Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Lorsqu’un auteur est décé­dé depuis plus d’un siècle et qu’un inédit appa­raît sans crier gare sur les étals des librai­ries, l’excitation est à son comble — toute pro­por­tion gar­dée. Lorsque cet inédit est en plus un roman inache­vé et qu’un des plus grands spé­cia­listes de cet auteur pro­pose d’achever le roman en ten­tant de res­pec­ter l’esprit de l’auteur, c’est la curio­si­té qui pique avant tout. En l’occurrence, c’est l’auteur de l’île au tré­sor et l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, l’Écossais Robert Louis Ste­ven­son, qui n’a pas ter­mi­né cette Malle en Cuir (ou la Socié­té Idéale), qua­li­fié de roman de la bohème par Michel Le Bris. L’histoire de ce livre, c’est avant tout l’histoire d’un cata­logue d’enchères dans lequel Le Bris retrouve trace de la vente d’un manus­crit clai­re­ment iden­ti­fié de Ste­ven­son, caché dans les rayons d’une biblio­thèque amé­ri­caine, un nou­velle mer­veille, mais cette fois-ci il manque tout un pan. Véri­table frus­tra­tion au beau milieu de cette décou­verte que tout ama­teur de livres aime­rait faire ; l’histoire de cette décou­verte n’aurait pas déplu à l’auteur…

143 - Plougrescant

Plou­gres­cant, Côtes d’Armor, août 2007

Pas­sée la sur­prise de voir le livre sur l’étal avec son ban­deau annon­çant un inédit de Ste­ven­son, on se demande quelle légi­ti­mi­té porte Le Bris pour ter­mi­ner le livre. Il l’annonce dans sa longue pré­face — de ces pré­faces qu’on a envie de lire et de relire, une œuvre à part entière — par­fai­te­ment pas­sion­nante dans laquelle se dévoile un peu la rela­tion de l’auteur avec Fan­ny Osbourne, la sau­va­geonne amé­ri­caine de dix ans son aînée, et son père Tho­mas, l’ingénieur cal­vi­niste, bâtis­seur de phares, comme son grand-père, Robert. Il ne pré­tend pas venir à la suite de Ste­ven­son, dont il reste un des meilleurs spé­cia­listes, bou­cler l’histoire, mais pro­po­ser une modeste contri­bu­tion qui aurait sans cela empê­ché sa publi­ca­tion avec force frus­tra­tion, dans un style moins enjoué, certes.
Pour appor­ter un peu de sub­stance à l’histoire, Le Bris a été obli­gé d’écrire une bonne par­tie, presque à éga­li­té avec Ste­ven­son. Il m’a sem­blé à un moment qu’il a dû par­tir dans une his­toire qui nous dévoie de ce qu’a vou­lu l’auteur, dans des recoins un peu sca­breux mais on assiste dans les der­nières pages à une dénoue­ment que Ste­ven­son n’aurait pas réfu­té, en y fai­sant inter­ve­nir des évé­ne­ments de la vie per­son­nelle de l’Écossais qui finit sa vie dans les îles Samoa, ce qui rend la somme assez cocasse.
Cinq étu­diants se com­plai­sant dans une vie médiocre, bohème, sans relief, ren­contrent un sixième qui­dam qui leur sug­gère de magni­fier leur vie en ima­gi­nant une socié­té idéale dans une île du Paci­fique, par­tant de rien. Le pro­jet est auda­cieux, mais ils pour­ront y arri­ver avec l’aide du conte­nu d’une malle pleine de lin­gots, que le sixième homme, Black­burn, cherche à se pro­cu­rer auprès d’une vieille châ­te­laine for­tu­née. Le décor est dres­sé. Afin de s’entrainer à cette nou­velle vie qu’ils pro­jettent de vivre, ils décident de par­tir quelques temps sur une île déserte de la côte est de l’Écosse, au milieu des pierres sèches et de la bruyère et pour toute com­pa­gnie un bouc puant…
La suite du roman éla­bo­ré par Le Bris est une véri­table exer­cice de style que Ste­ven­son n’aurait pas dédai­gné, même si, on est met­trait sa main au feu, il avait cer­tai­ne­ment autre chose en tête. Quoi ? C’est là le mys­tère inquié­tant qu’il nous a laissé.
Roman de jeu­nesse, il fait le pont entre le vie euro­péenne de l’auteur et sa future vie aux îles du Navi­ga­teur, bap­ti­sée par Bou­gain­ville et qui devien­dra plus tard les Samoa, mais c’est éga­le­ment un texte superbe, plein d’humour et tou­jours sua­ve­ment émaillé de des­crip­tions inéga­lables et de traits de génie…

Il fai­sait nuit déjà. Les réver­bères étaient allu­més le long du cani­veau, les vitrines des maga­sins éclai­raient les trot­toirs, les gens allaient et venaient sous les lumières crues. Une lueur claire encore, si pâle qu’on aurait dit de l’eau, emplis­sait le ciel à l’occident, et dans les rues tour­nées vers elles ombres et lumières se livraient comme un com­bat de spectres. Les mai­sons décou­paient leurs paral­lé­lo­grammes gris sur les der­niers reflets du jour enfui, les lam­pa­daires leurs ovales jaunes, lumi­nes­cents et sur le pavé rin­cé par les averses se reflé­taient si vive­ment les splen­deurs du ciel gagné par la nuit qu’on aurait cru cir­cu­ler entre les nuages. Sur les trot­toirs mouillés, chaque pro­me­neur mar­chait en double, qu’accompagnait son ombre, et quand à un car­re­four la lumière crue d’un bec de gaz éclai­rait un visage, ou qu’au détour d’une rue une vitrine se décou­pait brus­que­ment sur le ciel, quelque chose de sublime et d’infernal s’imposait à l’esprit avec autant de puis­sance sinon de noblesse que le plus sau­vage pano­ra­ma de mon­tagnes pro­di­gieuses ou d’abyssales vallées.

Par la bouche d’un des étu­diants, Le Bris nous emmène sur les che­mins de l’imaginaire de Ste­ven­son en nous fai­sant nous poser cette ques­tion de lecteur…

Que deviennent les per­son­nages de papier, une fois le roman achevé ?

Robert Louis Stevenson
La malle en cuir ou la socié­té idéale (The Hair Trunk or The Ideal Commonwealth)
Roman inédit inache­vé, fin ima­gi­née par Michel le Bris
Michel Le Bris, Isa­belle Chap­man (Tra­duc­teur)
Gal­li­mard, Du monde entier, 2011

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Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Ceux de Falesa

Robert Louis Ste­ven­son a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa san­té pré­caire depuis son plus jeune âge et un emphy­sème chro­nique lui ron­geant les pou­mons le for­cèrent à quit­ter le cli­mat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était ins­tal­lé non comme un vul­gaire occi­den­tal dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réel­le­ment venu ici pour ter­mi­ner son rêve, sa vie et che­min fai­sant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pen­dant les der­nières années de sa vie construi­sirent une route jusqu’à sa plan­ta­tion et lui don­nèrent le nom res­pec­tueux de Tusi­ta­la, le racon­teur d’histoires.
Pen­dant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il conti­nua d’écrire mais dans un style beau­coup plus âpre que celui qu’on lui connais­sait, plus sau­vage, dans un style qu’on pour­rait qua­li­fier de style de la matu­ri­té. Mort trop jeune, on ne lui connait fina­le­ment pas d’autre enver­gure et il n’eut pas l’occasion de mon­trer ce nou­veau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sid­ney Col­vin, son (soi-disant) ami et « agent lit­té­raire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son der­nier livre, Ceux de Fale­sa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de cir­cons­tance qui demeure aujourd’hui encore com­plexe à comprendre.

Pho­to © Marques Ste­wart

Encore une pré­face de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situa­tion. Col­vin fait tout son pos­sible pour ne pas publier ce que lui envoie Ste­ven­son depuis les Samoa, mais Ste­ven­son ne sait pas pour­quoi. Il enrage devant les com­pro­mis­sions que lui demande son agent. Il est ques­tion dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le nar­ra­teur et une ilienne dont la date doit être cen­su­rée, repous­sée, pour ne pas cho­quer les bonnes âmes chré­tiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sau­vage de la part d’un grand écri­vain au suc­cès énorme de son vivant. Il est éga­le­ment aus­si ques­tion de lan­gage. Ste­ven­son emploie le bêche-de-mer(1) et sys­té­ma­ti­que­ment le lan­gage sera cor­ri­gé pour reve­nir vers un anglais tra­di­tion­nel. D’autre part, il y a fort à parier que der­rière cette volon­té de cen­su­rer se trouve une forte rai­son poli­tique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoi­tises de ter­ri­toire et le fait que Ste­ven­son se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mau­vais effet.
Ste­ven­son est un écri­vain à suc­cès et son style deve­nu rude, ses sujets sombres risquent de cho­quer son lec­to­rat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les rai­sons offi­cieuses qui ont dû pous­ser l’ami Col­vin à cen­su­rer celui qui repré­sen­tait pour lui une manne finan­cière incroyable. Ste­ven­son n’était cer­tai­ne­ment pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angle­terre, cen­su­rée, tron­qué, modi­fié, et de sur­croît après la mort de l’écrivain. Pour la pre­mière fois, il est res­ti­tué ici dans sa ver­sion ori­gi­nale, tel que Ste­ven­son l’avait sou­hai­té, et dans l’esprit dans lequel il aurait cer­tai­ne­ment sou­hai­té voir son œuvre per­du­rer s’il n’avait suc­com­bé à son mau­vais état de san­té. Ste­ven­son est enter­ré sur le mont Vaea selon sa volon­té et sur sa tombe est ins­crite cette épi­taphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :

Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heu­reux ai-je vécu et heu­reux je suis mort
Et me suis cou­ché ici de mon plein gré.

Ceux de Fale­sa est un texte à carac­tère eth­no­gra­phique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débar­qué dans une île pour y faire com­merce. Il éta­blit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, inca­pable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une rai­son qu’il n’arrive pas à détec­ter. Il s’avère bien vite que ces Blancs uti­lisent la ruse pour asser­vir (une vieille his­toire) les iliens en les main­te­nant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le nar­ra­teur va décou­vrir le pot-aux-roses…
Une nou­velle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Ste­ven­son, moins joyeux, moins opti­miste, mais manu­fac­tu­ré dans une langue claire et riche, lumineuse.

Bref, ce que je pou­vais faire de mieux était de res­ter bien tran­quille, de gar­der la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solen­ni­té écra­sante. La noir­ceur de la nuit était comme pal­pable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur mal­saine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alen­tour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brû­ler la mèche dans le tun­nel, la brousse res­tait aus­si silen­cieuse qu’un tom­beau.  De temps en temps se pro­dui­saient bien des espèces de cra­que­ments, mais quant à dire s’ils étaient proches ou loin­tains, s’ils pro­ve­naient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de bri­sant à des milles de là, j’en étais aus­si inca­pable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explo­sa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, per­sonne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme cham­bard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son jour­nal. Puis les ennuis com­men­cèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recou­verts d’une char­rette de terre et heu­reux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui for­maient l’entrée du tun­nel fut car­ré­ment pro­je­té en l’air, et retom­ba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebon­dit par-des­sus le som­met de la col­line pour s’écraser au fond de la val­lée. Ce qui montre que j’avais mal cal­cu­lé la dis­tance de sécu­ri­té, ou un peu trop for­cé sur la poudre et la dyna­mite, à votre préférence.

Robert Louis Ste­ven­son, Ceux de Falesa
tra­duit de l’anglais par Eric Deschodt
édi­tion éta­blie et pré­sen­tée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990

Notes:
(1) Le biche­la­mar (aus­si appe­lé bichla­mar ou — sur­tout en anglais — bis­la­ma) est un pid­gin à base lexi­cale anglaise, par­lé au Vanua­tu (anciennes Nou­velles-Hébrides). C’est la langue véhi­cu­laire de cet archi­pel qui compte, par ailleurs, envi­ron 105 langues ver­na­cu­laires ; depuis son indé­pen­dance en 1980, c’est aus­si l’une des trois langues offi­cielles de la Répu­blique du Vanua­tu, à éga­li­té avec le fran­çais et l’anglais.
Le mot biche­la­mar vient du por­tu­gais bicho do mar « bêche de mer » qui dési­gnait un ani­mal marin, l’holothurie. En anglais, cet ani­mal est appe­lé sea-slug ou sea cucum­ber ; en fran­çais, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holo­thu­ries étaient un pro­duit consom­mé par les Chi­nois. Leur com­merce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Paci­fique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des tra­fi­quants, les bea­ch­com­bers (« bat­teurs de grève »), allèrent la ramas­ser sur les récifs des îles méla­né­siennes pour la revendre en Chine. La langue par­lée entre ces navi­ga­teurs et les popu­la­tions locales, sorte de sabir à base d’anglais, consti­tue la toute pre­mière forme du futur pid­gin qui allait se répandre dans toute la Méla­né­sie. C’est ain­si que le terme biche­la­mar a fini par dési­gner l’une des variantes de ce pid­gin. La forme bis­la­ma est la pro­non­cia­tion de ce même mot dans le pid­gin lui-même. (source Wiki­pé­dia)

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