Aug 31, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Lorsqu’un auteur est décédé depuis plus d’un siècle et qu’un inédit apparaît sans crier gare sur les étals des librairies, l’excitation est à son comble — toute proportion gardée. Lorsque cet inédit est en plus un roman inachevé et qu’un des plus grands spécialistes de cet auteur propose d’achever le roman en tentant de respecter l’esprit de l’auteur, c’est la curiosité qui pique avant tout. En l’occurrence, c’est l’auteur de l’île au trésor et l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, l’Écossais Robert Louis Stevenson, qui n’a pas terminé cette Malle en Cuir (ou la Société Idéale), qualifié de roman de la bohème par Michel Le Bris. L’histoire de ce livre, c’est avant tout l’histoire d’un catalogue d’enchères dans lequel Le Bris retrouve trace de la vente d’un manuscrit clairement identifié de Stevenson, caché dans les rayons d’une bibliothèque américaine, un nouvelle merveille, mais cette fois-ci il manque tout un pan. Véritable frustration au beau milieu de cette découverte que tout amateur de livres aimerait faire ; l’histoire de cette découverte n’aurait pas déplu à l’auteur…

Plougrescant, Côtes d’Armor, août 2007
Passée la surprise de voir le livre sur l’étal avec son bandeau annonçant un inédit de Stevenson, on se demande quelle légitimité porte Le Bris pour terminer le livre. Il l’annonce dans sa longue préface — de ces préfaces qu’on a envie de lire et de relire, une œuvre à part entière — parfaitement passionnante dans laquelle se dévoile un peu la relation de l’auteur avec Fanny Osbourne, la sauvageonne américaine de dix ans son aînée, et son père Thomas, l’ingénieur calviniste, bâtisseur de phares, comme son grand-père, Robert. Il ne prétend pas venir à la suite de Stevenson, dont il reste un des meilleurs spécialistes, boucler l’histoire, mais proposer une modeste contribution qui aurait sans cela empêché sa publication avec force frustration, dans un style moins enjoué, certes.
Pour apporter un peu de substance à l’histoire, Le Bris a été obligé d’écrire une bonne partie, presque à égalité avec Stevenson. Il m’a semblé à un moment qu’il a dû partir dans une histoire qui nous dévoie de ce qu’a voulu l’auteur, dans des recoins un peu scabreux mais on assiste dans les dernières pages à une dénouement que Stevenson n’aurait pas réfuté, en y faisant intervenir des événements de la vie personnelle de l’Écossais qui finit sa vie dans les îles Samoa, ce qui rend la somme assez cocasse.
Cinq étudiants se complaisant dans une vie médiocre, bohème, sans relief, rencontrent un sixième quidam qui leur suggère de magnifier leur vie en imaginant une société idéale dans une île du Pacifique, partant de rien. Le projet est audacieux, mais ils pourront y arriver avec l’aide du contenu d’une malle pleine de lingots, que le sixième homme, Blackburn, cherche à se procurer auprès d’une vieille châtelaine fortunée. Le décor est dressé. Afin de s’entrainer à cette nouvelle vie qu’ils projettent de vivre, ils décident de partir quelques temps sur une île déserte de la côte est de l’Écosse, au milieu des pierres sèches et de la bruyère et pour toute compagnie un bouc puant…
La suite du roman élaboré par Le Bris est une véritable exercice de style que Stevenson n’aurait pas dédaigné, même si, on est mettrait sa main au feu, il avait certainement autre chose en tête. Quoi ? C’est là le mystère inquiétant qu’il nous a laissé.
Roman de jeunesse, il fait le pont entre le vie européenne de l’auteur et sa future vie aux îles du Navigateur, baptisée par Bougainville et qui deviendra plus tard les Samoa, mais c’est également un texte superbe, plein d’humour et toujours suavement émaillé de descriptions inégalables et de traits de génie…
Il faisait nuit déjà. Les réverbères étaient allumés le long du caniveau, les vitrines des magasins éclairaient les trottoirs, les gens allaient et venaient sous les lumières crues. Une lueur claire encore, si pâle qu’on aurait dit de l’eau, emplissait le ciel à l’occident, et dans les rues tournées vers elles ombres et lumières se livraient comme un combat de spectres. Les maisons découpaient leurs parallélogrammes gris sur les derniers reflets du jour enfui, les lampadaires leurs ovales jaunes, luminescents et sur le pavé rincé par les averses se reflétaient si vivement les splendeurs du ciel gagné par la nuit qu’on aurait cru circuler entre les nuages. Sur les trottoirs mouillés, chaque promeneur marchait en double, qu’accompagnait son ombre, et quand à un carrefour la lumière crue d’un bec de gaz éclairait un visage, ou qu’au détour d’une rue une vitrine se découpait brusquement sur le ciel, quelque chose de sublime et d’infernal s’imposait à l’esprit avec autant de puissance sinon de noblesse que le plus sauvage panorama de montagnes prodigieuses ou d’abyssales vallées.
Par la bouche d’un des étudiants, Le Bris nous emmène sur les chemins de l’imaginaire de Stevenson en nous faisant nous poser cette question de lecteur…
Que deviennent les personnages de papier, une fois le roman achevé ?
Robert Louis Stevenson
La malle en cuir ou la société idéale (The Hair Trunk or The Ideal Commonwealth)
Roman inédit inachevé, fin imaginée par Michel le Bris
Michel Le Bris, Isabelle Chapman (Traducteur)
Gallimard, Du monde entier, 2011
Read more
Aug 30, 2013 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Robert Louis Stevenson a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa santé précaire depuis son plus jeune âge et un emphysème chronique lui rongeant les poumons le forcèrent à quitter le climat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était installé non comme un vulgaire occidental dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réellement venu ici pour terminer son rêve, sa vie et chemin faisant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pendant les dernières années de sa vie construisirent une route jusqu’à sa plantation et lui donnèrent le nom respectueux de Tusitala, le raconteur d’histoires.
Pendant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il continua d’écrire mais dans un style beaucoup plus âpre que celui qu’on lui connaissait, plus sauvage, dans un style qu’on pourrait qualifier de style de la maturité. Mort trop jeune, on ne lui connait finalement pas d’autre envergure et il n’eut pas l’occasion de montrer ce nouveau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sidney Colvin, son (soi-disant) ami et « agent littéraire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son dernier livre, Ceux de Falesa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de circonstance qui demeure aujourd’hui encore complexe à comprendre.

Photo © Marques Stewart
Encore une préface de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situation. Colvin fait tout son possible pour ne pas publier ce que lui envoie Stevenson depuis les Samoa, mais Stevenson ne sait pas pourquoi. Il enrage devant les compromissions que lui demande son agent. Il est question dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le narrateur et une ilienne dont la date doit être censurée, repoussée, pour ne pas choquer les bonnes âmes chrétiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sauvage de la part d’un grand écrivain au succès énorme de son vivant. Il est également aussi question de langage. Stevenson emploie le bêche-de-mer(1) et systématiquement le langage sera corrigé pour revenir vers un anglais traditionnel. D’autre part, il y a fort à parier que derrière cette volonté de censurer se trouve une forte raison politique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoitises de territoire et le fait que Stevenson se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mauvais effet.
Stevenson est un écrivain à succès et son style devenu rude, ses sujets sombres risquent de choquer son lectorat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les raisons officieuses qui ont dû pousser l’ami Colvin à censurer celui qui représentait pour lui une manne financière incroyable. Stevenson n’était certainement pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angleterre, censurée, tronqué, modifié, et de surcroît après la mort de l’écrivain. Pour la première fois, il est restitué ici dans sa version originale, tel que Stevenson l’avait souhaité, et dans l’esprit dans lequel il aurait certainement souhaité voir son œuvre perdurer s’il n’avait succombé à son mauvais état de santé. Stevenson est enterré sur le mont Vaea selon sa volonté et sur sa tombe est inscrite cette épitaphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :
Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heureux ai-je vécu et heureux je suis mort
Et me suis couché ici de mon plein gré.
Ceux de Falesa est un texte à caractère ethnographique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débarqué dans une île pour y faire commerce. Il établit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, incapable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une raison qu’il n’arrive pas à détecter. Il s’avère bien vite que ces Blancs utilisent la ruse pour asservir (une vieille histoire) les iliens en les maintenant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le narrateur va découvrir le pot-aux-roses…
Une nouvelle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Stevenson, moins joyeux, moins optimiste, mais manufacturé dans une langue claire et riche, lumineuse.
Bref, ce que je pouvais faire de mieux était de rester bien tranquille, de garder la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solennité écrasante. La noirceur de la nuit était comme palpable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur malsaine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alentour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brûler la mèche dans le tunnel, la brousse restait aussi silencieuse qu’un tombeau. De temps en temps se produisaient bien des espèces de craquements, mais quant à dire s’ils étaient proches ou lointains, s’ils provenaient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de brisant à des milles de là, j’en étais aussi incapable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explosa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, personne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme chambard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son journal. Puis les ennuis commencèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recouverts d’une charrette de terre et heureux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui formaient l’entrée du tunnel fut carrément projeté en l’air, et retomba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebondit par-dessus le sommet de la colline pour s’écraser au fond de la vallée. Ce qui montre que j’avais mal calculé la distance de sécurité, ou un peu trop forcé sur la poudre et la dynamite, à votre préférence.
Robert Louis Stevenson, Ceux de Falesa
traduit de l’anglais par Eric Deschodt
édition établie et présentée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990
Notes:
(1) Le bichelamar (aussi appelé bichlamar ou — surtout en anglais — bislama) est un pidgin à base lexicale anglaise, parlé au Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides). C’est la langue véhiculaire de cet archipel qui compte, par ailleurs, environ 105 langues vernaculaires ; depuis son indépendance en 1980, c’est aussi l’une des trois langues officielles de la République du Vanuatu, à égalité avec le français et l’anglais.
Le mot bichelamar vient du portugais bicho do mar « bêche de mer » qui désignait un animal marin, l’holothurie. En anglais, cet animal est appelé sea-slug ou sea cucumber ; en français, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holothuries étaient un produit consommé par les Chinois. Leur commerce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Pacifique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des trafiquants, les beachcombers (« batteurs de grève »), allèrent la ramasser sur les récifs des îles mélanésiennes pour la revendre en Chine. La langue parlée entre ces navigateurs et les populations locales, sorte de sabir à base d’anglais, constitue la toute première forme du futur pidgin qui allait se répandre dans toute la Mélanésie. C’est ainsi que le terme bichelamar a fini par désigner l’une des variantes de ce pidgin. La forme bislama est la prononciation de ce même mot dans le pidgin lui-même. (source Wikipédia)
Read more