La Tunique de Glace par William T. Vollmann
William T. VollÂmann, c’est un peu l’éÂcriÂvain fou. PhyÂsique de bĂ»cheÂron aux oriÂgines consanÂguines, habillĂ© comme s’il reveÂnait de l’éÂquarÂrisÂsage des cheÂvaux perÂdus dans les monts tĂ©nĂ©Âbreux du MonÂtaÂna, l’éÂcriÂvain est un perÂsonÂnage hors-norme. Hors-norme ausÂsi est son Ĺ“uvre, comÂpoÂsĂ©e de pavĂ©s surÂnuÂmĂ©Âraires en terme de pages, mais sa proÂlixiÂtĂ© cache Ă demi-mots le souÂhait d’exÂhuÂmer de l’hisÂtoire de son pays les oriÂgines d’un phĂ©ÂnoÂmène polyÂmorphe qui tourne autour de l’inÂvesÂtisÂseÂment par l’EuÂrope des terres amĂ©ÂriÂcaines, la civiÂliÂsaÂtion en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet Ă©norme proÂjet des « sept rĂŞves », dont La tunique de glace est le preÂmier volet. L’auÂteur est clair, perÂsonne n’est obliÂgĂ© de les lire dans l’ordre, mais la fresque est lĂ , Ă disÂpoÂsiÂtion, mĂŞme si elle n’est pas encore terminĂ©e.
[audio:fram.xol]RagnÂheiður GrönÂdal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)

William T. VollÂmann en 2005. PhoÂto Kent Lacin / pour LA Times
Pour reveÂnir au livre lui-mĂŞme que je n’ai pas encore terÂmiÂnĂ©, c’est une immense Ă©poÂpĂ©e qui remonte aux preÂmiers temps des grandes sagas vikings et islanÂdaises depuis les oriÂgines sombres jusÂqu’au frĂ©ÂmisÂseÂment de la dĂ©couÂverte de ce terÂriÂtoire inconÂnu, presque mythique qu’est le VinÂland, qu’on appelÂleÂra plus tard l’AÂmĂ©Ârique, mais qui n’est cerÂtaiÂneÂment que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent. Le texte s’apÂpuie sur des sources rĂ©elles et en fait une synÂthèse bouillonÂnante d’hisÂtoires entreÂcroiÂsĂ©es, du temps des preÂmiers colons mais ausÂsi dans les temps contemÂpoÂrains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal Ă comÂmenÂcer le livre, parce qu’il me semÂblait trop absÂtrait, trop toufÂfu, je trouve l’éÂcriÂture non pas belle, mais sauÂvage, ardue parÂfois, terÂriÂbleÂment terÂrienne, c’est une Ă©criÂture orgaÂnique et senÂsuelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une Ă©criÂture chaÂmaÂnique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait granÂdiose qui n’a qu’une seule vocaÂtion, parÂler de la boue…
Le havre de son âme, la baie de FunÂdy 1987
L’herbe, ausÂsi marÂron que si elle avait mariÂnĂ©, est tout aplaÂtie par la main Ă©norme de la marĂ©e. Il s’en Ă©tend une plate Ă©tenÂdue Ă perte de vue. La moiÂtiĂ© du temps, elle est recouÂverte par la mer, et l’eau est pareille au cliÂmat, et l’on ne peut disÂcerÂner la nature proÂfonde de FreyÂdis, mais comme la marĂ©e s’est Ă prĂ©Âsent retiÂrĂ©e, nous pouÂvons avanÂcer et pĂ©nĂ©Âtrer loin Ă l’inÂtĂ©Ârieur de FeryÂdis, nos pas s’enÂfonÂçant dans cette herbe Ă©lasÂtique et accueillante, criÂblĂ©e çà et lĂ de floÂcons de boue Ă©pars ; il y a de la boue dans les petits mĂ©andres remÂplis d’une eau de mer couÂleur de vinaigre. Dans ces mĂ©andres, l’eau est très calme, reflĂ©Âtant les herbes qui la surÂplombent, sauf aux endroits oĂą des accrĂ©Âtions d’algues flottent, comme disÂsoutes, et barÂbouillent le tableau. Les mĂ©andres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est difÂfiÂcile d’aÂperÂceÂvoir la moindre vague. Une herbe verte et luxuÂriante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises surÂvolent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins morÂceaux d’arÂdoise poinÂtus. – A la lisière de l’herbe brune s’aÂlignent des petits monÂtiÂcules de boue duveÂteuse, qu’on pourÂrait prendre Ă preÂmière vue pour les restes Ă©pars de quelque aniÂmal mort. Puis surÂvient une petite butte boueuse, monÂtant jusÂqu’à la taille, du haut de laquelle on peut aperÂceÂvoir une plaine de boue grise et dĂ©tremÂpĂ©e, piqueÂtĂ© de chaume vert, tachĂ©e d’algues vertes et d’arÂgile rouge, parÂseÂmĂ©e de pierres et de flaques duveÂteuses suinÂtantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque comÂplèÂteÂment, avec un bruit humide et visÂqueux. Cette boue a la consisÂtance de la diarÂrhĂ©e. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelĂ©e, et rĂ©vèle un lit de sable ; on peut y aperÂceÂvoir de minusÂcules coquillages blancs. – Il est posÂsible de sauÂter sur les bancs de terre humide et marÂbrĂ©e de quelque cours d’eau Ă©troit et de se tenir debout sur la boue dans l’esÂpoir de voir l’oÂcĂ©an enfui, mais alors l’herbe se dĂ©robe et l’on glisse inexoÂraÂbleÂment, de longs cheÂveux d’herbe brune accroÂchĂ©s aux chausÂsures, dans les proÂfonÂdeurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long filaÂment vert d’algues Ă moiÂtiĂ© disÂsoutes, preÂmier indice annonÂciaÂteur de la marĂ©e monÂtante. Tout sera bienÂtĂ´t disÂsiÂmuÂlĂ© de nouveau.
Bien Ă l’inÂtĂ©Ârieur des terres, debout sur un solide prĂ© d’herbe et de pisÂsenÂlits, on pourÂrait croire qu’on a mis derÂrière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’iÂnexÂpliÂcables empiÂleÂments de floÂcons rocheux, chaÂcun de ces floÂcons plus fin qu’une tuile au ginÂgembre, et l’on comÂprend que l’on ne s’en est pas encore dĂ©barÂrasÂsĂ© et qu’on ne s’en dĂ©barÂrasÂseÂra jamais.
William T. VollÂmann, La Tunique de Glace
TraÂduit de l’anÂglais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, colÂlecÂtion Lot 49, 2013