 et tout semble se réveiller dou­ce­ment. Le soleil est déjà chaud, mais je sup­porte bien un petit pull qui me rap­pelle qu’on est quand-même dans les mon­tagnes. Au point le plus bas d’Ü­ç­hi­sar, on est déjà à près de 1300 mètres au-des­sus du niveau de la mer. Je m’en­gage sur le sen­tier qui emprunte un che­min der­rière une ancienne église recon­ver­tie en écu­ries ; le che­min monte sacré­ment et passe sur une crête un peu escar­pée. D’i­ci je peux voir toute la val­lée qui s’é­tend devant moi. Le coin est truf­fé d’é­glises dans la roche, mais je n’ai pas de carte suf­fi­sam­ment détaillée et exhaus­tive pour ima­gi­ner les visi­ter toutes un jour. Je m’en­gage sur le pla­teau de tuf où l’on trouve des champs culti­vés, des abri­co­tiers en nombre. Le soleil du matin rase ce pay­sage dont la blan­cheur écla­tante est à la fois un sup­plice et un régal pour les yeux. Mon che­min s’é­tend sur quelques dizaines de mètres, mais alors que je m’at­tends à tom­ber sur une indi­ca­tion, sur un pan­neau qui pour­rait m’ai­der, rien ne me laisse pré­sa­ger qu’il existe ici une église, et je me laisse fina­le­ment à croire que le mot « église cachée » ne soit fina­le­ment qu’un calem­bour indi­quant qu’elle est tel­le­ment bien cachée qu’on ne peut la trou­ver. Je finis par des­cendre dans la val­lée par un che­min hasar­deux et tente de repé­rer les lieux depuis le contre­bas mais je ne vois rien d’autre que des vignes, du tuf bien lisse et bien glis­sant. Il est pour­tant dit sur le guide que quelques mètres sur le pla­teau donnent accès à une volée de marches abruptes qui des­cendent à l’é­glise mais je ne vois rien et ça com­mence à m’é­ner­ver. Je décide alors de remon­ter sur le pla­teau par un che­min dans un gou­let d’é­tran­gle­ment en pas­sant mes pieds dans les creux entre les cônes de tuf. J’ar­rive à me débrouiller plu­tôt bien jusque là, jus­qu’à ce que je me retrouve avec le pied bien coin­cé dans la roche. Et là, je com­mence à avoir peur. Je suis tout seul, per­sonne ne sait que je suis là… Au mieux on retrou­ve­ra la voi­ture dans quelques jours et on se pose­ra la ques­tion… Je n’ar­rive plus à mon­ter et sous mes pieds il y a cinq bons mètres de vide, je ne peux pas me retour­ner et oser espé­rer sau­ter sans me cas­ser quelque chose, mais de toute façon, ma chaus­sure est tel­le­ment bien encas­trée que je ne peux pas bou­ger. Je com­mence à fati­guer, à m’es­souf­fler et pour ne rien cacher, je com­mence à avoir fran­che­ment peur. Je com­mence à rire ner­veu­se­ment en me disant que je suis un peu incons­cient par­fois, mais j’es­saie de gar­der la tête froide et je com­mence à réflé­chir pour me sor­tir de là. Et là, j’ai comme un coup de génie ; je dénoue mon lacet et arrive à reti­rer ma chaus­sure de mon pied endo­lo­ri, que j’ar­rive fina­le­ment à poser plus bas. Après avoir récu­pé­ré la chaus­sure, je redes­cends tout dou­ce­ment pour ne pas tom­ber et j’ar­rive fina­le­ment en contre­bas. Après ce gros coup de trouille, je finis par remon­ter par où je suis des­cen­du. Je dois me rendre à la réa­li­té, je n’ar­ri­ve­rai pas à trou­ver l’é­glise cachée et quit­ter la Cap­pa­doce sur cet échec me rend un peu amer.
Fina­le­ment, c’est quand je reviens sur mes pas que je vois sur le bord du pré­ci­pice une volée de marches taillées dans le roc et qui des­cendent vers une exca­va­tion. Je n’en crois pas mes yeux, je suis pas­sé devant peut-être trois ou quatre fois sans voir les marches. Voi­ci une église qui mérite bien son nom. Évi­dem­ment, elle est fer­mée, comme sou­vent appa­rem­ment, mais ce que j’ar­rive à en voir me per­met d’i­den­ti­fier les dif­fé­rentes scènes avec ma lampe torche (usten­sile fina­le­ment indis­pen­sable en Cap­pa­doce) : la Dei­sis, l’An­non­cia­tion, la Nati­vi­té, la Pré­sen­ta­tion de Jésus au temple, le Bap­tême, la Trans­fi­gu­ra­tion, la Cru­ci­fixion du Christ, La Dor­mi­tion de Marie et quelques saints. Les cou­leurs sont encore vives et la pein­ture pas trop abi­mée. J’au­rais fina­le­ment trou­vé cette belle église cachée et je reviens à l’hô­tel fier de moi, même si j’ai presque failli ne pas en reve­nir vivant…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 021 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 025 - Göreme - Saklı Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 028 - Göreme - Saklı Kilise

Je suis accom­pa­gné jus­qu’à la voi­ture par des nuées de mous­tiques qui viennent de se réveiller et me dévorent les jambes. C’est mon der­nier jour ici, je reprends l’a­vion dans la soi­rée pour Istan­bul, mais j’ai le cœur gros et je n’ai pas vrai­ment envie de par­tir d’i­ci. C’est sans pré­ci­pi­ta­tion que je me douche et que je finis de bou­cler ma valise avant de des­cendre déjeu­ner sur la ter­rasse, une der­nière fois. Le lieu est si magique que je sais qu’il y aura quoi qu’il en soit une deuxième fois.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 035 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 041 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 043 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 046 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 048 - Paşabağ Vadisi

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 054 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 055 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 058 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 062 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 065 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 069 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 071 - Aktepe-Ürgüp Yolu

Une fois le ventre plein, je laisse mes valises à l’ac­cueil après avoir conve­nu d’un accord tout à fait inté­res­sant avec Abdul­lah par l’in­ter­mé­diaire de l’an­glais rudi­men­taire de Fatoş. En fin de jour­née, je ramène la voi­ture — que je paie dans le prix de la chambre — et je pars avec et le pro­prié­taire jus­qu’à l’aé­ro­port de Nevşe­hir qui me dépose là-bas. Seule contre­par­tie, je paie le plein d’es­sence arri­vé près de l’aé­ro­port. C’est plus qu’­hon­nête. Nous nous ser­rons la main et je repars sur les routes, pro­fi­ter un der­nier ins­tant des pay­sages. Je me dirige vers la val­lée de Devrent et je m’ar­rête à un endroit que m’a­vait chau­de­ment recom­man­dé Adbul­lah : Paşa­bağ (le jar­din du Pacha). Plu­tôt qu’un jar­din, c’est un immense champ de che­mi­nées de fée où tous les Turcs des envi­rons semblent s’être don­nés ren­dez-vous en famille. Cer­taines anciennes cel­lules des moines sont acces­sibles par la roche, mais sont lit­té­ra­le­ment enva­his de petits enfants Turcs un peu bruyants et désor­don­nés. Un superbe ter­rain de jeu pour eux, mais je n’ar­rive pas vrai­ment à goû­ter l’en­droit, que je trouve sans charme. Il y a, paraît-il, une église, que je n’ai pas vue, mais pour tout dire je ne m’é­ter­nise pas ici. A part quelques poly­chro­mies, une val­lée soli­taire et la pré­sence d’un énorme lézard à la peau lar­dée de piquants, je ne retiens pas grand-chose de l’en­droit. Je file et m’ar­rête sur un pla­teau d’où je peux voir la Cap­pa­doce à 360° ; d’un côté, le pla­teau de Çavuşin avec ses jolies val­lées, de l’autre la plaine qui s’é­tend jus­qu’à Orta­hi­sar et Ürgüp. C’est une terre acci­den­tée, tein­tée de rouges là où poussent les vignes qui servent aux vins (répu­tés) d’Ürgüp, de jaune souffre là où la caillasse effleure, de roses là où sortent de terre les cônes de tuf, de blancs lorsque la terre est rin­cée par les pluies et la neige de l’hi­ver, de verts pâles là où poussent des touffes dis­pa­rates et des buis­sons ché­tifs, par­fois dans la terre aus­si qui arbore ces étranges teintes qu’on trouve incroyables en ces lieux…

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 072 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 073 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 075 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 077 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 081 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 085 - Pancarlık Kilise

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 089 - Pancarlık Vadisi

Je reprends la voi­ture pour aller voir la fameuse Pan­carlık Kili­se­si que j’ai failli voir il y a trois jours si je n’é­tais pas arri­vé aus­si tard… Je passe par la route qui part d’Or­ta­hi­sar ; c’est une vieille route cabos­sée, étroite et pous­sié­reuse, pleine de trous. Je déplace des tonnes de pous­sière et de sable qui ne me font pas pas­ser inaper­çu sur cette route iso­lée. Rien de tel pour signa­ler sa pré­sence. Je pense aus­si que je finis de rui­ner la voi­ture qui va en prendre un sacré coup dans les amortisseurs.
Cette fois-ci, c’est ouvert, mais le type qui garde l’é­glise n’est vrai­ment pas débor­dé, à tel point qu’il dort, en toute sim­pli­ci­té. Je suis obli­gé de tous­ser, ce qui ne le réveille pas. Je lâche fina­le­ment un petit éclat de rire qui le bous­cule ; il se met debout comme si de rien n’é­tait et d’un sou­rire franc sous sa belle mous­tache poivre et sel, il me demande les 4TL de droits d’en­trée — dört lira. L’é­glise est toute simple, avec une domi­nante de cou­leurs vertes et ocres. La marche de l’au­tel est sculp­tée en onde, ce qui est extrê­me­ment rare et qui sym­bo­lise cer­tai­ne­ment l’eau du bap­tême, et le chœur est une demi-cou­pole où est peint un Christ en majes­té, ain­si que le tétra­morphe et des séra­phins. Les saints repré­sen­tés le sont sous forme de bandes historiées.
Des ouver­tures creu­sées dans la pierre laissent pas­ser un petit cou­rant d’air agréable, tan­dis que deux hommes sont vau­trés sur les tapis à l’en­trée de l’é­glise, pre­nant un thé qui a dû refroi­dir depuis long­temps. Je pro­fite de ces der­niers ins­tants, car je sais que je ne revien­drai pas tout de suite ; alors j’im­prime dans mes sou­ve­nirs les cou­leurs et les formes de ce pay­sage dans lequel je me sens comme en ter­rain connu, les odeurs de tabac et d’eau de rose, d’herbes cuites par le soleil et de terre crayeuse, les chants des muez­zin de la région qui sont comme des can­tiques anciens dont la mélo­pée se retient comme une chan­son entêtante.

Retour à Göreme pour déjeu­ner en plein milieu d’a­près-midi, au Mac­can Café, sur le grand place près de la gare rou­tière. J’y déjeune d’une coban sala­ta faite à la com­mande et d’un mene­mem bien rele­vé avec un ayran pour éteindre le feu. Il est temps de par­tir ; je retourne à l’hô­tel où attend le chauf­feur. Ma valise attend sage­ment dans un coin et je sens déjà que quit­ter cet hôtel va être un vrai déchi­re­ment. C’est la pre­mière fois de ma vie que je pars un mois loin de chez moi, dans un pays étran­ger qui plus est, et ma déchi­rure se mesure à l’im­pré­gna­tion de mon âme par ces terres étranges, empreintes de mys­ti­cisme et de reli­gion aux contours un peu flous, d’his­toire grecque rele­vée à la sauce otto­mane, tein­tée de la dou­leur des dépla­ce­ments de popu­la­tions et d’une his­toire récente pas tou­jours très drôle. Abdul­lah est là, ain­si que Fatoş. Bukem est absente aujourd’­hui. Les adieux me déchirent le ventre, sur­tout lorsque je sais que ce n’est pas sim­ple­ment une rela­tion com­mer­ciale, et que der­rière ce qu’on voit, des gens qui se plient en quatre pour leurs clients, ce n’est pas une vaine obsé­quio­si­té, mais quelque chose qu’on a, me semble-t-il par chez nous, défi­ni­ti­ve­ment per­du et dont le nom lui-même res­semble à une vaste blague au par­fum sur­an­né de naph­ta­line ; l’hospitalité. Tout a été fait pour me faci­li­ter la vie, et cela, sans sur­coût. Je me rap­pelle encore ces moments où en plein milieu de la nuit Abdul­lah me deman­dait de patien­ter un peu pour me pré­pa­rer des tranches de pas­tèque alors que la fatigue m’é­trillait ou lors­qu’il par­ta­geait avec moi ses noi­settes (fındık) et ses abri­cots (kayısı) avant que je ne parte pas­ser la jour­née dans la pous­sière. Il était hors de ques­tion que je sorte de son hôtel sans avoir pris une petite bou­teille d’eau dont le meuble à l’en­trée regor­geait. Ce n’est presque rien, mais c’est une rela­tion ins­tau­rée qui ne souffre pas le refus, et dont j’ai vu sur place peu de Fran­çais se saisir…

Je monte à côté du chauf­feur, ma valise dans le coffre, et après avoir embras­sé Abdul­lah qui m’en­toure lit­té­ra­le­ment dans ses bras puis­sants, mon nez four­ré dans le tis­su de sa che­mise qui sent l’eau de rose, après avoir ser­ré la main à Fatoş (oui, on n’embrasse pas les femmes comme ça…) et à un autre type qui était là mais dont je ne savais rien, je leur fais signe par la fenêtre. Abdul­lah se sai­sit d’une petite jarre rem­plie d’eau qu’il jette d’un mou­ve­ment de la main vers la voi­ture… il me dit que c’est une tra­di­tion pour sou­hai­ter bonne route. Je trouve l’at­ten­tion ter­ri­ble­ment char­mante et ma gorge se serre.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 092 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 093 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 095 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 097 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 098 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 099 - Nevşehir Kapadokya Havalimanı

La voi­ture file vers Nevşe­hir que nous tra­ver­sons à toute vitesse, les rues sont désertes et le soleil com­mence à décroître. Après avoir dépas­sé la ville, le chauf­feur qui ne parle ni fran­çais ni anglais m’in­dique la rivière qui file le long de la route et me dit « Kızılır­mak »…
Le fleuve rouge conti­nue donc de m’ac­com­pa­gner jus­qu’à l’aé­ro­port. Nous dépas­sons Gülşe­hir, l’aé­ro­port se trouve à la sor­tie de la ville, au milieu de rien. Ce n’est qu’un bâti­ment tout en lon­gueur où l’on ne sent pas une grosse acti­vi­té. Der­nier sur­saut avant de pas­ser les contrôles, je passe aux toi­lettes avec un petit sachet en plas­tique dans lequel j’a­vais récol­té de la terre rouge de Cap­pa­doce. Sor­tir des élé­ments miné­raux, natu­rels ou vivants de Tur­quie est pas­sible de pri­son, alors plu­tôt que de prendre des risques inutiles, je pré­fère me déles­ter de cette poudre dans les entrailles de la terre avant de prendre l’avion.

Après les contrôles, je patiente dans une grande salle vitrée don­nant sur la piste et der­rière, de courtes mon­tagnes éro­dées. L’embarquement est annon­cé. Je me rends compte que l’aé­ro­port de Nevşe­hir (Nevşe­hir Kapa­do­kya Havaa­lanı) ne pro­pose des vols que pour Istan­bul, deux fois par jour avec Tur­kish Air­lines. C’est vrai­ment le strict mini­mum, bien loin du gros aéro­port de Kay­se­ri. Une fois le vol par­ti, je pense que tout fer­me­ra jus­qu’au len­de­main midi. L’a­vion se poste devant les portes qui donnent direc­te­ment sur le tar­mac et lorsque les portes s’ouvrent, on nous invite à nous diri­ger vers l’a­vion à pied. C’est la pre­mière fois que je marche sur un tar­mac et ce sera loin d’être la der­nière. Le soleil se couche sur la piste dans une atmo­sphère irréelle de fin du monde comme on aime­rait en vivre tous les soirs, le vent char­riant une odeur salée d’herbes riches. Avant de m’en­gouf­frer dans l’a­vion, je déguste cet ins­tant tant que per­sonne ne me presse. Le bon­heur ne tient pas à grand-chose. Ce sont ces petits moments de tran­sit qui vous extraient un moment de l’en­crou­te­ment dans lequel on se vautre lors­qu’on prend ses aises dans une ville et qu’on a l’im­pres­sion que le temps s’arrête.

Dans l’a­vion, puisque c’est Rama­dan et que le soleil ne va pas tar­der à se cou­cher, on me pro­pose un pla­teau repas spé­cial rama­dan, une boîte sur laquelle est ins­crit iyi Rama­zan­lar (Bon Rama­dan). Tout le monde a droit de goû­ter à ces petites dou­ceurs, du riz au sésame, des galettes salées et de l’ay­ran. Le bak­la­va finit de me faire fondre. L’a­vion est un A321 qui porte le nom de Saka­rya, une pro­vince à proxi­mi­té d’Izmit.

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 100 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 102 - İstanbul'da Ramazan

Turquie - jour 22 - Dernier jour en Cappadoce - 103 - İstanbul'da Ramazan

L’ar­ri­vée à Istan­bul de nuit est magique. Le taxi m’emmène dans le quar­tier de Sul­ta­nah­met mais ne connait pas l’hô­tel Sul­tan Hill. A proxi­mi­té, comme c’est l’u­sage, il demande au pre­mier venu où se trouve l’hô­tel. C’est un petit hôtel der­rière une façade de bois, une grande mai­son otto­mane, dont la par­ti­cu­la­ri­té est de se trou­ver juste der­rière les murs de la Mos­quée Bleue. Après avoir dîné, je monte sur la ter­rasse pour pro­fi­ter de la vue… d’un côté Sul­ta­nah­met Camii, la superbe mos­quée dont le muez­zin a déjà chan­té le der­nier chant du jour, de l’autre la mer de Mar­ma­ra, la pointe du Sérail, le tout dans une lumière bru­meuse et sur­na­tu­relle. Avant d’al­ler me cou­cher, je fais un tour sur l’hip­po­drome, lieu de vie extra­or­di­naire où tout le monde mange dans une ambiance bon enfant, au milieu des cris des enfants, des femmes qui rient et des hommes qui fument sous leurs mous­taches. Istan­bul est une ville qui se laisse prendre au creux de la main. Vivre le rama­dan à Istan­bul dans la cha­leur des soirs brû­lants est une expé­rience qu’on aime­rait pou­voir éti­rer à l’in­fi­ni et je me dis qu’il fau­dra que j’at­tende douze ans pour revivre un mois d’août dans les mêmes condi­tions. Istan­bul en août 2024… Le ren­dez-vous est pris.

La chambre de ce petit hôtel en bois est toute petite mais je m’en­dors sans deman­der mon reste, en son­geant déjà à cette heure tar­dive de la nuit (ou du matin) où le muez­zin de Sul­ta­nah­met me réveille­ra avec son chant.

Voir les 103 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Etape sui­vante : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Read more
Du Camp et Flau­bert en Orient

Du Camp et Flau­bert en Orient

Voi­ci de quoi illus­trer la désin­vol­ture de ce drôle de bon­homme une peu dan­dy qu’é­tait Maxime du Camp, par­ti sur les routes orien­tales pour flam­ber ses deniers entre Le Caire et Bey­routh. On disait l’homme fan­tasque, for­tu­né, un peu léger, et c’est avec lui que Gus­tave Flau­bert est par­ti sur les routes. Cen­sé en rap­por­ter des pho­to­gra­phies pour une mis­sion confiée par le Minis­tère de l’Ins­truc­tion Publique, voi­ci ce que nous apprend Flau­bert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :

“Maxime a lâché la pho­to­gra­phie à Bey­routh. Il l’a cédée à un ama­teur fré­né­tique : en échange des appa­reils, nous avons acquis de quoi nous faire à cha­cun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie bro­dée d’or. Je crois que ce sera chic !”

Flau­bert et Du Camp en orient, c’est une conjonc­tion à l’o­ri­gine de la pro­duc­tion de trois grandes œuvres. Tout d’a­bord le Voyage en Orient de Flau­bert lui-même, le ras­sem­ble­ment de plu­sieurs textes qui ne sont que ses cor­res­pon­dances et ses car­nets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’­hui sous ce titre aux édi­tions Folio Gal­li­mard. En fait de voyage en orient, c’est une excur­sion avec plus de 600 kg de maté­riel en Égypte, au Liban et en Pales­tine, en Tur­quie et en Grèce.

Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plu­sieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un sui­ci­dé dans lequel il raconte son expé­rience éprou­vante du voyage en Égypte, mais éga­le­ment Le Nil : Égypte et Nubie, son jour­nal de voyage, à par­tir duquel on peut croi­ser les infor­ma­tions déli­vrées par Flau­bert dans ses cor­res­pon­dances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magis­trale : 2 albums et 168 pho­to­gra­phies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ou­vrage qui recense la plu­part des pho­to­gra­phies prises par Du Camp lors de cette expédition.

On pour­ra éga­le­ment lire ce très bel article sur Flau­bert et les arts visuels, ain­si que le livre dont on sait qu’il ins­pi­ra Flau­bert pour ce voyage : Nou­veau manuel com­plet d’ar­chéo­lo­gie, ou Trai­té sur les anti­qui­tés grecques, étrusques, romaines, égyp­tiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Mül­ler.

Read more
Dans les mots de Joseph Conrad

Dans les mots de Joseph Conrad

Avant de refer­mer le livre et de le ran­ger, il y a une étape. En sai­sir l’es­sence, repas­ser par la pré­sen­ta­tion de Clau­dine Lesage par­lant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, sui­vi de Car­nets de Congo, aux édi­tions Équa­teurs / paral­lèles. Pour qui a lu Heart of Darn­kess, voi­ci un petit sup­plé­ment qui per­met d’ap­por­ter un peu de lumière au livre ter­ri­fiant qui don­na nais­sance à Apo­ca­lypse now de Cop­po­la et sur­tout à la langue si par­ti­cu­lière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écri­ture de la déter­ri­to­ria­li­sa­tion. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.

En lieu et place, une fois rési­lié son contrat avec les pro­prié­taires de l’Ota­go et ren­tré à Londres, Conrad entame, dès l’au­tomne 1889, la rédac­tion de La Folie Almayer — non pas en polo­nais, non pas en fran­çais, mais en anglais : “ En effet, je me consa­crais alors entiè­re­ment à cette oisi­ve­té appa­rente d’un homme han­té par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de cap­tu­rer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des sou­ve­nirs.

Ici il est ques­tion des allers et retours que Conrad fai­sait entre les langues qu’il avait inves­ties et avec les­quelles il jouait sans embarras.

How goes it, you old image. ” Le lec­teur n’en est pas quitte pour autant des explo­ra­tions de Joseph Conrad au cœur de l’é­cri­ture. Car c’est au fon­de­ment même des struc­tures lin­guis­tiques et des mots que Conrad s’at­taque main­te­nant. La construc­tion de la forme inter­ro­ga­tive anglaise est fau­tive et cal­quée sur le fran­çais : “ Com­ment ça va ? ” qui devient après l’in­ver­sion sujet-verbe de la phrase inter­ro­ga­tive anglaise, “ How goes it1… ” On peut pen­ser que Kayerts étant belge, il parle fran­çais2 et que c’est une tra­duc­tion mot à mot de la phrase qu’il pro­nonce. Cher­cher l’er­reur devient donc un imbro­glio impos­sible à démê­ler : est-ce Kayerts lui-même qui s’a­dresse à Gobi­la en petit-nègre ou le tra­duc­teur mal­adroit qui s’é­gare — sans par­ler d’un autre niveau encore : celui des palabres aux­quelles a droit Stan­ley de la part du vrai Gobi­la ? Quelle que soit la réponse à la ques­tion, elle ouvre le ter­ri­toire inex­plo­ré de la poro­si­té des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres pers­pec­tives insoup­çon­nées de l’art d’é­crire de Joseph Conrad.
Fami­lier en effet du polo­nais, du fran­çais et de l’an­glais, Conrad se pro­mène dans un no man’s land lin­guis­tique qui fait qu’on ne peut jamais être cer­tain de la langue qui lui sert de réfé­rence. “ Il y a un mot en polo­nais qui exprime ce que je veux dire ”, expli­quait-il par­fois à Ford Madox Ford3, son com­plice en écri­ture [direc­te­ment en anglais] : “ Vou­lez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajou­tait Ford, mais lors­qu’il s’a­gis­sait d’ex­pres­sions du type : “ le don d’ex­pres­sion ”, “ la per­plexi­té ”, […] “ un tor­rent de lumière ”, “ les eaux traî­tresses qui cou­laient du cœur d’im­pé­né­trables ténèbres ”, il les tra­dui­sait direc­te­ment du fran­çais4. Ain­si en va-t-il du pas­sage du fran­çais à l’an­glais, exer­cice qui dégé­nère par­fois et s’af­fole, comme cela arrive dans cer­taines pages de Lord Jim lors­qu’un per­son­nage affirme haut et fort : “ j’ai rou­lé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rol­led my hump ”) ou mot à mot, “ cha­cun fait son pos­sible ” (“ one does one’s pos­sible ”) ou encore des hyènes rica­nantes (“ lau­ghable hyae­na ”) et autres “ [l’]armes de cro­co­diles ” (“ wea­pons of a cro­co­dile ”), pour nous limi­ter à quelques exemples qui semblent bien “ sor­tis d’un dic­tion­naire com­pi­lé par un fou5 ”. Car l’exer­cice devient sys­té­ma­tique et s’ac­com­pagne, d’une langue à l’autre, de toute une bat­te­rie d’autres jeux de langues : gal­li­cismes, calques, mots intra­dui­sibles, trans­crip­tions pho­né­tiques, pous­sant l’é­cri­ture dans ses der­niers retran­che­ments, ceux d’une gym­nas­tique lin­guis­tique aux contor­sions absurdes.

___________________

1. La forme cor­recte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ?
2. Il lit Flau­bert : Bou­vard et Pécu­chet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con col­la­bo­ra­teur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a per­son­nal remem­be­rance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.

Pre­mière phrase de Du goût des voyages :

Il est cer­tain que pour la majo­ri­té des hommes la supé­rio­ri­té de la géo­gra­phie sur la géo­mé­trie repose sur l’at­trait qu’exercent ses repré­sen­ta­tions. Et même si la cause en est l’in­cor­ri­gible fri­vo­li­té inhé­rente à la nature humaine, la plu­part d’entre nous s’ac­cordent volon­tiers à pen­ser qu’une carte attire davan­tage qu’une figure de géo­mé­trie dans un trai­té sur les sec­tions coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un natu­rel simple dont dis­pose la plu­part des habi­tants de cette planète.

Encore quelques mots qui mani­festent l’in­té­rêt de Conrad pour la géo­gra­phie dès son plus jeune âge :

Mal­heu­reu­se­ment, les notes attri­buées à cette matière étaient aus­si rares que les cours ins­crits au pro­gramme par d’en­nuyeux pro­fes­seurs  qui, non contents d’être vieux, sem­blaient ne jamais avoir été jeunes. Indif­fé­rents au charme cap­ti­vant du réel, ils igno­raient tout des immenses poten­tia­li­tés qu’offre la vie d’un homme d’ac­tion, n’a­vaient pas la moindre notion de l’im­men­si­té des éten­dues ter­restres ni n’é­prou­vaient le moindre désir de rele­ver des défis. Leur géo­gra­phie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racor­nie recou­vrant une car­casse peu ragoû­tante et un sque­lette dénué de tout inté­rêt.[…] Je ne fus cepen­dant pas noté. Il faut dire que ce n’é­tait pas un sujet impo­sé et je crois bien que le seul com­men­taire qu’on trans­mit à mon tuteur fut de dire qu’il sem­blait bien que j’a­vais per­du mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’oc­cu­per de mon tra­vail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types vou­laient ma peau.

Et enfin sur l’acte d’écrire :

Oui, j’ai tou­jours, et de tout temps, été écri­vain et le reste n’a été que déri­va­tif, pré­texte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis tou­jours sor­ti — à un che­veu près !

Plus d’in­for­ma­tions sur la pho­to d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Fli­ckr de l’Aus­ta­lian Natio­nal Mari­time Museum

Read more
Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Salaam Lon­don de Tar­quin Hall, le voyage intérieur

Ça com­mence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout dou­ce­ment. Salaam Lon­don (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pour­quoi les édi­teurs veulent tou­jours tra­duire les titres…) est un livre qui s’en­tend d’a­bord comme un livre de l’an­goisse, de la dif­fi­cul­té de son auteur, Lon­do­nien de nais­sance, à retour­ner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et sur­tout de s’y retrou­ver. Ce récit du retour dou­lou­reux, de l’at­tente dans laquelle le jour­na­liste Tar­quin Hall s’ins­talle, dans l’es­poir de faire venir la femme qu’il aime dans la méga­pole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flam­bé lors­qu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’au­teur peut s’ins­tal­ler à nou­veau sans trop s’ex­cen­trer et c’est à contre-cœur qu’il loue une man­sarde miteuse à un Ban­gla­dais cyclo­thy­mique et alcoo­lique. C’est alors toute une palette de per­son­nages et de lieux aty­piques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tour­nure étrange puis­qu’il devient le récit de voyage d’un Lon­do­nien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quar­tier ten­du comme un élas­tique et pris dans ses pro­blé­ma­tiques de diver­si­té cultu­relle : cock­neys, skin­heads, Ban­gla­dais, Juifs, Irlan­dais, Ben­ga­lis, reje­tons de l’empire bri­tan­nique en décom­po­si­tion, tous se côtoient sans pour autant se mélan­ger, dans la droite ligne du grand récit d’in­ves­ti­ga­tion de Jack Lon­don, Le peuple d’en-bas et sur fond de réha­bi­li­ta­tion du tris­te­ment célèbre quar­tier de Whi­te­cha­pel. En dépit des ami­tiés impro­bables que Tar­quin Hall noue dans le quar­tier, il cherche tout de même à en sor­tir, même s’il y découvre une vie insoup­çon­née. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans conces­sion, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y res­sent toute l’af­fec­tion qui s’empare de lui pour ce quar­tier en déshé­rence mais tout de même vic­time de l’i­né­vi­table gen­tri­fi­ca­tion, ces dents creuses, mais aus­si le rejet com­pré­hen­sible qui le pousse à en sor­tir. C’est le récit de l’é­tran­gè­re­té, du déra­ci­ne­ment de soi chez soi, de la condi­tion de l’é­tran­ger de l’in­té­rieur, un récit qui fait écho à la condi­tion nomade, à la décons­truc­tion per­pé­tuelle de soi dans l’ab­sence de repé­rage et de volon­té de res­ter. Toute l’es­sence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :

Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les par­quets lui­sants et les murs de brique nus des lofts réno­vés. Mais on voyait sur­tout des mai­sons mitoyennes déla­brées datant du règne de la reine Vic­to­ria, par les fenêtres noir­cies des­quelles on aper­ce­vait des cui­sines minus­cules. Dans des cen­taines d’im­meubles minables, des immi­grants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq pré­pa­raient leur dîner en rêvant d’a­voir une mai­son à eux et en s’ef­for­çant de tirer le meilleur par­ti d’une vie misé­rable. Même au XXIè siècle, l’East End mon­trait peu de signes de chan­ge­ment et contrai­gnait des gens de cultures radi­ca­le­ment dif­fé­rentes à vivre côte à côte et à s’a­dap­ter les uns aux autres.
« Entrez affa­mé, sor­tez bran­ché », pro­cla­mait un pan­neau que j’a­vais repé­ré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nou­veau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slo­gan parais­sait résu­mer l’ex­pé­rience que fai­saient les immi­grants de l’East End — et que j’a­vais faite aussi.
Brick Lane m’a­vait for­cé à m’ac­com­mo­der d’un Londres que je n’a­vais jamais connu et m’a­vait aidé à com­prendre que Barnes n’é­tait plus pour moi. Je me sen­tais à pré­sent plus en accord avec mon envi­ron­ne­ment que je ne l’a­vais été lorsque je vivais en étran­ger immer­gé dans d’autres cultures. Et pour cela, je res­sen­tais une immense gra­ti­tude. Mais au moment où le train pas­sait devant les immeubles ruti­lants de Cana­ry Wharf et entrait dans un bruit de fer­raille en gare de Liver­pool Street, je me deman­dais si je me sen­ti­rais de nou­veau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre déten­du , d’as­su­mer confor­ta­ble­ment mon sta­tut d’Anglais.
Peut-être res­te­rais-je tou­jours un peu étran­ger ? Peut-être n’é­tait-ce pas le pire sta­tut qui soit ?

Tar­quin Hall, Salaam Lon­don
Folio col­lec­tion Voyages
Gal­li­mard 2007

Pho­to d’en-tête © Richer Fischer (Mor­ning in Whitechapel)

Read more