Il fait froid. Il fait froid et j’aime ça. Les minutes s’égrènent comme des instantanés noircis par le temps…
[audio:gagauski.xol]Gagauski in Mare Nostrum (Hesperion XXI et Montserrat Figureras)
Il y a deux jours de cela, grâce au froid, j’ai redécouvert le plaisir de marcher en affrontant l’air glacial dans ma tenue des déserts de glace. Le vent dans les yeux, les oreilles sous la capuche. En fait, sans m’en rendre compte, cette habitude que je m’étais donnée quand j’allais tous les jours à la gare à pied s’est annulée quand j’ai changé de travail. La sédentarisation m’a fait prendre du poids. Il est temps de profiter de l’hiver pour changer de cap.
On découvre dans la marche la vigueur immense des nuits étoilées, des énergies élémentaires, et nos appétits suivent : ils sont énormes, et nos corps sont comblés. Quand on claqué la porte du monde, on n’est plus tenu par rien : les trottoirs ne collent plus au pas (le parcours cent mille fois répété, du retour au bercail). Les carrefours tremblent comme des étoiles hésitantes, on redécouvre la peur frissonnante de choisir, la liberté comme un vertige.
J’ai passé beaucoup de temps dans le train aussi, je ne me rappelais plus à quel point on avait le temps de lire dans le train, de lire et de rêver, de vaquer, de croiser le regard des filles ou de regarder les jambes des filles qui se croisent, d’échanger des sourires avec les filles qui croisent leurs jambes au détour de nos regards qui se croisent, jusqu’à en perdre mon chemin et me retrouver dans un train qui n’était pas le bon ; il m’a fallu quatre stations avant de me rendre compte que j’étais en train d’errer. Alors j’ai marché à nouveau, attendu dans le vent froid, puis lu encore, sans fin. La fatigue n’avait pas de prise sur moi, comme si le froid ne faisait que me fortifier.
Au musée de Cluny (on ne dit plus ça, mais Musée National du Moyen-âge), je me suis pris d’envie d’être gardien de musée pour pouvoir errer dans les salles, pour contempler les plus beaux objets et passer le reste de mon temps à bouquiner. Les choses ne sont certainement pas comme ça, mais on a le droit de rêver, non ? L’odeur de cire des parquets, les courants d’air de la chapelle, les lumières crues sur les cartels, tout ceci a quelque chose de rassurant.
Et puis au retour, à nouveau la marche dans le froid, à marche forcée, les muscles des jambes tendus pour marcher à bonne allure, de légers tiraillements et les narines frémissantes expulsant l’air vaporeux dans le vent froid et ensoleillé. Il fait bon marcher, je prends tout ça pour moi, égoïstement et sans partage.
Ici, dans cet ailleurs entre un endroit et un autre, je ne suis personne.
En marchant, on échappe à l’idée même d’identité, à la tentation d’être quelqu’un, d’avoir un nom et une histoire. Être quelqu’un, c’est bon pour les soirées mondaines où chacun se raconte, c’est bon pour les cabinets de psychologues.
Citations extraites de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Champs Essais.
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